Errare humanum est

 


Introduction

« L’erreur est humaine ». Que dit cette expression, que dit-elle de l’erreur, et que dit-elle de l’humain ? En quoi l’erreur est-elle humaine, quelle est la positivité de l’erreur ? En quoi la non prise en compte de l’erreur et de sa positivité s’avère t-elle finalement inhumaine ? La mauvaise habitude, la plus enracinée sans doute, consiste à assimiler l’erreur avec la faute puisque nous pensons qu’une erreur résulte toujours d’un faux jugement imputable à une conscience. Mais la faute n’est pas seulement une erreur que l’on rapporte à un sujet et (donc) que l’on condamne moralement ; bien souvent, pour nous, l’erreur de l’Autre est constitutive de la faute. Il s’agirait donc au moins de lever ce refoulement et de déculpabiliser l’erreur ; il s’agirait d’aller au-delà de la faute, vers la civilisation, en reconnaissant les vertus civilisatrices de l’erreur comme composante normale de toute recherche.

Mais si l’erreur est humaine, pas seulement en tant que tare « héréditaire » donc mais en tant que signe d’une perfectibilité, à quel « niveau » exactement elle est humaine ? Quel genre d’erreur, toute sorte d’erreur ? Peut-on d’ailleurs définir l’erreur ? Ce terme vient du latin « error », course à l’aventure, et de « errare », errer. En français l’erreur n’est pas un terme formidablement ambigu ou polysémique, parce qu’il semble désigner tout simplement le contraire de la vérité dans ses deux dimensions principales, formelle et matérielle, de sorte que l’erreur peut se manifester soit comme incohérence logique ou errement de la raison, soit comme inexactitude factuelle ou méconnaissance de la réalité, soit encore elle peut prendre ces deux formes à la fois (puisque l’une entraîne l’autre). Dans tous les cas de figure il s’agit bien, en effet, d’un phénomène humain… courant. De plus, nous n’avons aucune difficulté à souligner la positivité de l’erreur. Puisque ne se trompe que celui qui cherche la vérité, il est aisé de voir que la vérité a besoin de l’erreur pour apparaître. L’erreur n’est qu’une vérité en gestation, à partir du moment où l’on admet (comme il convient) que l’éclosion de la vérité est un processus historique et laborieux, rarement linéaire, encore moins un constat spontané. L’on pourra s’appuyer sur le domaine de la science aussi bien que sur celui de la politique, en appeler à Bachelard ou à Popper pour rappeler que la science tout comme la démocratie vont d’erreur en erreur, avant de les surmonter mais jamais définitivement, et comment ceux qui n’acceptent ni l’erreur ni la possibilité de l’erreur méritent d’être nommés obscurantistes et anti-démocrates, puisqu’ils croient en une vérité absolue et dogmatique.

La difficulté ou le piège serait plutôt de restreindre l’origine et la nature même de l’erreur à un disfonctionnement temporaire de la perception ou du jugement. En effet si l’erreur est bien le contraire de la vérité, il faut prendre la vérité dans son sens pleinement humain. La vérité n’est pas seulement d’ordre logique ou expérimental, elle est aussi profondément subjective et existentielle en ce sens qu’elle engage le sujet qui l’énonce. Lorsque Descartes affirme que, pour tout être humain, « je pense donc je suis » constitue la toute première des vérités, il souligne justement qu’il s’agit d’une évidence ayant la structure et la force d’une certitude, pas d’une simple déduction ou d’un constat. Avec le cogito, nous avons affaire à une certitude « subjective » en ce sens qu’elle est précisément fondatrice pour le sujet. Une certitude qui ne laisse place à aucun doute, ayant justement chassé toute illusion. Or à ce propos, l’illusion ne serait-elle pas la dimension subjective, la dimension humaine par excellence de l’erreur ? Notons que l’illusion n’est pas le contraire exact de la certitude, le contraire de la certitude étant le doute. L’illusion serait plutôt une manière de pallier le doute, et chacun sait bien qu’une certitude peut très bien se révéler illusoire.

Mais en quoi l’illusion est-elle particulièrement humaine, excusable d’une certaine façon, et même nécessaire ? L’illusion n’est pas le produit vicié de l’intelligence et du jugement, comme c’est le cas de l’erreur au sens strict, elle est le produit de l’imagination. Non pas l’imagination telle qu’on la définissait au siècle classique comme approximation ou comparaison, faible intelligence et « folle du logis » ; on parle ici de l’imaginaire comme réalité psychique dotée d’une fonction structurante, profondément subjective, et donc plus humaine que l’erreur dans sa dimension seulement « fonctionnelle » si l’on peut dire.

