Faire son devoir est-ce renoncer à sa liberté ?

 


D'un côté il semble évident que l’ensemble des devoirs qui nous sont prescrits par la société, les maîtres, le travail, etc. sont d’abord des contraintes et contredisent la liberté si celle-ci consiste à faire ce que l’on veut, ou ce que l’on désire.

D’un autre côté, pourquoi ne voudrais-je pas librement faire mon devoir si je me rends compte qu’il y a plus d’avantages pour moi en accomplissant mon devoir plutôt qu’en le refusant ?

D'où la question : faire son devoir, est-ce vraiment renoncer sa liberté ?

Le devoir, premièrement au pluriel – les devoirs – semble synonyme de contraintes, soit la nécessité d’accomplir quelque chose poussé par une force sociale (ou naturelle), à laquelle je ne saurais m’opposer sans encourir des conséquences négatives pour moi. De ce point de vue le devoir s’oppose clairement au désir égocentrique, à ce qui me plaît simplement. Mais d’un autre côté, le devoir, au singulier, le sens du devoir, renvoie plutôt à la conscience personnelle (surtout s’il s’agit de « mon » devoir), de mes intérêts calculés rationnellement, c’est-à-dire en tenant compte des intérêts d’autrui. De ce point de vue, le devoir rime plutôt avec la volonté rationnelle et avec le bon sens.

Même ambiguïté avec la notion de liberté. Dans un premier sens elle serait manifeste quand mes choix ou mes désirs ne rencontrent aucune contrainte extérieure : le simple pouvoir de faire ce qu’on veut. Mais dans un second sens, on parlera plutôt de la liberté de la volonté elle-même, quand je suis certain que mes choix sont véritablement miens, autonomes. Donc soit la liberté porte sur l’action et le pouvoir d’agir, soit elle porte sur le choix lui-même et sur la volonté.

Notons enfin que « renoncer » n’est pas synonyme de « perdre » : il s’agit finalement d’un choix.

Donc est-ce ma liberté d’action ou ma liberté de conscience que je perds lorsque de décide d’accomplir mon devoir ? La question est finalement de savoir si je suis plus libre en me soumettant volontairement aux devoirs, ou bien si j’affirme ma liberté en refusant d’obéir.

Étant donné que la plupart des devoirs correspondent à des contraintes sociales extérieures, il y a bien au départ une contradiction entre la liberté individuelle et les obligations collectives : il en va du devoir comme du travail, il s’agit avant tout d’une peine contre-nature. Mais si tout le monde faisait ce qui lui plait sans se soucier des autres, il n’y aurait aucune liberté réelle. La liberté absolue ou sans limites n’est-elle pas un mythe ? N’est-ce pas plutôt la prise de conscience de ces contraintes, et la faculté de m’obliger moi-même, qui me rend autonome intérieurement ? Donc faire son devoir ne serait pas renoncer à sa liberté, mais on ne peut nier que cela revient bien quand même à la limiter !  Car penser la liberté en termes de « limites » est quand même paradoxal !

D'un côté les devoirs sont toujours des prescriptions, des ordres « hétéronomes » (provenant d’un « Autre) contraires à ma liberté.

C’est d’abord le cas avec la religion : exemple type de règles imposées par la tradition, une église, un dieu… Cela part du principe que l’homme est « pécheur », naturellement égocentrique, voire mauvais, dangereux pour ses semblables et pour lui-même…

La morale (il est bien de faire ceci, il n’est pas bien de faire cela) en découle. L’éducation est d’abord vécue comme une autorité extérieure s’exerçant contre ma « sauvagerie » naturelle, destinée à la dompter. C’est comme ceci que l'on explique généralement l’existence de la morale : la civilisation consiste à lutter contre les mauvais penchants humains. 

