Sur quoi l’idée de Justice est-elle fondée ?

 


A) Le mythe d’une Justice éternelle et préétablie

 

Nous allons d’abord nous demander s’il existe quelque part un « modèle » pré-établi de justice, une sorte de référence qui serait l’origine de la justice ou des Valeurs qui nous semblent justes. Mythe ou illusion d’une justice parfaite qui existerait à l’origine et qui serait à retrouver.

 

1. — Une justice naturelle ? 

a) La justice comme « ordre naturel des choses » ?

Cicéron (auteur latin) parle d’une « loi éternelle et invariable valide pour toutes les nations et en tout temps », ou encore d’une « règle suprême inscrite dans la nature ». Cicéron, comme ses maîtres les philosophes stoïciens, évoque ici une Nature se confondant avec une sorte de Raison cosmique incluant l’être humain, une harmonie parfaite, de sorte que la « règle » dont il parle vaut à la fois pour ce qui « est » (les faits naturels) et ce qui « doit être » (les valeurs humaines), puisqu’au fond l'homme sage ne doit vouloir que ce qui est naturellement ! Cicéron adopte le précepte stoïcien : « il faut vivre en conformité avec la nature ».

Cette idée était largement partagée dans l’antiquité. Il est tout à fait vrai de prétendre que les philosophes ont toujours proposé une conception rationnelle de la justice, opposée à tout mythe et à toute croyance. Mais il est tout aussi vrai que, dans le contexte antique, toute « raison » et tout « bien » en général sont rapportés à une certaine « harmonie », ou à un certain « ordre » essentiel ; de sorte qu’est appelée juste une chose qui vit selon son être propre et qui se tient à sa place naturelle ; est dite injuste une chose qui s’en écarte. La justice est synonyme d’Ordre, et même d’Ordre Naturel. Et même si « techniquement », comme nous allons le voir avec Aristote, le principe d’égalité reste une clef pour le concept de justice, la pensée antique met plutôt en avant l’idée de hiérarchie et donc une certaine inégalité entre les êtres au service de l’harmonie universelle. Cette harmonie est à comprendre comme étant à la fois naturelle et rationnelle. Ainsi selon Platon la justice est respectée, dans une cité, lorsque les sages dirigent, lorsque les courageux leur obéissent, et lorsque le peuple travaille. De même au plan individuel, le juste est celui dont chaque faculté de l’âme occupe sa fonction propre, c’est-à-dire celui dont la raison (partie haute de l’âme) soumet le courage (partie médiane de l’âme), qui à son tour résiste aux désirs (partie basse de l’âme). On peut donc parler d’un ordre rationnel parce que, dans chaque cas, l’ensemble doit être soumis à la raison. Mais l’on peut parler d’un ordre naturel parce que cet ordre dépasse la seule raison individuelle et va au-delà de la seule humanité. Dans le texte ci-dessous, Platon s’efforce de définir la justice par la détermination essentielle du propre et de l’impropre, jusqu’à la composition d’une parfaite harmonie.

PLATON, La République (livre IV, 443c-444b) - « SOCRATE : Alors, Glaucon, c’était donc là – et c’est pourquoi cela nous a été profitable – une sorte d’image de la justice, à savoir que celui qui est par nature cordonnier a raison de faire le cordonnier, et de ne faire rien d’autre, et celui qui est charpentier de faire des charpentes, et ainsi de suite. 

GLAUCON : Oui, c’est ce qui apparaît. – Et à la vérité c’est bien quelque chose de tel, apparemment, qu’était la justice, non pas toutefois relativement au souci extérieur qu’on prend de ses propres affaires, mais relativement au souci intérieur, de ce qui concerne véritablement l’homme lui-même et ce qui est à lui : que l’homme juste ne laisse aucun des éléments en lui s’occuper des affaires d’autrui, ni les races qui sont dans son âme s’occuper de tout en empiétant les unes sur les affaires des autres, mais qu’il détermine bien ce qui lui est réellement propre, se dirige et s’ordonne lui-même, devienne ami pour lui-même, et harmonise ces parties qui sont trois, tout à fait comme les trois termes d’une harmonie (…) Il nomme sagesse la connaissance qui contrôle cette façon d’agir ; et il nomme au contraire action injuste celle qui à chaque fois détruit cette façon d’être, et manque de connaissance la croyance qui de son côté contrôle cette action. »

b) La justice comme « droit du plus fort » ?