Après avoir spécifié la dimension proprement symbolique de l’erreur et la dimension plutôt imaginaire de l’illusion, et afin de caractériser la structure pleinement subjective de « l’erreur humaine » (au sens large cette fois), il nous restera à définir le « réel » psychique de l’erreur, dont nous trouvons l’exemple et le modèle dans l’hallucination. Le caractère nettement excessif et pathologique de l’hallucination va nous servir à recentrer le phénomène de l’illusion, en tant qu’imaginaire, dans sa positivité propre. Ce qui compte, c’est de structurer ensemble les phénomènes de l’erreur, de l’illusion, et de l’hallucination. Pour cela nous utiliserons la structuration lacanienne réel-imaginaire-symbolique. Ce sont, selon Lacan, les trois dimensions constitutives du sujet, et l’on peut penser que c’est l’imaginaire (donc l’illusion) qui assure la consistance de l’ensemble. Comme telle, l’erreur serait plutôt en rapport avec le symbolique, tandis que l’illusion serait le propre de l’imaginaire, pendant que l’hallucination, enfin, se manifeste comme l’apparence du réel, ou plutôt une apparence se présentant comme le réel pour un sujet (souvent psychotique). En outre l’imaginaire assumerait cette fonction de liant de la « totalité » subjective. C’est pourquoi, si « l’erreur est humaine », c’est principalement en tant qu’illusion, en tant qu’elle est chevillée à l’imaginaire et aussi évidemment au désir. La vérité en effet (comme simple rectification de l’erreur) n’a pas de consistance suffisante sur le plan existentiel où elle s’avère très vite impuissante, voire « inhumaine » en tant que telle. L’illusion, quoique négative et dangereuse sous bien des aspects, est positive dans un sens beaucoup plus profond que la simple erreur : elle humanise l’erreur – et peut-être même la vérité.

 

I. Cherchez l'erreur !

 

Les causes de l’erreur selon Descartes

D’où viennent nos erreurs ? Descartes est formel : toute erreur est par définition une erreur de jugement, et doit être attribuée à la volonté qui juge. Elle n’incombe pas à la sensation, par exemple – il n’y a pas d’erreurs des sens. Pas davantage, l’erreur ne touche l’entendement proprement dit, c’est-à-dire cette faculté qui appréhende, analyse et décortique, qui tisse des relations, mais ne décide pas de ce qui est vrai ou faux. Pour ce qui est des sens, donc, on ne peut pas dire qu’ils se trompent ou qu’ils nous trompent ; par contre, il arrive que nous nous trompions à cause d’eux, mais c’est différent. Pour ce qui concerne l’entendement, notre faculté de concevoir, c’est exactement pareil. « Maintenant, pour ce qui concerne les idées, si on les considère seulement en elles-mêmes, et qu’on ne les rapporte point à quelque autre chose, elles ne peuvent, à proprement parler, être fausses ; car soit que j’imagine une chèvre ou une chimère, il n’est pas moins vrai que j’imagine l’une que l’autre. » (Descartes, Méditation 3)

Descartes fait une distinction essentielle entre entendement et volonté. Il faut s’y arrêter. La première conçoit, la seconde juge. Notre faculté de juger, de décider, de donner notre assentiment ou de nier, c’est-à-dire au fond notre liberté, est infinie : elle peut se porter sur n’importe quel objet, elle peut produire des jugements sans limite. Cela ne veut pas dire que ceux-ci soient justes d’ailleurs. Descartes insiste beaucoup sur cette liberté de la volonté, constitutive du libre arbitre. Il ne s’agit pas seulement d’un pouvoir localisé de l’esprit, mais d’une disposition essentielle, métaphysique, de notre être ; à chaque fois c’est le sujet tout entier, de façon indivisible, qui « veut », qui « choisit » ou qui « décide » ; ces verbes désignent des actes indécomposables, non mesurables, dont la puissance n’est pas « limitée » » au sens physico-mathématique du terme. En revanche notre entendement, c’est-à-dire notre faculté de former des idées (idéation) ou de concevoir (conception), et par extension de comprendre, est naturellement fini. Il ne peut connaître n’importe quel objet, ni n’importe comment.

