1) Un idéal de l’imagination : à chacun son bonheur
- Le devoir et la vertu concernent la raison, toujours universelle ; tandis que le bonheur n’est qu’un idéal de l’imagination, et en ce sens, il reste lié à l’expérience singulière et empirique. D’où la sorte de flou, voire de contradiction qui entoure l’idée du bonheur. Kant : « Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience ; et que cependant pour l’idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire ». Donc le bonheur est un idéal de l’imagination. Cela veut dire que l’on projette dans l’absolu des satisfactions dont nous avons fait l’expérience. Cet idéal est aussi divers et subjectif que le sont ces expériences elles-mêmes.
Le bonheur est donc un idéal de l’imagination et non un idéal de la raison comme y prétend la moralité.
- Néanmoins peut-on sérieusement parler d'un idéal égoïste, ou même personnel ? Tout idéal n'est-il pas par définition humaniste ? Il en va de l’imagination du bonheur comme du jugement de goût : en le projetant dans l’avenir, nous le généralisons, nous l’attribuons également aux autres. Nous faisons comme si les autres avaient la même conception du bonheur, tout simplement parce que nous incluons les autres dans notre idéal. D’ailleurs, n'avons-nous pas besoin des autres pour être heureux ? Le bonheur serait-il par définition collectif ?
2) Un idéal humaniste : le bonheur pour tous et le droit au bonheur
- Aristote l'avait déjà dit. "La cité est une communauté de semblables, et qui a pour fin la vie la meilleure possible". Ce dernier associe expressément la recherche du bonheur à l’organisation rationnelle de la vie communautaire. Dans la mesure où l’on en fait un “idéal” et un but, l’on est obligé de généraliser et d’”humaniser”, donc de moraliser et de politiser la recherche du bonheur. Si tous les hommes recherchent également un maximum de plaisir pour une moindre peine, alors le bonheur de l’individu doit être considéré comme solidaire de la prospérité générale.
- Ainsi le veut l'utilitarisme, doctrine de J. Bentham (1748-1832) et de John Stuart Mill (1806-1873) : l'action utile (et donc moralement bonne) est celle qui contribue au plus grand bonheur du plus grand nombre. Par ailleurs l’utilitarisme refuse de situer le bien au niveau des principes ou des intentions (Kant) : pour cette doctrine une bonne action est tout simplement une action dont les conséquences ne nuisent pas à autrui. On parle en ce sens de théorie « conséquentialiste ». « Quelqu’un de bien » est une personne qui réalise son propre bonheur en prenant en compte l’aspiration collective au bonheur, de sorte que le devoir (respecter la loi, respecter les autres) et le bonheur (individuel, mais aussi collectif) se rejoignent à nouveau. Mais dans un esprit plus « social » et plus égalitaire que l’ancien eudémonisme qui était plus élitiste. L’utilitarisme peut se résumer dans cette formule : l’action utile (moralement bonne) est celle conduit au plus grand bonheur pour le plus grand nombre.