Certains auteurs prétendent indexer le droit humain sur la loi naturelle, au sens banal de droit du plus fort. Mais cela n’a jamais été l’avis des vrais philosophes, même antiques, seulement des sophistes. C’est le cas notamment du sophiste grec Calliclès, qui condamne le fait que les lois humaines protègent systématiquement les faibles, niant par-là aux forts le droit d’exprimer leur puissance, et donc « de faire briller dans tout son éclat la justice telle qu’elle est selon la nature ».

PLATON (4-5è s. av. J.C), Gorgias « CALLICLES - Certes, ce sont les faibles, la masse des gens, qui établissent les lois, j'en suis sûr. C'est donc en fonction d'eux-mêmes et de leur intérêt personnel que les faibles font les lois, qu'ils attribuent des louanges, qu'ils répartissent des blâmes. Ils veulent faire peur aux hommes plus forts qu'eux et qui peuvent leur être supérieurs. C'est pour empêcher que ces hommes ne leur soient supérieurs qu'ils disent qu'il est vilain, qu'il est injuste, d'avoir plus que les autres et que l'injustice consiste justement à vouloir avoir plus. Car, ce qui plaît aux faibles, c'est d'avoir l'air d'être égaux à de tels hommes, alors qu'ils leur sont inférieurs. Et quand on dit qu'il est injuste, qu'il est vilain, de vouloir avoir plus que la plupart des gens, on s'exprime en se référant à la loi. Or, au contraire, il est évident, selon moi, que la justice consiste en ce que le meilleur ait plus que le moins bon et le plus fort plus que le moins fort. Partout il en est ainsi, c'est ce que la nature enseigne, chez toutes les espèces animales, chez toutes les races humaines et dans toutes les cités ! Si le plus fort domine le moins fort et s'il est supérieur à lui, c'est là le signe que c'est juste. De quelle justice Xerxès s'est-il servi lorsqu’avec son armée il attaqua la Grèce (1), ou son père quand il fit la guerre aux Scythes ? Et encore, ce sont là deux cas parmi des milliers d'autres à citer ! Eh bien, Xerxès et son père ont agi, j'en suis sûr, conformément à la nature du droit - c'est-à-dire conformément à la loi, oui, par Zeus, à la loi de la nature -, mais ils n'ont certainement pas agi en respectant la loi que nous établissons, nous ! » 

Il suffira de pointer le cynisme et la logique défaillante dont fait preuve le sophiste dont le but est simplement de persuader et d’impressionner, nullement d’établir un principe rationnel de justice. La méthode du sophiste n’est pas réflexive mais seulement analogique, prenant modèle sur la nature. De plus le but de son discours n’est pas la vérité mais l’efficacité : il s’agit simplement de justifier une domination de fait.

Or qu’est-ce que l’« état de nature » ou qu’est-ce que la « loi de la nature » ? Rien d’autre que la loi de la conservation de soi, la nécessité pour tout être de préserver sa vie, son intégrité, son champ d’action, fût-ce en l’augmentant et donc en dominant les autres : bref ce qu’on appelle couramment « la loi du plus fort ». Calliclès revendique cette loi, ou plutôt cet état de fait, et semble penser qu’il serait favorable aux hommes. Mais alors à quoi cela servirait-il d’établir des lois ? Pourquoi ne pas simplement « laisser faire » ? Or c’est ce qu’un authentique philosophe ne peut pas accepter. 