La cause principale de l’erreur consiste donc à ne pas contenir la volonté dans les bornes de l’entendement. Pour ne pas se tromper, il ne faut pas vouloir se prononcer sur des objets inconnus ou connus approximativement, et il faut conformer les processus de la recherche de la vérité aux règles de la méthode : commencer par le plus simple et le plus évident, enchaîner les énoncés de façon déductive, à la façon des mathématiciens. Il faut surtout éviter la prévention et la précipitation, c’est-à-dire juger avant de savoir suffisamment. Là est la source principale de l’erreur. L’erreur est humaine, donc, non pas parce que l’entendement de l’homme est limité, mais au contraire parce que sa volonté (son pouvoir de juger) est infinie. Constater l’impouvoir de notre intelligence (l’entendement), ne pas comprendre quelque chose, ce n’est pas se tromper, ce n’est pas cela l’erreur. L’erreur vient de la volonté lorsque qu’elle décide et affirme quelque chose qu’elle tient pour vrai, alors même que l’entendement ne peut encore se le représenter correctement.

 

Positivité de l’erreur 

C’est pourquoi cette conception cartésienne de l’erreur recèle une dimension morale assez évidente. En effet, si notre volonté est libre, et si c’est la volonté qui se trompe, alors nous sommes évidemment responsables de nos erreurs. D’une certaine manière, ici, l’erreur est une faute. Souvenons-nous de ce que disait si bien Pascal : « appliquons-nous à bien penser, là est l’unique principe de la morale ». Et en même temps l’erreur n’est pas vraiment condamnable, car elle est inévitable. Seul celui qui ne se risque pas à juger, celui qui ne cherche pas la vérité ne se trompe jamais. Or Pascal et Descartes savent trop combien l’erreur est inévitable et nécessaire car, contrairement aux philosophes de l’antiquité qui pariaient sur un savoir fixe et éternel, eux parient déjà sur un progrès possible de la connaissance. D’ailleurs un philosophe français du début du siècle, fervent admirateur de Descartes, soulignait la positivité de l’erreur : non seulement il tentait de la dédramatiser mais il lui trouvait une certaine grandeur. Il s’agit bien sûr d’Alain qui écrivait dans Vigiles de l’esprit (1921) : « Quiconque pense commence toujours par se tromper. L’esprit juste se trompe d’abord tout autant qu’un autre ; son travail propre est de revenir, de ne point s’obstiner, de corriger selon l’objet la première esquisse. (…) Toutes nos erreurs sont des jugements téméraires, et toutes nos vérités, sans exception, sont des erreurs redressées. (…) Descartes disait bien que c’est notre amour de la vérité qui nous trompe principalement, par cette précipitation, par cet élan, par ce mépris des détails, qui est la grandeur même. Cette vue est elle-même généreuse ; elle va à pardonner l’erreur ; et il est vrai qu’à considérer les choses humainement, toute erreur est belle. Selon mon opinion, un sot n’est point tant un homme qui se trompe qu’un homme qui répète des vérités, sans s’être trompé d’abord comme ont ait ceux qui les ont trouvées. » Belle formules… notons quand même que si l’erreur est « pardonnable », c’est bien qu’elle comprend par nature, selon Alain, une dimension morale ; Alain par ailleurs qui s’en tient ici à Descartes et au rationalisme, peu enclin à reconnaître la nécessité (intrinsèquement) expérimentale de l’erreur, comme y conduira l’empirisme.

Le scientifique aujourd’hui n’est plus le « savant » traditionnel au cerveau rempli de connaissances, faisant de lui un sage ; il est un « chercheur » avide de découvertes apprenant de ses erreurs et qui se définit plutôt par ce qu’il ne sait pas… D’où la positivité de l’erreur dans les sciences. Du point de vue de la recherche scientifique, le droit à l’erreur fait partie intégrante de la méthode expérimentale. Il est une revendication traditionnelle de l’empirisme qui associe erreur, essais, expériences… On pourrait s’imaginer que la science cherche le vrai, par définition, mais en réalité elle cherche l’erreur pour mieux éradiquer …l’illusion (nous allons y revenir). Bien sûr la méthode expérimentale revient à produire des preuves qui indiquent des vérités, soit la correspondance entre une hypothèse (ou une théorie) et le réel. Mais la preuve n’est jamais établie définitivement, car la preuve n’est jamais indépendante de la théorie qui l’a… imaginée avant de la réaliser. La preuve n’est pas le réel qu’il s’agit d’expliquer : elle n’est qu’un dispositif (technique, emprunté à la théorie), puis une observation mesurée (« cela semble fonctionner »), puis un jugement final (« cette expérience est concluante »). Mais provisoire.

