Tout peut-il être objet d’échanges ? (problématique)

 


Il s'agit d'un phénomène social fondamental. En fait s'il n’y avait pas d'échanges, il n'y aurait pas de société. Il y a des échanges parce que l'individu est incapable de survivre seul. L'homme a toujours vécu en société, il est "un animal sociable" comme le dit Aristote. De fait les échanges s'effectuent à tous les niveaux : entre les individus, entre les individus et la société, entre groupes sociaux, et même entre différentes cultures.

On échange de tout : des marchandises, de l'argent, des coups et des insultes, des baisers, des services, des paroles etc.

Pourtant l'échange est un type de relation humaine spécifique, qu'il faut distinguer soigneusement de la prise de possession d'un côté, du don de l'autre. La possession résulte d'un rapport de force, c'est une appropriation unilatérale. Le don est lui aussi unilatéral : il résulte de la décision d'offrir un bien ou un service sans rien réclamer en échange.

Au contraire l'échange proprement dit est bilatéral, réciproque. Il consiste à donner une chose pour en recevoir une autre de valeur égale. Ce qui implique que l'on dispose d'une mesure commune pour pouvoir comparer les choses échangées. Cette mesure est conventionnelle, par exemple dans les échanges économiques, c'est l'argent. L'échange est librement consenti (contrairement à la prise de possession violente) mais il est donc soumis à des règles (contrairement au don) : c'est en ceci que l'échange est si étroitement lié à l'organisation sociale et à ses règles.

Il est possible de distinguer deux types d'échanges, ou plus précisément (tellement ils sont imbriqués) deux dimensions de l'échange : l'échange économique et l'échange symbolique. L'échange économique est l'échange de biens matériels liés à la survie, à la production et au travail, au bien-être, mais ce type d'échange concerne aussi bien les services (vendre un travail justement). Par ailleurs ils peuvent concerner les biens immatériels dotés d'une valeur symbolique (une œuvre), à partir du moment où un support-objet existe bien (un fichier numérique est un "objet"). Nous verrons que la discrimination essentielle à propos des échanges économiques se fait à partir de la distinction entre valeur d'usage et valeur d'échange.

Certes les échanges symboliques semblent davantage immatériels, ou liés aux services, mais en réalité ce qui les caractérise est bien leur dimension symbolique, c'est-à-dire qu'ils se composent avant tout de signes (à commencer par le langage) et qu'ils sont porteur de significations : échanger des discours dans un colloque, échanger des politesses dans une assemblée, échanger un regard lors d'une première rencontre… Ils n'ont pas d'abord une valeur économique, objective et mesurable, mais surtout une valeur humaine et sociale, en grande partie subjective c'est-à-dire qu'ils ne sont pas comptables ou mesurables mais seulement interprétables. Même s'ils répondent à des désirs plutôt qu'à des besoins, les échanges symboliques ne sont pas moins essentiels que les échanges économiques, et ils sont probablement apparus en même temps. L'homme en tant qu'être culturel, donc en tant qu'il est homme et pas seulement animal, a toujours connu des échanges symboliques. Ou si l'on préfère les échanges économiques ont d'emblée été pourvus, diversement et inégalement, d'une valeur symbolique. On pense d'ailleurs que le mot (langage articulé) est apparu en même temps que l'outil.


On échange de tout, disions-nous, mais… tout peut-il être objet d'échange ?  En réalité plusieurs questions se posent qui induisent différents types de positions.

La position la plus fréquente consiste à remettre en cause la généralité et la suprématie apparente des échanges économiques, ce qui correspond à la question : "tout peut-il être acheté et vendu ?" L'existence d'échanges symboliques fait pencher vers une réponse négative. L'on comprend bien que si dans un contexte social tout ce qui est humain peut se prêter aux échanges, cela ne signifie pas que tout puisse être monnayé, acheté ou vendu. Cela reviendrait à ignorer la dimension symbolique qui, d'une part accompagne tout échange (même économique) et qui, d'autre part, caractérise en propre certains types d'échanges, ceux qui s'effectuent par le langage. Par ex. : éduquer ses enfants, donner son temps à l’autre, donner de l'amour et en recevoir. Seulement si tout échange suppose un étalon et une mesure commune, qu'est-ce qui peut empêcher de ramener tout échange symbolique à un échange de type économique, mesurable et monnayable ? 