D’après le philosophe anglais Thomas Hobbes (17è s.), dans l’état de nature règne seulement « la guerre de tous contre tous » (bellum omnia contra omnes), et « l’homme [y] est un loup pour l’homme » (Homo homini lupus es : formule qu’on trouve en premier chez le latin Plaute). Dans ces conditions, chacun voudrait s’octroyer – librement (ce serait donc un droit et plus seulement une loi) - le « droit naturel » d’agir en fonction de cette loi, notamment pour dominer les autres. C’est que si la loi naturelle est la même pour tous, le droit naturel de chacun entre immédiatement en conflit avec celui d’autrui. Cela conduit le même Hobbes à préconiser un système social ou chacun accepterait (idée de contrat) d’abandonner son droit naturel pour le soumettre à la volonté d’un seul (monarque ou assemblée), lequel disposerait d’un pouvoir absolu, toujours préférable à l’anarchie : en somme il vaudrait mieux subir la tyrannie d’un seul plutôt que de risquer la violence de tous…

En réalité nous sommes obligés de maintenir une distinction entre deux types de lois, qui ne répondent pas au même concept ni à la même logique : la loi naturelle d’une part, la loi humaine d’autre part. La première dicte ce qui est : la nécessité naturelle (cela ne peut pas être autrement) ; la seconde dicte ce qui doit être : l’obligation morale et juridique (cela peut être autrement : on peut nuire à autrui, le voler ou le tuer, mais il ne le faut pas). La première est depuis toujours déjà là, naturellement, la seconde est instituée par convention, historiquement et culturellement.

Nous verrons plus loin qu’il existe une notion différente du « droit naturel », qui ne prétend pas s’inspirer de l’état de nature, mais plutôt être conforme à la nature humaine (ce qui est bien différent) dans ce qu’elle a de spécifique, fondant une vraie égalité entre les hommes au nom de la raison, la conscience, la liberté.

 

2) Une justice surnaturelle ?

 

S’il n’y a pas de justice dans la nature, pas de justice naturelle, peut-être aurons-nous plus de chance du côté du surnaturel… 

Que disent les religions ? Elles affirment que Dieu, dans son infinie sagesse, ne peut que vouloir faire régner une Loi juste, la Sienne. 

Ceci concerne particulièrement les trois monothéismes fondés sur une Révélation, qui se définit justement comme la transmission d’une Loi, par une Parole et par des Écritures. 

Certes le monde a connu des sociétés où la justice était dictée par les prêtres. L’Église, au cours de son histoire, a elle-même institué des tribunaux spéciaux (Inquisition) pour condamner les hérétiques…

Certes, encore de nos jours, les lois de certains Etats s’inspirent des règles religieuses – implicitement ou explicitement. Le Président des Etats-Unis ne prête-t-il pas serment sur la Bible ?

Reste que là encore nous avons à faire à deux logiques, deux types de lois très différentes, s’opposant comme s’opposent la foi et la raison : la première est censée se situer au-delà de la seconde, la foi n’a pas besoin d’être justifiée par la raison, même si beaucoup de philosophes s’y sont essayés.

Mais inversement, la raison n’a pas besoin de la foi pour s’exercer, par conséquent les lois humaines doivent pouvoir être justes sans entretenir une référence religieuse.

Les lois civiles restent fondamentalement distinctes des règles religieuses. La règle religieuse est par définition éternelle, dictée par Dieu ; la règle de droit est par définition temporelle, limitée dans le temps et dans l’espace, promulguée par les hommes seuls. Par ailleurs la loi religieuse définit les devoirs (unilatéralement) de l’homme envers Dieu ; la loi juridique définit les devoirs réciproques des hommes entre eux. Ce sont bien deux logiques radicalement différentes.

Si l’on prétendait appliquer des règles religieuses dans tous les domaines de la vie civile, l’on passerait indûment (du point de vue religieux lui-même) du dogme (légitime) au dogmatisme et au fanatisme. 