- Le bonheur collectif comme revendication sociétale devient même un élément de la philosophie du Droit et, historiquement, un enjeu essentiel de la Révolution française. Il y est question d'un DROIT AU BONHEUR ! En affirmant "Le bonheur est une idée neuve en Europe", Saint-Just fait du bonheur un bien non pas donné mais au contraire un bien à conquérir ; il en fait la finalité même de la politique, du droit, de la démocratie. D’ailleurs le droit au bonheur est clairement énoncé : "Le but de la société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles (...)" (Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, article premier). L'"optimisme" des philosophes du 18è a placé le bonheur dans le développement des Lumières, c'est-à-dire la connaissance et l'intelligence certes, mais aussi le progrès technique, l'éducation, l'hygiène, et bien sûr le confort. Rousseau insiste notamment sur le fait que l'éducation doit contribuer au bonheur, c'est-à-dire au plein épanouissement de l'enfant…
3) Un idéal matérialiste ? La société de consommation (bonheur = confort) et les paradoxes de l'individualisme
- Il est un peu paradoxal d’évoquer un « idéal matérialiste » : ces termes semblent opposés. Mais le rêve humaniste d’un bonheur pour tous a été véhiculé en même temps par une conception égalitariste de l’homme. En effet, pour être compatible avec l’idée de l’égalité, il faut que bonheur soit partageable, et pour qu’il soit partageable, il faut qu’il soit mesurable ! Il faut que ce soit du bien-être mesurable, bref essentiellement du confort matériel. …La civilisation ou la société dite « de consommation » a évolué non seulement du côté de l’utile, mais évidemment du côté de l’utile matériel. Le Bien se réduit aux biens (c’est l’utilitarisme), et les biens se ramènent aux biens matériels (c’est le matérialisme)…
- A la question que chacun se pose légitimement : qu’est-ce que le bonheur pour moi ? la société marchande répond à notre place. Elle le fait en nous sollicitant, en nous proposant toujours quelque chose. Tout se passe comme si l’on cherchait à nous assurer du bonheur en nous assurant contre le malheur, en faisant en sorte que nous ne manquions de rien. Peut-on vraiment croire que la consommation et la consumation de plus en plus rapide des biens matériels puisse revenir au bonheur ? D'une certaine façon le consumérisme fonctionne comme un Surmoi nous commandant de consommer et de jouir de tous les biens possibles : version consumériste et post-moderne de l'"homme de bien" ! (Voir ici le héros du film Fight-club, opposant à la fadeur de la société de consommation un individualisme forcené quelque peu violent…)
- Cela signifie très clairement que la société pense pour nous l’idéal du bonheur. Cela signifie que si l’on s’en tient à cette conception à la fois idéologique et matérialiste du bonheur, il y a de grandes chances pour que nous ayons tous le même idéal du bonheur ! Lorsque Kant écrivait que le bonheur est un idéal de l’imagination, comme quelque chose de personnel, il n’avait sans doute pas prévu que cet idéal une fois dépossédé de toute référence à la moralité justement, devenu inévitablement matérialiste, deviendrait une sorte de standard prévisible et collectif.
- Conséquence : c’est au moment où nous sommes le plus influencés par un modèle du bonheur – modèle matérialiste – que nous sommes, et que nous nous déclarons le plus individualiste ! Pas au sens nietzschéen de la puissance et de l’originalité, mais au sens du consommateur égoïste et mimétique. Paradoxalement la société de consommation pousse à l’individualisme, mais elle nous y pousse tous ensemble, à la manière d’un troupeau (comme dirait Nietzsche). C'est au moment où le désir de singularité est le plus fort que l'uniformisation sociale est portée également à son comble. Chacun veut vivre sa vie et concevoir le bonheur à sa manière propre au moment même où tout le monde précisément rêve à peu près de la même chose (parce que nous rêvons via la "matrice" consumériste qui nous fait rêver, qui veille sur nos rêves en quelque sorte !). Cet individualisme-là n'est pas spécialement ce qu'on appelle l'autonomie.
- Ces dérives étaient prévisibles (utilitaristes, matérialistes, individualistes) dès l’instauration de ce fameux « droit au bonheur », cette noble idée selon laquelle le gouvernement doit veiller au bonheur du peuple. Mais peut-on se laisser imposer une idée du bonheur par la société, par l’Etat, par les marchands?
En voulant réaliser le bonheur des gens, ne provoque-t-on pas le malheur en sacrifiant leur liberté ?
- Alors faut-il renoncer à l'idéal du bonheur si la société est incapable de nous faire rêver autrement, vraiment ? Ne faut-il pas rechercher les conditions d'un bonheur réel, concret et présent (et non plus idéal, abstrait et absent), dont nous pourrions être les premiers artisans ? Peut-être avons-nous trop vite écarté l'importance du vécu, du ressenti, par exemple de la joie, en voulant nous concentrer sur les "raisons" et les idéaux.
dm
