Joie, bonheur et création

 


1) Qu'est-ce que la joie ?

Dans une perpective moderne, volontiers humaniste, le bonheur nous semble plutôt un idéal, donc finalement tout le contraire d’un vécu. La joie au contraire est un vécu. Mais nous définissons le bonheur comme un état de satisfaction complète et durable : cela ne caractérise pas spécialement la joie. La joie est bien un état, mais un état dynamique, non statique comme le bonheur. Un état qui ne dure pas bien longtemps : à la limite, trop de joie fatigue (probablement parce qu’il y a une espèce de consanguinité entre la joie et la jouissance) !

Demandons-nous au moins si la joie ne serait pas comme un ingrédient déterminant du bonheur. La joie, si modeste, serait-elle le secret du bonheur, voire la solution au problème philosophique du bonheur ? D'abord ce sentiment a le mérite de durer, non certes parce qu’il s’étale dans le temps mais parce qu’il se répète et s’entretient. Une joie répétée ne fait-elle pas, en quelque manière, un bonheur durable ? Alors que l’idéal du bonheur réside dans un avenir plus ou moins utopique, ou bien se terre dans un passé plus ou moins mythique, la joie appartient au présent. Elle est tout entière présente parce qu’elle tout entière vécue. Elle est une intensité vécue. Ne créons-nous pas de cette manière une sorte de disposition permanente au bonheur ? Peut-on faire de la joie une sorte de principe éthique ? Ce n’est pas qu’il existe un devoir d’être joyeux (ce serait quand même un peu fort !), mais quand on a connu la joie on n’a aucune raison de ne pas souhaiter son retour et donc de tout faire dans ce sens. Faire quoi ? Qu’est-ce qui met en joie ?

N’est-ce pas d’abord, tout simplement, la contemplation de la beauté ? Il serait illogique de ne pas relier le concept de beauté et celui de bonheur. La beauté nous emplit de joie, et s’habituer à la contempler peut nous mener au bonheur. Bien entendu nous sommes portés à aimer ce que nous trouvons beau, que cela soit une chose ou un être, une personne. Vivre chaque instant de sa vie avec la personne qu’on aime, parce que nous la trouvons belle (dans tous ses aspects) : quelle définition plus simple et plus convaincante du bonheur ? Certes il y a des beautés sensibles et des beautés plus intellectuelles : les œuvres créées combinent les deux aspects, et contempler peut être un acte complexe qui ne se ramène pas à la passivité. D’où l’idée que la joie serait liée aussi et surtout à la création et pas seulement à la contemplation (de la beauté).

 

2) Joie, connaissance et autonomie selon Spinoza

Selon Spinoza l'homme est capable de perfections, d'acquérir des perfections, et c'est la raison principale pour laquelle il éprouve de la joie : "La joie est le passage de l'homme d'une moindre à une plus grande per­fection...". Insistons sur le mot "passage" car la joie est moins un état, finalement, qu'un mouvement dynamique, un transport de l'âme tout entière essentiellement passager. Par ailleurs Spinoza privilégie ce que Descartes appelait déjà la "joie intellectuelle", indiquant que c'est la connaissance, ou plutôt donc l'accroissement des connaissances qui procure la joie.

C'est bien le savoir, la connaissance, qui constitue la vraie liberté, l'autonomie, le bonheur et en même temps la seule dignité de l'homme. C'est pourquoi du point de vue de Spinoza il n'y a pas de différence entre le devoir, la morale, et l'éthique du bonheur. « Autant que le comporte la vertu humaine [l’homme libre] s’efforcera de bien agir et d’être dans la Joie » (Éthique IV, 50, sc ). Ce « bien agir » est la recherche de ce que Spinoza nomme « l’utile propre », il ne s’agit pas de biens empiriques, imaginaires et aliénants comme les plaisirs, les honneurs et les richesses. L’utile propre est au contraire un bien qui accroît réellement la puissance d’exister de l’individu. C’est le rôle de la raison de définir de tels biens. C’est la connaissance qui rend possible la réalisation de soi selon son Désir. Le niveau le plus intense de cette joie est la « satisfaction de soi », elle est « la joie qu’accompagne l’idée d’une cause intérieure » (Eth. III, 30). La "cause intérieure" désigne tout ce qui provient de soi (par opposition à toutes les formes de dépendance, d'aliénations). Cela définit proprement l’autonomie, la vraie liberté.

