Qu’est-ce que l’injustice ? Les degrés de l’injustice

 

Georges Rouault, Homo homini lupus (1944-1948)


1) Essai de définition : injustice relative et injustice absolue


a) Définition

Rappelons d'abord le principe de bon sens énoncé par Aristote : "Il n'y a pas d'injustice s'il n'y personne pour nous la faire subir." L'injustice est donc une situation qui implique une victime et un coupable. Il n'y a pas d'injustice dans la nature, entre animaux, etc. Il ne faut donc pas confondre l'injustice avec un simple malheur qui peut être causé par une catastrophe naturelle, une mort accidentelle ou autre. 

Mais d'autre part il n'y aurait pas non plus d'injustice s'il n'y avait pas de droit, ou de lois. Donc l'injustice consiste précisément à être privé de quelque chose auquel on a droit. Plus radicalement, c'est l'impossibilité qui nous est faite de faire valoir nos droits.

Enfin, en vue d'une définition encore plus précise, nous distinguerons deux formes d'injustice : l'injustice relative et l'injustice absolue. La première est de loin la plus courante, mais la seconde délivre l'essence même de l'injustice. Pour cela distinguons avec le philosophe contemporain Jean-François Lyotard, le “tort” et le “dommage”. 


b) Le dommage ou l’injustice relative

La première forme d'injustice est relative au sens où elle n'est que provisoire : elle est réparable, justement grâce à la justice. Un dommage porte atteinte à une personne ou à ses biens, donc directement aux droits de cette personne. Par exemple, le fait d'être victime d'un vol constitue en termes de droit un "dommage" : après avoir fait constater les faits par la police, le citoyen porte plainte (il devient le "plaignant") et ce faisant il déclenche une action en justice menée par les magistrats compétents. Il s'agit bien d'une injustice, mais si le voleur est arrêté, si l'assurance dédommage le client, etc., le dommage peut être comblé et l'injustice réparée (notamment par le paiement de "dommages et intérêts").

 

c) Le tort ou l’injustice absolue

Le "tort", pris dans un sens très particulier, serait une atteinte à la personne particulièrement grave, de telle sorte qu'elle n'admettrait aucune réparation. Plus précisément, le tort porte atteinte au droit pour cette personne d’avoir des droits. Par exemple, nous avons dit que subir une agression constitue un dommage, réparable (relativement) grâce à la justice instituée ; mais si pour telle ou telle raison je ne puis « porter plainte », ou si je ne suis pas entendu par les autorités, cela devient un « tort ». 

LYOTARD, Jean-François, Le différend, 1983 – « Un tort serait ceci : un dommage accompagné de la perte des moyens de faire la preuve du dommage. C’est le cas si la victime est privée de la vie, ou de toutes les libertés, ou de la liberté de rendre publique ses idées ou ses opinions, ou simplement du droit de témoigner de ce dommage. (…) Il est d’une victime de ne pas pouvoir prouver qu’elle a subi un tort. Un plaignant est quelqu’un qui a subi un dommage et qui dispose des moyens de le prouver. Il devient une victime s’il perd ses moyens. »

A partir de là nous pouvons citer deux cas de figure exemplaires.

1) Être contraint de me taire. C’est le cas où je suis privé des moyens de "porter plainte", ou de me faire reconnaître comme victime, ou de me défendre : enfermement abusif par les autorités par exemple, de sorte que l'on n'est entendu par personne (fréquent dans les dictatures), privation des droits de la défense (pas d'avocats), etc. 

La privation du droit pour une victime d'être reconnue comme victime relève du cas précédent. 

2) Être contraint de parler. C’est le cas où je suis obligé de m'accuser moi-même — c'est le cas sous la torture. La torture n'est pas seulement une cruauté, elle est surtout une injustice puisqu'elle vise à extorquer des aveux. Une personne se voit ainsi obligé d'avouer un crime ou un délit qu'elle n'a généralement pas commis : au Moyen-âge les inquisiteurs forçaient des malheureux à s'accuser eux-mêmes d'être des satanistes ou des hérétiques, sous la torture (après quoi, donc, on les condamnait au bûcher, 2è étape du supplice) ; pendant la seconde guerre mondiale, les nazis torturaient les résistants pour leur faire avouer qu'ils étaient des terroristes (alors qu'ils se définissaient comme des résistants : après quoi, donc, ils les fusillaient).