Les lois civiles (Etat, droit) s’imposent également à moi, indépendamment de ma volonté. En interdisant tel ou tel comportement, elles restreignent bien ma liberté d’action. De plus les lois sont « coercitives » c’est-à-dire qu’elles s’appliquent par la contrainte (les forces de l’ordre) et impliquent des sanctions qui peuvent aller jusqu’à la privation de… liberté.

Illustration par l’évocation du texte de Platon, l’anneau de Gygès. Il ressort de ce texte que l'homme n'est pas spontanément quelqu'un de tourné vers la justice et le souci d’autrui. En effet, le berger trouve une bague (qui rend invisible...) et son premier mouvement est de se l'approprier. Cependant, il avait la réputation d'être juste ; ainsi la nature de l'homme est-elle présentée comme injuste et la justice (l’existence des lois punitives) comme une convention nécessaire à la vie commune. Il faut donc retreindre la liberté par les lois et le premier devoir des hommes est de respecter les lois.

 

D'un autre côté le devoir est avant tout l’obéissance à une règle prescrite par soi, en accord avec soi, sans contrainte.

D’abord la liberté totale n’est-elle pas un mythe, une illusion ? Peut-être que lorsque je me crois libre, lorsque je crois que j’agis librement, je suis en réalité déterminé (contraint) par une cause extérieure dont je n’ai pas conscience. C’est la position de Spinoza. Même ceux qui soutiennent la théorie du « libre arbitre » comme Descartes (la liberté de la volonté, dans la pensée, est absolue) admettent que l’on est plus libre en étant raisonnable que en étant fou (et pourtant le fou veut et pense). Donc si l’on peut montrer que faire son devoir est raisonnable, on augmente par là même notre liberté. Rappeler d’abord que la liberté est dans l’esprit et non dans les actes (Leibniz) et ensuite qu’elle augmente avec la raison (Malebranche).

En réalité, d’un point de vue strictement moral, faire son devoir présuppose un consentement qui est signe de liberté et d’autonomie (auto-nomos). C’est reconnaitre que, en écoutant que mes désirs et mes penchants naturels, en croyant faire preuve de liberté, je ne ferais que me soumettre à cette nature !

Celui qui consomme de la drogue peut imaginer qu’il se libère ainsi de la morale paternaliste qui lui interdit de le faire, mais peu de temps après il se retrouve sous la dépendance absolue de cette substance (addiction), perdant toute volonté et toute liberté.

Enfin d’un point de vue politique, obéir à la loi n’est pas renoncer à sa liberté, puisque dans un état civil la seule liberté qui subsiste est justement la liberté civile, compatible avec la liberté de tous. Lorsque j’obéis à la loi, dans une république, je ne fais qu’obéir à une loi que j’ai par avance acceptée. Thèse affirmée notamment par Rousseau. 

 

Néanmoins, il s’agit bien de renoncer à quelque chose en accomplissant son devoir : pouvons-nous y déroger ?

On renonce à une liberté sans limites… et on accepte d’associer la liberté à des limites ; Marx avait critiqué cette idée en disant que c’était une position bourgeoise. Il ironise sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. « La liberté est le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans préjudice pour autrui sont fixées par la loi, comme les limites de deux champs le sont par le piquet d'une clôture. Il s’agit de la liberté de l’homme comme monade isolée et repliée sur elle-même » Autrement dit un propriétaire. La morale bourgeoise ne serait là que pour protéger la domination économique et politique de la bourgeoise. 

Donc pour Marx il ne faut pas cesser de prétendre être libre, il ne faut jamais cesser de se libérer (pour lui, faire la « révolution »).

Mais il y a un domaine où la morale et le devoir sont sans effets sur une liberté qui apparait bien comme sans limites : c’est la liberté d’expression. On sait bien que celle-ci est limitée par la loi, mais en réalité il y a toujours moyen par la métaphore et par le style, de dire et surtout d’écrire ce que l’on pense.

Un écrivain n’a pas à être « moral », il n’a pas à « faire son devoir », sinon celui d’écrire de bons livres.

dm