L’épistémologue Karl Popper énonce un principe de falsifiabilité, qui reprend la notion d’« expérience cruciale » développée par le britannique Francis Bacon (Novum organum, 1620). Le caractère scientifique d’une théorie ne réside pas dans son infaillibilité, mais au contraire dans sa capacité à envisager ses limites, ses failles. Sa capacité à mettre en place des tests, à provoquer des expériences au-delà de laquelle la théorie ne tient plus. Donc il faut compléter le principe de vérifiabilité (fondement de la méthode expérimentale : une théorie est vraie si elle est vérifiée par plusieurs expériences) par le critère de falsifiabilité (une théorie est vraie tant qu’elle n’est pas infirmée par au moins une expérience). Ces deux principes – mais surtout le second - forment une véritable éthique pour une science toujours disposée à l’auto-critique, n’établissant des vérités que dûment contrôlées, provisoires, jamais absolues. Une science admet la sanction de l’expérience, autrement dit elle admet pouvoir se tromper, sinon précisément il ne s’agit pas une science.

La positivité de l’erreur vaut en science mais également en politique, selon le même Popper et selon le même raisonnement. La démocratie est faillible par essence, imparfaite voire « faible », parce qu’humaine – et c’est ce qui fait sa vertu. Que cela soit en science ou en politique, l’important n’est pas de fonder une théorie ou une pratique sur des arguments intangibles et indubitables, mais de prévoir négativement des instances de contrôle. Quelles sont les politiques qui n’admettent pas l’erreur, c’est-à-dire qui ne reconnaissent pas la légitimité de l’erreur ? Ce sont celles qui ne se remettent jamais en question : ce sont des politiques tyranniques, parce que dans ce cas la politique s’exprime par une voix unique qui ne peut se tromper, ou des politiques démagogiques parce qu’elles se fondent essentiellement sur le mensonge. Donc le seul “univers politique” réel (pour reprendre un concept de Popper), c’est-à-dire un univers ouvert, c’est la démocratie. La démocratie fonctionne sur la base de projets qui ont valeur d’essais, des projets révisables. Ne serait-ce que par le jeu du vote populaire. Le caractère éventuellement erroné de ces essais ne constitue en rien un échec politique, du moins pour la démocratie, puisqu’ils vont être le ressort de l’alternance démocratique. Celle-ci ne serait donc pas possible si les dirigeants politiques ne se trompaient pas ! Le plus grave, ce ne sont pas les erreurs politiques, ce n'est même pas la "corruption" au sens habituel et trivial du terme, c’est l’incapacité chez certains dirigeants de reconnaître leurs erreurs. L’incapacité d’infléchir une politique pourtant critiquée par le peuple, l’incapacité de reconnaître comme normale et légitime l’alternance politique, etc. Cette alternance ne serait pas possible dans une société composée d’hommes politiques convaincus de détenir une vérité de droit.


II. Erreur et illusion


Cherchez l’erreur mais chassez l’illusion !

Pourquoi nous trompons-nous ? L’énigme subsiste car, malgré la positivité et l’utilité de l’erreur, qu’est-ce qui nous empêche - parfois obstinément - d’accéder aux connaissances et donc de découvrir des vérités ? Qu’est-ce qui fait obstacle, sinon l’illusion ? D’après Descartes, ainsi que nous l’avons vu, seul notre jugement peut être considéré comme vrai ou au contraire comme erroné. En revanche seuls les sens (et à leur suite l’imagination) nous illusionnent car contrairement à la raison ils manquent par nature d’objectivité, ils sont du domaine de l’expérience immédiate et donc de la subjectivité (corporelle, puis affective), voire de l’intérêt. Henri Bergson ne disait-il pas : « Notre esprit a une irrésistible tendance à considérer comme plus claire l’idée qui lui sert le plus souvent. » ?

Voyons donc le type d’illusions qui s’attache naturellement aux sens, toujours selon Descartes. Il s’agit presque, comme le dit Malebranche, d’un problème de “perspective”, car ce que je vois, touche, entend, ce n’est jamais qu’un aspect de quelque chose, une perspective, un profil du monde. Mais n’allons pas confondre pour autant erreur et illusion. Rappelons que pour Descartes seul le jugement peut se tromper, puisqu’il lui appartient de confirmer (ou non) une sensation (c’est alors une perception). L’origine de l’illusion n’est donc pas intellectuelle mais sensorielle, à la différence de l’erreur. A ce stade, aucune positivité ne lui est reconnue : il s’agit surtout de dénoncer l’illusion, de l’expulser, d’autant plus que l’illusion des sens se transforme en rêve et nourrit la folle imagination. Il s’agit surtout d’affirmer les pouvoirs de la conscience et de la raison.