L’existence autonome, joyeuse et rationnelle est donc sa propre récompense, elle n’est pas le fruit d’un calcul, elle est l’expression même de l’individu lorsqu’il a atteint la meilleure réalisation de soi et la plus haute satisfaction. Une volonté "bonne" (Kant) ou "droite" (stoïciens), en bref la vertu n'est pas la cause de la joie, la vertu est la joie qui est sa propre cause. Et la vertu ne consiste pas à réprimer ses désirs : « La Béatitude n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu même ; et nous n’en éprouvons pas la joie parce que nous réprimons nos désirs sensuels, c’est au contraire parce que nous en éprouvons la joie que nous pouvons réprimer ces désirs » écrit Spinoza en Eth. V, 42. La joie a beau se situer au-delà du sensuel, elle ne nous interdit pas et ne nous dispense pas (totalement) de la jouissance sensuelle qui conserve sa légitimité, voire sa nécessité. Joie et jouissance sont des termes proches, mais le second conserve une connotation indéniablement sexuelle qui en limite la portée.

Mieux que la jouissance, la connaissance débouche sur la béatitude. En effet la joie qui est atteinte au plus haut sommet de la connaissance se déploie comme une sagesse constante. Il n’y a donc pas de vraie différence de nature entre joie (passage) et béatitude (but), simplement vient un moment où la joie n’est plus susceptible de s’accroître, elle demeure : « Et si la Joie consiste dans le passage à une perfection plus grande, la Béatitude doit certes alors consister, pour l’Esprit, à posséder la perfection même » (Eth. IV, 33, sc).

En même temps cette recherche de l’utile propre est également éloignée de l’égoïsme. Spinoza accorde en effet une place prépondérante à autrui. L’accord avec autrui fait partie de la félicité. Cet accord sera instauré par la raison et donc seule une éthique rationnelle en est capable. C’est dire que la vertu est également générosité : « Le bien que tout homme recherchant la vertu poursuit pour lui-même, il le désirera aussi pour les autres… » (Eth. IV, 37).

Ainsi joie, vertu et connaissance sont-elles étroitement liées. Ensemble, elles forment le bonheur. Ensemble, elles forment la sagesse.

 

3) De la joie au bonheur, via la création

Donc selon Spinoza la seule véritable autonomie et la seule liberté, la seule joie et la seule béatitude résident dans la liberté et dans la joie de penser. Mais penser n'est pas vraiment une fin en soi… Il faut bien avoir réalisé quelque chose, avoir créé une œuvre, intellectuelle, vivante ou matérielle pour éprouver cette joie de contempler. Par exemple le grand-père contemple avec joie ses petits-enfants qui sont pour lui comme un résultat et un prolongement, et un espoir par rapport à sa propre existence.

Créer et/ou féconder constitue sans doute un bonheur plus réaliste que de viser pour soi-même l’immortalité biologique (fantasme qui, même s’il se réalisait, ne garantirait en rien le bonheur, et pourrait même virer à l’enfer !).

Il y a semble-il un lien très étroit entre l'action de créer et le fait d'éprouver de la joie. Celle-ci ne réside pas seulement dans la béatitude (le bonheur au sens strict) de la contemplation de l'œuvre réussie, elle est présente dès l'effort de création, comme condition, excitation, moteur et substance même de cette création. Dans la création (artistique ou autre) nous ressentons une puissance de faire et d'être qui ne peut que nous transporter de joie, parce que nous créons justement l'être, parce que nous donnons l'existence… Le passage de l'individuel au collectif s'effectue exemplairement par le miracle de la création.

Nous donnons à lire, pour terminer, ce texte de Henri Bergson qui peut bien se passer de commentaire :

"Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de l’artiste qui a réalisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. Vous entendrez dire que ces hommes travaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus vives de l’admiration qu’ils inspirent. Erreur profonde ! On tient à l’éloge et aux honneurs dans l’exacte mesure où l’on n’est pas sûr d’avoir réussi. […] Mais celui qui est sûr, absolument sûr, d'avoir produit une œuvre viable et durable, celui-là n'a plus que faire de l'éloge et se sent au-dessus de la gloire, parce qu'il est créateur, parce qu'il le sait, et parce que la joie qu'il éprouve est une joie divine." (Henri Bergson, L'Energie spirituelle, éd. Alcan, p. 24-25)

dm