Une autre position consiste à remettre en question la bilatéralité de l'échange et donc à postuler l'existence du don gratuit, unilatéral. Seulement un tel don ne serait plus un échange justement. De plus, qu'est-ce qui peut empêcher qu'un geste que je considère comme un don gratuit (je porte le panier d'une vielle dame, c'est un service qui me semble naturel) ne se transforme - presqu'à mon corps défendant - en un échange (je reçois un "merci" assorti d'un sourire, des biens purement symboliques) ? Un don peut-il rester isolé, unilatéral, ou implique-t-il toujours un contre-don, comme une question appelle nécessairement une réponse ? 

C'est pourquoi la question que nous posons, "tout peut-il être objet d'échange ?" va encore au-delà, elle demande si la vie tout entière est échange… Y a-t-il des aspects de l'essence de l'homme ou de son existence qui ne se prêtent tout simplement pas aux échanges, qui sont destinés à rester en-soi ? Mais si la société est le lieu de tous les échanges, cela implique-t-il que certains aspects de la vie humaine échappent à la vie sociale ?

L’on pourrait soutenir qu'un certain nombre de qualités humaines ou de "biens moraux" ne se prêtent à aucun échange, parce qu'ils ne seraient pas conditionnés par la vie sociale et appartiendraient de droit, nativement pourrait-on dire, à l'individu. Or cela n’a rien d’évident ! Essayons toujours…

Nul ne peut aliéner (vendre, perdre délibérément) sa liberté par exemple. Ni même l'échanger contre autre chose. Certes, on ne parle pas de la liberté d'action que l'on accepte de réduire et même d'aliéner dans le cadre d'un travail. Mais il ne s'agit que d'un prêt, d'une location temporaire de sa liberté d'action, de sa force de travail, et de son temps - le contraire serait de l'esclavage. Quant à la liberté fondamentale, la liberté de conscience, elle est inaliénable. Non seulement parce que cela contreviendrait aux droits humains fondamentaux, mais encore parce que cette liberté, si elle existe, ne se décrète pas : au-delà de sa protection légale (qui donne l'impression que l'État "accorde" les libertés, et les protège), la liberté est une donnée immédiate de la conscience et même probablement de la vie. C'est cela, ou bien elle n'existe pas… mais dans ce cas, l'on ne peut pas davantage la donner ou la vendre… et l’on se retrouve à devoir accorder que tout ce dont on jouit dans la vie peut être objet d’échange !

Ultime argument : nul ne peut acheter ou vendre le désir ou l'amour pour un autre être humain. On peut encore simuler de l'amour, mais pour le désir c'est plus difficile… Dans tous les cas, cette forme d'échange resterait un marché de dupes : ce ne serait point une chose réelle que l'on vendrait, mais une illusion. De plus il semble bien que ce sentiment qu’est l’amour et cette tendance qu’est le désir peuvent être unilatéraux, donc effectivement échapper à l’échange. Encore faudrait-il que leur réalité, que leur consistance psychologique et donc personnelle soit assurée ! Les philosophes matérialistes sont prêts à les réduire à quelques mouvements hormonaux facilement modifiables et réversibles. 

En bref l’on ne peut échanger (économiquement ou non) que des biens ou des symboles, tout ce qui appartient en propre à la personne, ce qui la constitue comme telle, échapperait définitivement à l'échange. Toute la difficulté, toute la problématique - que nous n’avons fait qu’esquisser, sans la trancher - est de savoir si quelque chose de la personne existe “en soi et par soi”, suffisamment pour s’affranchir d’un échange par définition bilatéral. Si l’on admet la possibilité de relations essentielles, univoques, de l’ordre du don, il s’agira d’en assumer les  présupposés métaphysiques, à savoir l’existence d’un “grand Autre” modèle d’une telle relation…

dm