On peut aussi considérer (doctrine du « déisme ») que Dieu, créateur du monde, ne s’occupe pas directement de la justice humaine…

Dans d’autres traditions (par ex. grecque ou romaine), la justice divine se présente plutôt sous la forme du Destin, qui assure à chaque mortel le sort qu’il mérite. Sous la plume du poète grec Sophocle, la justice divine apparaît comme une obligation absolue transcendant les lois humaines. Elle nous plonge dans le monde du “sacré” où règne une justice terrible et inviolable. Son célèbre personnage, Antigone, n’hésite pas en effet à contrer le roi Créon (représentant le droit terrestre), qui refuse à Polynice, le frère de celle-ci une digne sépulture. Antigone invoque le droit sacré d’enterrer les morts (« Loi qui n’est ni d’aujourd’hui ni d’hier, qui est éternelle et dont personne ne connaît l’origine ») et désobéit. Elle le paiera de sa vie.

Mais le respect du “sacré” n’implique pas forcément la religion. Bien sûr, donner une sépulture aux morts est un droit et un devoir « sacré » au sens religieux, si le salut « éternel » du défunt en dépend. Le respect d’une sépulture, le droit à la sépulture peut aussi bien marquer le respect pour la mémoire du défunt. Qu’il y ait des « choses sacrées », cela peut s’entendre simplement du point de vue moral, voire affectif. Les « Droits de l’Homme » sont présentés comme « sacrés » par leurs rédacteurs, etc.

 

B) Les principes rationnels de la justice (Aristote, Ethique à Nicomaque)

 

1) Le principe d’égalité (Egalité et proportionnalité)

 

Et cependant, du point de vue philosophique, il s’agit toujours de renoncer au mythe et de fonder la justice en raison. C'est ce que fait Aristote dans L’Ethique à Nicomaque. La raison va chercher à établir une mesure, un équilibre - et non une exclusivité, un privilège fondé sur une croyance. L’idée de justice repose tout entière sur un rapport d’égalité entre deux termes : le juste est toujours le milieu par rapport à des extrêmes. Ce milieu détermine nécessairement deux parts égales, et c’est en cela que réside la justice. Aristote dit encore que la justice se situe au milieu entre l’injustice que l’on commet et celle que l’on subit. Il n’y a pas, d’un côté le juste, de l’autre l’injuste (comme le dogmatisme d'une justice absolue le stipulerait), mais aux deux côtés opposés est l’injuste, tandis que le juste est au milieu. La justice implique donc la justesse d’un certain rapport. 

Cependant la seule égalité de deux termes ne suffit pas pour faire concevoir la justice. Pour passer de la justesse (mathématique) à la justice, il faut concevoir le rapport des hommes avec les choses et après coup redéfinir le rapport des hommes entre eux. L'idée même de justice s'applique aux hommes par rapport à ce qu’ils produisent ou ce qu’ils possèdent, ce qu’ils partagent ou ce qu’ils échangent (biens ou services). De sorte que la vraie justice s’établit, non avec deux, mais à l’aide de quatre termes (au minimum) : deux personnes et deux quantités de choses. Il faut une égalité des rapports entre des termes, et non une égalité simple des termes. Il s’agit d’une proportion, qui permet de dire par exemple : A (mon salaire) est à B (mon travail) ce que C (ton salaire) est à D (ton travail), et non d’un simple rapport comme A (mon salaire) = B (ton salaire). La proportion est donc le vrai critère du juste.

Aristote distingue deux types de justice. Car si le principe de la justice consiste à réserver à chacun ce qui lui est dû, on peut choisir d’appliquer un principe d’égalité strict ou bien un principe plus proportionnel tenant compte du mérite, des qualités personnelles, etc. La mesure juste n’est pas seulement quantitative mais qualitative.