Comme on le sait Descartes pratique une méthode radicale de remise en question des sens, coupables à ses yeux d’illusion. C’est l’”épochè” ou le doute hyperbolique. Il consiste à douter, une bonne fois pour toute, c’est-à-dire radicalement mais provisoirement, de la réalité des choses perçues, et au-delà même du contenu de mes pensées (mais pas la pensée elle-même, réduite au fait de douter). Selon Descartes, si l’on s’en tient d’abord aux sens il est impossible de savoir si l’on rêve ou si l’on veille. Dans le cheminement du doute, pour pousser celui-ci à l’extrême, Descartes dans les Méditations métaphysiques se figure un certain “mauvais génie”, fort puissant et pervers, qui n’est autre qu’une sorte de grand illusionniste : celui-ci serait même capable d’insinuer en moi des idées fausses. Or, nous dit Descartes, quelle que soit la faiblesse de mes sens, quelle que soit la malignité de ce génie, personne ne pourra contester et moi-même je ne pourrai jamais douter du fait que j’existe, s’il me trompe. Ainsi est posée une fois pour toutes la prééminence de la conscience sur toute perception des sens, et de la raison sur l’imagination. C’est aussi ce que pense et ce qu’écrit Pascal, lorsqu’il qualifie l’imagination de « maîtresse d’erreur et de fausseté » : « C’est cette partie dominante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l’était infaillible du mensonge. (…) La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses. (…) Cette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres. Elle fait croire, douter, nier la raison. Elle suspend les sens, elle les fait sentir. (…) Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ? Toutes les richesses de la terre (sont) insuffisantes sans son consentement. » Voilà le paradoxe : il semble que la seule vérité rationnelle n’ait point de consistance suffisante au plan existentiel. Pascal, contrairement ici à Descartes et à la tradition stoïcienne, nous dit que la raison seule ne peut mettre le prix aux choses. Alors qu’est-ce qui donne leur prix aux choses ? Nous le savons bien : Pascal laisse entendre que si la raison ne peut rien contre l’imagination, si la philosophie ne peut lutter contre la folie, seule la foi et la religion le peuvent…

 

Désir et illusion

Ce que Pascal affirme à propos de l’imagination, pourvoyeuse d’erreur - mais aussi, paradoxalement, de sens -, d’aucuns le réaffirment à propos du désir comme socle véritable de l’illusion. En effet nous faisons souvent l’expérience d’une erreur qui résiste à la démonstration de la vérité et de la réfutation la plus méthodique. Pointe alors le soupçon que des raisons plus profondes, d’une autre nature, enracinent l’erreur dans la conviction, la croyance et plus précisément le désir. Dans ce cas l’erreur doit assurément être nommée illusion. Freud a souligné un tel mécanisme de production « positive » de l’erreur, notamment dans L’Avenir d’une illusion (1907). Il y décrit la religion comme un savant mélange de désirs légitimes et de fabulations, d’aspirations spirituelles et de comportement obsessionnels, bref comme une illusion qu’il convient de prendre très au sérieux. Si la religion est une illusion, une illusion à laquelle on peut supposer un certain avenir, c’est que l’illusion, par définition, est structurée comme un à-venir puisqu’elle est sous-tendue par le désir. C’est pourquoi en même temps le propre d’une illusion, et de la religion en particulier qui continue de nous illusionner et de nous rassurer sur le rôle protecteur d’un Père, tient dans son pouvoir de durer et de dénier la réalité – tandis que l’erreur, pour sa part, disparaît aussitôt qu’elle est pointée. « Ainsi, nous appelons illusion une croyance quand, dans la motivation de celle-ci, la réalisation d’un désir est prévalente, et nous ne tenons pas compte, ce faisant, des rapports de cette croyance à la réalité, tout comme l’illusion elle-même renonce à être confirmée par le réel ». Freud considère que l’illusion est inhérente à l’affectivité humaine, qu’elle est enracinée en l’homme, et il fait de l’illusion un dérivé du désir essentiellement inconscient. On pourrait résumer schématiquement en disant que l’illusion est une croyance fondée sur un désir, sans que cela revienne simplement à prendre ses désirs pour la réalité car la réalité y est toujours remise en question (à la différence de la psychose et de l’hallucination qui ne laissent plus aucune place au doute).

