Théorie et expérience. La méthode expérimentale selon Claude Bernard

 


Théorie + expérience = connaissance (rationalisme, empirisme, criticisme).

Théorie et Expérience sont les deux aspects d’une connaissance objective et scientifique. Cette opposition reprend, à l’intérieur de l’investigation scientifique, l’opposition générale de la Raison et du Réel. L’objet « réel » de la science est le monde physique ou vivant, parfois humain. La théorie est un ensemble cohérent de thèses et de lois explicatives, applicables à un domaine donné du Réel. L’expérience est au premier sens la mise en relation du sujet avec le Réel par l’intermédiaire des sens (intuition sensible, perception) ; elle peut désigner d’une façon très générale le « vécu » d’une personne ; mais surtout dans le cadre de l’expérimentation scientifique, l’expérience est une façon de tester et de vérifier la théorie.

Avant que la corrélation théorie expérience ne soit clairement établie, deux grandes doctrines philosophiques se sont affrontées sur la question de savoir si la connaissance du réel relevait plutôt de la théorie ou plutôt de l’expérience. Ces deux doctrines sont le rationalisme et l’empirisme. 1) Le rationalisme fait procéder la connaissance de principes a priori. Si l’on tient à l’expérience, selon Spinoza, "on ne percevra jamais autre chose que des accidents dans les choses de la nature, et de ces derniers nous n'avons d'idée claire que si les essences nous sont d'abord connues." 2) A l’inverse, l’empiriste Hume déclare : "toutes les lois de la nature sans exception se connaissent seulement par l'expérience." 3) Une fois de plus la solution est apportée par le criticisme de Kant : celui-ci montre bien que la connaissance ne saurait dériver entièrement de l'expérience : ses énoncés, en tant qu'ils ont universels, ne sauraient reposer sur elle. La connaissance procède donc d’un composé d’expérience et de concepts a priori de l’entendement : « Si toute notre connaissance débute AVEC l'expérience, cela ne prouve pas qu'elle dérive toute DE l'expérience, car il se pourrait bien que même notre connaissance par expérience fût un composé de ce que nous recevons des impressions sensibles et de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement excité par des impressions sensibles) produit de lui-même... » De ce fait, théorie et expérience sont requises toutes deux pour définir une connaissance objective. 

Dans le texte suivant Friedrich Hegel fait une série de distinctions fondamentales dégageant le processus de la connaissance : d’abord la perception toujours singulière qui est l’origine de la connaissance, puis l’expérience qui la généralise (non pas ici au sens d’expérimentation, mais comme perception répétée et vérifiée), ensuite la conception qui en donne la cause ou la raison et enfin la conscience qui reste le « fondement » et la condition ultime pour que l’on puisse parler de connaissance.

« La source première de notre connaissance est l'expérience. Pour qu'il y ait expérience, il faut, absolument parlant, que nous ayons perçu une chose elle-même. Mais on doit, en outre, distinguer perception et expérience. D'entrée de jeu la perception ne contient qu'un unique objet qui est maintenant, de façon fortuite, ainsi constituée, mais qui, une autre fois, peut être autrement constituée. Or, si je répète la perception et que, dans cette perception répétée, je remarque et retienne fermement ce qui reste égal à soi-même en toutes ces perceptions, c'est là une expérience. L'expérience contient avant tout des lois, c'est-à-dire une liaison entre deux phénomènes tels que, si l'un est présent, l'autre aussi suit toujours. Mais l'expérience ne contient que l'universalité d'un tel phénomène, non la nécessité de la corrélation. L'expérience enseigne seulement qu'une chose est ainsi, c'est-à-dire comme elle se trouve, ou donnée, mais non encore les fondements ou le pourquoi. (...) Si l'on veut connaître ce qu'est véritablement une rose, un œillet, un chêne etc., c'est-à-dire en saisir le concept, il faut tout d'abord saisir le concept supérieur sur lequel se fondent ces êtres, ici par conséquent le concept de plante ; et, pour saisir le concept de plante, il faut derechef saisir le concept plus élevé d'où dépend le concept de plante, c'est-à-dire le concept de corps organisé. - Pour avoir la représentation de corps, de surfaces, de lignes et de points, il est nécessaire d'abord qu'on ait la représentation de l'espace, car l'espace est l'universel tandis que les corps, les surfaces, etc., ne sont que des déterminations particulières dans l'espace. De même l'avenir, le passé et le présent présupposent le temps comme leur fondement universel, et la même règle vaut aussi pour le droit, pour le devoir et pour la religion, déterminations particulières de la conscience qui en est le fondement universel. » (Hegel, Propédeutique philosophique)

 

L’introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865), de Claude Bernard.

Selon les termes de Claude Bernard : « La méthode expérimentale considérée en elle-même, n’est rien d’autre qu’un raisonnement à l’aide duquel nous soumettons méthodiquement nos idées à l’expérience des faits. » Le raisonnement expérimental se décompose en trois étapes :

1) D'abord il y a l’observation des faits relatifs au domaine étudié par le savant. Ces faits doivent paraître énigmatiques et demander une explication inédite, autrement dit l’observation inclut la perception d’un problème. C’est pourquoi la méthode n’est nullement inductive, l’observation par elle-même n’apprend rien mais interroge au regard d’une théorie ancienne qui doit être connue.

2) Ensuite est élaborée une hypothèse valant comme "explication anticipée", à la fois suggérée par les faits et inventée par le savant, hypothèse qui conduit à un remodelage de la théorie. La démarche est donc hypothético-déductive : on formule une hypothèse comme solution anticipée d’un problème.

3) Enfin a lieu l'expérimentation proprement dite, c’est-à-dire l'élaboration d'un montage savant (= nécessitant de connaître les théories afférentes au problème), qui permettra d'éprouver la validité de l'hypothèse. Mais comme dispositif technique, l’expérimentation n’est qu’une application de la théorie globale servant de référence et d’une certaine façon elle en fait partie : son pouvoir de sanction par rapport à la théorie est donc limité ! Enfin elle donne lieu à une seconde observation qui s’avère concluante ou non.

Les lois et les faits. - On en arrive à cette affirmation de Gaston Bachelard (20è) : « Rien n'est donné, tout est construit », phrase qui rejoint le dicton : « les faits sont faits ». La science cherche à expliquer les phénomènes, ce qui apparaît à chacun, et une fois expliqués par la théorie, ceux-là deviennent des faits établis, reconnaissables, en tant que vérifiés par l'expérience. Pour cela il aura fallu entre-temps établir une loi des phénomènes observés. Une loi est un rapport constant entre des phénomènes qui justement les explique, en ce sens qu'il est possible, dans une certaine mesure, de les prédire, ou même de les provoquer. Le rapport entre les lois et les faits semble analogue à celui de la théorie et de l'expérience.

dm