Aristote distingue d’abord une « justice commutative », qui définit l’égalité des choses échangées d’un strict point de vu arithmétique, indépendamment des caractéristiques personnelles de chacun : à chacun revient exactement la même chose (le même cadeau, le même salaire, etc.), ou du moins des choses ayant la même valeur comptable. Le droit du commerce repose sur la justice commutative. Mais l’on voit bien que l’application en toutes circonstances d’un tel principe pourrait conduire à des… injustices. 

C’est pourquoi Aristote distingue ensuite une « justice distributive », non plus basée sur l’égalité stricte mais sur la proportionnalité : à chacun revient ce qui convient proportionnellement à sa valeur, son mérite, sa situation sociale, son efficacité, etc. En fait cette justice distributive concerne la répartition des honneurs ou des biens publics par l’État (tandis que la justice commutative concerne les échanges privés) et suit une égalité géométrique (là où la justice commutative est d'ordre arithmétique).

Le grand principe d’égalité reste pourtant présent dans les deux types de justice, et d’ailleurs les sociétés modernes, égalitaristes et matérialistes, ont clairement étendu le domaine de la justice commutative. En effet il est toujours possible de ramener les critères qualitatifs à du quantitatif. Après tout le fait que les revenus d’un médecin soient bien supérieurs à ceux d’un balayeur n’est pas tellement dû au mérite (le balayeur est méritant autant que le docteur), mais surtout au fait que le premier a investi beaucoup de temps (et aussi d’argent) dans ses études et en attend légitimement un retour sur investissement. Il se peut aussi que son temps de travail soit bien supérieur à celui de l’employé… Pure logique arithmétique par conséquent.

Parfois l’Etat pratique une justice redistributive, lorsqu’il tente de corriger les inégalités naturelles (le fait de naître handicapé par ex.) ou sociales (appartenir à un milieu défavorisé) : on appelle cela, aujourd’hui, la « ségrégation positive » (ségrégation = séparer des personnes ou des groupes sociaux). L’Etat décide d’apporter un « coup de pouce » à certaines catégories d’étudiants par exemple pour leur permettre d’intégrer les Grandes Ecoles, même s’ils n’ont pas obtenu les meilleures notes aux examens, en les dispensant du concours d’entrée. On établit alors des « quotas » d’admission en fonction de différents critères essentiellement sociaux (l’origine géographique, les revenus des parents…), ce qui revient à assumer une certaine injustice (il s’agit d’un privilège) …pour rétablir en fait une certaine égalité ! Mais l’on voit bien que ceci relève de choix politiques, en ce sens toujours discutables.

En matière de justice distributive, les critères du mérite et celui de l’efficacité semblent s’opposer. Le philosophe utilitariste anglais John Stuart Mill (19è) affirme qu’il est impossible de départager ces deux principes, autrement qu’en faisant appel à un autre principe, celui de l’utilité sociale, et une finalité constante : le maximum de bonheur pour tous. Le mérite correspond à un argument moral, le rendement à un argument économique, l’utile social est une synthèse des deux : c’est à la société de fixer la bonne mesure entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif, en sachant que les deux sont liés.