Mais Freud ne condamne ni le désir ni l’illusion, puisqu’ils sont ancrés au plus profond du psychisme humain. Il existe dans la doctrine freudienne un terme qui s’applique à la « bonne manière » de s’illusionner : c’est celui de sublimation. Soit le fait d’orienter ses désirs et même ses pulsions vers une fin compatible avec la vie, l’Autre, la société, la beauté, etc. C’est seulement ainsi qu’on peut magnifier l’illusion, en détournant la pulsion de son but initial - mais cela n’enlève rien au caractère profondément illusoire du processus. Aucune de nos activités les plus nobles n’échappe à cette alternative : ou bien refouler nos désirs, et c’est le choix de la névrose, ou bien les sublimer, et c’est la voie de l’action ou de la création. Le désir de savoir, par exemple, qui conduit aux prestiges de la science, n’est qu’un dérivé du désir de voir c’est-à-dire de la pulsion scopique. On peut dire que Freud a donné toute sa mesure à l’illusion, puisque pour lui il s’agit de s’en servir. C’est encore ce qui se produit dans le “transfert” en psychanalyse : rien d’autre qu’une certaine forme d’illusion pouvant s’avérer redoutablement efficace ! Il ne s’agit donc pas comme dans la philosophie classique de devenir le maître de ses désirs afin de dominer l’illusion. Il s’agit surtout de ne pas confondre le désir avec sa satisfaction, ou avec ses objets ; autrement dit il s’agit de ne pas tuer le désir en supprimant le manque. Toutes les positions existentielles pathologiques (névrose, psychose, perversion) s’ingénient à tuer le manque, et d’une certaine façon cherchent à éliminer trop vite l’illusion. Ne pas confondre le désir et ses objets, donc, ainsi l’on ne confondra pas la part nécessaire d’illusion que comporte l’existence avec telle ou telle illusion particulière pouvant s’avérer désastreuse.

Il existe des illusions sous-tendues par des désirs qui confinent à la folie, disons aux idéologies les plus folles, comme le “complotisme”. Certes nous avons vu que les théories scientifiques peuvent toujours être critiquées… mais pas n’importe comment…. ni par n’importe qui ! Une thèse scientifique ne peut être critiquée que par une autre proposition scientifique établie selon les mêmes règles éthiques de la recherche, et par des personnes elles-mêmes scientifiquement informées… – et non on se fondant sur des croyances, des préjugés, une tendance au doute irraisonnée. Le complotisme ne se résume pas à la simple naïveté ou à la seule inculture scientifique. Celui qui pense et qui soutient que la terre est plate, malgré la science qui dit et prouve le contraire, n’est pas seulement la victime de ses sens. Certes nous voyons la terre plate de nos propres yeux et nous pourrions nous en tenir à cette impression première. Mais l’adepte du « platisme » n’est pas naïf à ce point ; il n’est pas victime d’une illusion des sens mais d’une illusion de sa raison qui fait de lui un fou. Sa raison s’est faite résolument et systématiquement incrédule, méfiante, accusatrice et revendicatrice contre le « Système » que forme à ses yeux l’union fatale de l’Etat (ou du Capital) et de la Science, système n’ayant d’autre but que de nous tromper et de profiter de nous… La nature de son illusion est donc politique ou idéologique.

Par ailleurs, ces idées que Gaston Bachelard appelait pour sa part des « obstacles épistémologiques » fonctionnent précisément comme des illusions. Ce sont des dispositions de l’esprit très répandues, en ce sens très générales, qui prennent l’apparence de préjugés, d’illusions ou de croyances et qui fonctionnent comme autant de résistances psychologiques freinant l’accès à la connaissance scientifique. Car toute découverte scientifique, selon Bachelard, est le résultat d’une lutte gagnée contre de tels obstacles épistémologiques. L’esprit, même celui d’un scientifique, n’est jamais vierge ou innocent, il est vieux de théories confuses ou simplistes venues du fond des âges de la raison, contre lesquelles il doit constamment batailler. Et si l’esprit d’un élève ne comprend pas tel ou tel théorème, ce n’est pas faute d’intelligence ni seulement faute d’attention, mais parce qu’il répugne à comprendre certaines vérités : « J’ai été souvent frappé du fait que les professeurs de sciences, plus encore que les autres si c’est possible, ne comprennent pas qu’on ne comprenne pas. » écrit Bachelard. Parmi les obstacles les plus récurrents, on peut citer le substantialisme (la notion de substance n’explique rien), l’animisme ou la notion d’énergie appliquée au vivant, l’obstacle verbal (un mot suffisamment général peut sembler tout embrasser)…

 

L’illusion transcendantale

Mais ce serait une illusion de croire que la raison elle-même ne se fait pas des illusions… Kant a décrit un phénomène relevant de l’illusion, spécifiquement, en montrant pourquoi l’esprit cherche inlassablement à connaître et à décrire des objets inconnaissables, parce que dépassant les limites de toute connaissance possible (Dieu, l’âme, le monde comme totalité). Autrement dit Kant a restitué l’illusion au fonctionnement même de la raison : elle fait partie de la structure de l’esprit humain poussé à cette recherche impossible par une « tendance », un véritable désir théorique auquel il ne peut renoncer, et qui le conduit à l’illusion transcendantale de la connaissance métaphysique.

La plus grande illusion de l’homme rationnel, intelligent, consiste à croire qu’il connaît le réel lui-même. Tout ce que l’on sait, pourtant, ce ne sont que les phénomènes relatifs à notre constitution, la réalité dans l’espace et le temps. On ne connaît pas les “choses en soi”. Or même quand on reconnaît cette impossibilité, la raison est ainsi faite qu’elle insiste quand même et développe, par exemple, des idées métaphysiques comme celles de Dieu, de l’âme immortelle, etc. Ce sont des illusions qu’il ne nous est pas possible d’éviter. Ce n’est pas non plus souhaitable, selon Kant, car l’illusion métaphysique est porteuse d’espérance. Reste à bien l’utiliser, à la diriger vers des idées nobles et non vers l’égoïsme.

C’est dire que la solution réside dans la distinction entre deux types de raison, la raison théorique et la raison pratique. Il faut connaître les limites de la raison théorique, limites au-delà desquelles elle devient métaphysique délirante ; mais le passage de la limite s’effectue néanmoins par la raison pratique. La métaphysique est spéculativement et dogmatiquement impossible, mais pratiquement et moralement nécessaire. D’après Kant ce sont les principes de la raison pratique, ou plus précisément les antinomies qui en résultent, qui permettent de démontrer le bien-fondé de la religion… Certainement pas les « preuves » théoriques soi-disant irréfutables de l’existence de Dieu ! D’ailleurs nous sommes bien loin de Descartes pour qui l’illusion résidait a contrario dans les sens. Kant pense au contraire que l’intuition sensible est la condition d’une expérience objective. Simplement, nous ne connaissons que des objets, jamais les choses en soi. Maintenant l’illusion réside dans l’idée, dans certaines idées.

C’est aussi, pour extrapoler un peu, ce qu’analyse Marx en transposant la critique kantienne de la métaphysique sur ce qu’il appelle l’idéologie. Marx montre que l’idéologie — système d’idées ou représentation du monde — est déterminée par la situation matérielle des hommes. L’illusion consiste ici à prendre pour vraies des idées (par exemple les idées bourgeoises, en tant qu’elles se prétendent universelles), alors qu’elles résultent d’un processus déterminé par les rapports de production. Et cependant, jusque dans la lignée de Marx ou pour rester dans le domaine de la critique sociale, il serait aisé de souligner encore une certaine positivité de l’illusion, par exemple au titre de l‘utopie. L’utopie, une illusion critique et imaginative dressée contre l’illusion dogmatique ?


III. L'Hallucination ou l'apparence réelle


Bonnes et mauvaises perceptions

Revenons un instant sur l'illusion. D’une façon générale on dirait que l’illusion consiste à croire au lieu de savoir, de se projeter tout entier dans une croyance. Cela suppose qu’inversement une perception ou un savoir corrects engendrent la certitude, contraire de la croyance. Cependant la certitude est un savoir clos, fermé sur lui-même, définitif. Est-il bien sûr que cela constitue l’essence d’une perception vivante, nécessairement dynamique, tout comme le savoir ? Merleau-Ponty est l’auteur d’une théorie de la perception qui inverse les présupposés classiques : ce n’est pas la mauvaise, mais la bonne perception qui repose nécessairement sur une croyance, ou si l’on préfère, sur une illusion. La perception n’est pas une simple faculté mais une façon d’habiter le monde. ”Je dis que je perçois correctement quand mon corps a sur le spectacle une prise précise, mais cela ne veut pas dire que ma prise soit jamais totale (...). Dans l’expérience d’une vérité perceptive, je présume que la concordance éprouvée jusqu’ici se maintiendrait pour une observation plus détaillée : je fais confiance au monde. Percevoir c’est engager d’un seul coup tout un avenir d’expériences dans un présent qui ne le garantit jamais, à la rigueur, c’est croire à un monde. (PhP)” Par exemple une vision normale, voire excellente comme celle d'un coureur automobile, est une vision anticipative et confiante, non parce qu'elle serait en sommeil mais au contraire parce qu'elle est concentrée. Alors elle peut établir des connexions, et voir plus large. Point de vue intéressant, car il est suffisamment global pour rendre compte à la fois des bonnes perceptions qui équivalent à des “prises” ou à des connexions suffisantes, avec une anticipation possible, et aussi des mauvaises perceptions qui impliquent un flottement, des connexions insuffisantes, et une anticipation impossible.