MILL (John Stuart), L’Utilitarisme, chap. 5, « Dans une entreprise, est-il juste ou non que le talent ou l’habileté donnent droit à une rémunération plus élevée ? Ceux qui répondent négativement à la question font valoir l’argument suivant : celui qui fait ce qu’il peut a le même mérite et ne doit pas, en toute justice, être placé dans une position d’infériorité s’il n’y a pas faute de sa part ; les aptitudes supérieures constituent déjà des avantages plus que suffisants, par l’admiration qu’elles excitent, par l’influence personnelle qu’elles procurent, par les sources intimes de satisfaction qu’elles réservent, sans qu’il faille y ajouter une part supérieure des biens de ce monde ; et la société est tenue, en toute justice, d’accorder une compensation aux moins favorisés, en raison de cette inégalité injustifiée d’avantages plutôt que de l’aggraver encore. A l’inverse, les autres disent : la société reçoit davantage du travailleur dont le rendement est supérieur ; ses services étant plus utiles, la société doit les rémunérer plus largement ; une part plus grande dans le produit du travail collectif est bel et bien son œuvre ; la lui refuser quand il la réclame, c’est une sorte de brigandage. S’il doit seulement recevoir autant que les autres, on peut seulement exiger de lui, en toute justice, qu’il produise juste autant, et qu’il ne donne qu’une quantité moindre de son temps et de ses efforts, compte tenu de son rendement supérieur. Qui décidera entre ces appels à des principes de justice divergents ? La justice, dans le cas en question, présente deux faces entre lesquelles il est impossible d’établir l’harmonie, et les deux ont choisi les deux faces opposées ; ce qui préoccupe l’un, c’est de déterminer, en toute justice, ce que l’individu doit recevoir, ce qui préoccupe l’autre, c’est de déterminer, en toute justice, ce que la société doit donner. Chacun des deux, du point de vue où il s’est placé, est irréfutable et le choix entre ces points de vue, pour des raisons relevant de la justice, ne peut qu’être absolument arbitraire. C’est l’utilité sociale seule qui permet de décider entre l’un et l’autre. » 

 

2) Le principe de légalité 

 

Reste que la vraie égalité se prouve d’abord devant la loi : la loi doit être la même pour tous et s’appliquer à tous. En ce qui concerne les richesses, il en va différemment.

Le second principe rationnel de la justice est le principe de légalité. Parler de justice sans faire référence à une règle, à une loi (même pour la critiquer) n’aurait aucun sens. La légalité s’applique aux actes des citoyens, et à leur conformité justement avec la loi. Aristote : « est dite juste une action conforme aux lois existantes ».

Inutile donc de prétendre fonder la justice en dehors de tout rapport à la loi, sauf à vouloir reproduire socialement la "loi de la nature" (hypothèse déjà exclue). D'ailleurs il faut se méfier de certains aspects du grand principe d’égalité. Si on l’appliquait systématiquement, cela conduirait la plupart du temps à répondre “œil pour œil, dent pour dent” à tout dommage subi, principe qui nous ramènerait à la vengeance. 

Reste que, selon Aristote et dans le contexte antique, tous les hommes ne sont pas égaux devant la loi parce que tous les hommes ne sont pas et ne peuvent pas être "citoyens". Il voit encore des différences de nature entre les hommes, et justifie de cette manière l'esclavage. C'est pourquoi l'ajout de "droits naturels" (= humains et universels) devra s'imposer, mais pas avant l'époque moderne. Nous allons y venir.

Par ailleurs n’excluons pas la possibilité qu’existent des lois foncièrement injustes ! Donc le principe de légalité, à lui seul, ne suffit pas. 

L’égalité des droits et l’égalité devant la loi est une position commune défendue par les philosophes modernes. Afin de remédier à l’incertitude et à l’arbitraire que laisse encore planer l’utilitarisme de Mill (cf. plus haut : le bonheur global comme but de la politique et de la justice) , certains philosophes comme l’américain Rawls, au 20è siècle, ont rappelé – tout en préservant le concept d’utilité commune, ils reviennent à une conception plus contractualiste (cf. Rousseau) - que l’égalité des droits devait être absolue, à la différence de l’égalité des biens (richesse) et des prérogatives (responsabilités), à condition que celles-ci toutefois restent accessibles à chacun, et que, en matière d’inégalités économiques, chacun au final puisse en tirer bénéfice.