Cela débouche en fait sur une première théorie de l’hallucination, comme modèle de l’illusion. Il s’agit pour Merleau-Ponty d’expliquer les hallucinations, non comme on pourrait le penser comme une croyance excessive, mais comme un défaut de croyance en la réalité. Dans le meilleur des cas, c’est-à-dire dans la perception normale, l’”on croit à ce que l’on voit” : c’est une intégration, une incorporation, une introjection du monde. Dans l’autre, dans l’illusion, l’“on voit ce que l’on croit” : c’est un décentrement, une abstraction, une projection de soi. Cependant, il y a eu un débat entre Merleau-Ponty et Lacan, et le point de vue de ce dernier nous paraît plus intéressant.

 

L'hallucination originelle et la perte de l'illusion

Déjà, du point de vue de Lacan, il faut annoncer que l'hallucination n'est pas une illusion, et qu'elle n'est pas non plus une perception (ni bonne, ni mauvaise). L'illusion consiste bien à voir ce que l'on croit, mais l'hallucination est plus radicale, elle consiste à croire que l'on voit (ou que l'on entend). C'est une apparence réelle, non pas au sens où la réalité serait confondue avec l'apparence (comme chez Platon), mais une manifestation qui elle-même se fait passer pour réelle et ne laisse, chez le sujet hallucinant, aucune place au doute. 

L'hallucination n'est pas une mauvaise perception, parce qu'il faudrait en faire un état conscient mais conscient-déficiant, une sorte de "mauvaise foi" involontaire pour reprendre l'idée de Sartre ; alors que c'est un phénomène qui s'explique par l'inconscient selon Lacan.

L'hallucination est constitutive du désir originaire de l'homme, voilà la thèse, en ce sens que l'objet premier du désir - que Lacan appelle la "Chose" - est nécessairement un objet halluciné. Cette chose ("maternelle" si l'on veut) "apparaît" en quelque sorte dès les premiers instants, de sorte qu'elle n'est absolument pas symbolisée ni symbolisable, d'autant plus qu'elle est immédiatement perdue, en fait cette chose maternelle (objet primitif du désir) n'existe qu'en tant que perdue. Et elle le restera à jamais, sauf qu'elle donnera lieu à des substituts, des "objets" non plus hallucinés mais fantasmés. Donc hallucination de la chose ; fantasme de l'objet, l'objet représentant un "reste" métaphorique ou métonymique de la Chose...

Que se passe-t-il dans les hallucinations, et que répètent-elles de cette hallucination originelle quant à l'objet du désir ? Lacan dit que "ce qui est forclos du symbolique fait retour dans le réel". On pourrait dire encore : ce que Freud appelait le trauma se manifeste quand même, par une apparition mentale qui se dissimule elle-même comme mentale, comme subjective, et qui se présente comme extérieure et objective. Avec un sentiment de certitude - au moins sur l'instant - quasi-absolu. Si en plus le sujet est délirant, alors il n'en démordra pas : non seulement ce qu'il a vu est réel, mais il justifiera l'ignorance des autres à cet égard en invoquant la manipulation, le complot, qui naturellement fait des autres des "illusionnés"...

Avec l'hallucination nous sommes dans le pathologique. Pourquoi ? Parce que justement la fonction positive de l'illusion n'est plus disponible. La part de croyance dans le monde qui accompagne toutes nos actions, toutes nos perceptions, toutes nos pensées, a été remplacée par une certitude absolue : une prétention à la connaissance du réel qui cette fois semble sans borne, et signe sans conteste la psychose. En résumé, l’exemple de l'hallucination nous montre bien que l'on ne peut se passer d'illusion sans sombrer dans la folie...

dm