RAWLS John, Théorie de la justice (1971) - « Mon but est de présenter une conception de la justice qui généralise et porte à un plus haut niveau d’abstraction la théorie bien connue du contrat social telle qu’on la trouve, entre autres, chez Locke, Rousseau et Kant. (…) En premier lieu : chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres. En second lieu : les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon que, à la fois l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et qu’elles soient attachées à des positions ouvertes à tous. Ainsi, nous distinguons entre les aspects du système social qui définissent et garantissent l’égalité des libertés de base pour chacun et les aspects qui spécifient et établissent des inégalités sociales et économiques. Or, il est essentiel d’observer que l’on peut établir une liste de ces libertés de base. Parmi elles, les plus importantes sont les libertés politiques (droit de vote et d’occuper un poste public), la liberté d’expression, de réunion, la liberté de pensée et de conscience ; la liberté de la personne qui comporte la protection à l’égard de l’arrestation et de l’emprisonnement arbitraires, tels qu’ils sont définis par le concept de l’autorité de la loi. Ces libertés doivent être égales pour tous d’après le premier principe. Le second principe s’applique, dans la première approximation, à la répartition des revenus et de la richesse et aux grandes lignes des organisations qui utilisent des différences d’autorité et de responsabilité. Si la répartition de la richesse et des revenus n’a pas besoin d’être égale, elle doit être à l’avantage de chacun et, en même temps, les positions d’autorité et de responsabilité doivent être accessibles à tous. On applique le second principe en gardant les positions ouvertes, puis, tout en respectant cette contrainte, on organise les inégalités économiques et sociales de manière à ce que chacun en bénéficie. »

 

3) Le principe d’équité

 

Au sens général, l’équité signifie le respect absolu de ce qui est dû à chacun. L’équité met donc l’accent sur la différence. Ce principe pourrait donc, à côté (ou parfois contre) l’égalité, prétendre définir la justice. Mais nous avons montré plus haut (en parlant de proportionnalité) qu’il complète surtout le principe d’égalité, empêchant que ce dernier ne soit appliqué trop mécaniquement (entraînant de ce fait des injustices). 

Aristote utilise plutôt ce concept par rapport aux jugements rendus, pour prévenir justement contre une application trop mécanique de la loi. En effet si les lois semblent parfois contestables, bien souvent c’est moins à cause de leur immoralité qu’en raison de leur nécessaire généralité, qui peut les rendre inapplicables dans certains cas particuliers. Les lois sont par nature générales alors que les situations, les actes sont toujours particuliers. On ne peut donc pas appliquer « automatiquement » la loi. La solution se trouve alors, selon Aristote, dans un principe supplémentaire, différent de la loi et la complétant, qui est l’équité.La nature propre de l’équité consiste à corriger la loi, dans la mesure où celle-ci se montre insuffisante, en raison de son caractère général” (Aristote). L’agent de l’équité n’est autre que le juge, lequel adapte (ou « interprète ») plus ou moins intelligemment la loi aux cas particuliers. Un jugement équitable tient compte par conséquent à la fois de la loi et de la réalité des circonstances.

 

En résumé, si l’on applique les 3 grands principes étudiés plus haut (égalité, légalité, équité), le concept de Justice s’éclaire et peut-être défini finalement comme une « vertu civique ». La justice est alors selon Aristote : « une disposition à accomplir des actions qui produisent et conservent le bonheur, et les éléments de celui-ci, pour une communauté politique ». Cette vertu civique s’applique subjectivement, au citoyen (« vertueux » lorsqu’il respecte la loi), et objectivement, à la loi elle-même, lorsqu’elle est bonne. Et l’on pourrait ajouter, à la fois objectivement et subjectivement, au jugement de justice lorsqu’il est équitable.

Les théories de la justice les plus rationnelles de l’Antiquité, comme celle d’Aristote, n’en restent pas moins inadmissibles telles quelles pour notre époque. Elles ne tiennent pas compte des valeurs humanistes qui fondent notre droit et qui composent ce que l’on appelle souvent le « Droit naturel », ou plus récemment « les Droits de l’homme ». Par exemple, elles n’ont pas suffi à interdire l’esclavage durant l’Antiquité parce qu’on admettait des différences de valeur et même « de nature » entre les êtres humains (hommes/femmes, adultes/enfants, etc.). 

dm