Citons un exemple d’injustice dans l’histoire récente liée à la position idéologique connue sous le nom de « négationnisme », attitude qui consiste à nier l’existence des chambres à gaz utilisées dans les camps d’extermination nazis, donc à nier toute tentative d’extermination (ou « génocide »), et donc à nier le statut de victimes des juifs en général. Quel est l’argument du pseudo historien révisionniste Robert Faurisson ? Il écrit : « J’ai analysé des milliers de documents. J’ai inlassablement poursuivi de mes questions spécialistes et historiens. J’ai cherché, mais en vain, un seul ancien déporté capable de me prouver qu’il avait réellement vu, de ses propres yeux, une chambre à gaz » (cité par Lyotard, op. cit.). Mais, pour avoir vu de ses propres yeux une chambre à gaz, il faudrait avoir été gazé (car elles étaient dissimulées, puis ont été détruites avant l’arrivée des alliés - pas toutes) ! En d’autres termes il faudrait être mort. Il n’est pas possible d’en témoigner directement en tant que victime et cela revient à exiger un type de preuve impossible à fournir. Il s’agit donc bien d’un cas d’injustice absolue – le tort – au sens de J.-F. Lyotard. Avec le gazage (auquel l’on ne saurait réchapper, donc pas de témoins) et avec la crémation (disparition de toute trace), les nazis avaient quasiment inventé le « crime parfait » à très grande échelle. (La « division » même des tâches, bien en phase avec le machinisme dénoncé par Chaplin dans Les temps modernes, réussit même la prouesse de déresponsabiliser voire de déculpabiliser les individus impliqués dans le processus criminel…) Pourtant il existe des preuves matérielles irréfutables de l’existence historique des chambres à gaz (même sans témoins… gazés), de même qu’est prouvée et chiffrée scientifiquement la réalité du génocide perpétré dans ces camps. Aussi l’allégation de R. Faurisson plus haut s’avère mensongère et de pure mauvaise foi. On estime à 5.500.000 le nombre des victimes juives du système concentrationnaire nazi, entre le 1er septembre 1939 et le 8 mai 1945, et ceci rien que pour les victimes juives (dont 3 millions de polonais, et 75000 français), soit 48 % de la population juive européenne ! Sans compter donc les autres ethnies ou autres catégories (de « sous-hommes ») persécutées par les nazis durant cette période… C’est donc une formidable injustice qui est faite aux victimes de l’holocauste par ces pseudo-historiens – injustice répétée, aggravée – que de leur refuser le statut de victimes et donc le droit de demander réparation. Rappelons que celle-ci fut accordée par la communauté internationale, d’une part avec la création de l’Etat d’Israël le 14 mai 1948 votée par les Nations-Unies (laquelle fondation a d’ailleurs causé une autre injustice, « collatérale », dont furent victimes cette fois les Palestiniens expulsés des territoires sans vraie compensation politique, problème non réglé à ce jour) et d’autre part avec la tenue du fameux procès de Nuremberg (20 nov. 1945 – 1 oct. 1946) intenté par les puissances alliées contre 24 des principaux responsables du Troisième Reich - ainsi un tribunal a bel et bien reconnu leurs crimes. C’est pourquoi aujourd’hui le négationnisme n’est pas seulement considéré comme une erreur historique, une déformation idéologique de l’histoire, mais bel et bien comme une infraction grave punissable par la loi (et la défense de la « liberté d’expression » n’y change rien, car on sait que cette liberté a des limites, précisément celles de la loi), faisant à juste titre du négationnisme la pure expression d’un parti-pris raciste, en l’occurrence antisémite (évidemment dissimulé comme tel).

 

2) Y a-t-il des lois injustes ?

 

Rappelons bien ce qu'est l'injustice : l'impossibilité qui nous est faite de faire valoir nos droits. La question devient désormais : cette impossibilité peut-être provenir de la justice, ou de la loi elle-même ? Il est bien évident que l'exemple de la dictature précédemment évoqué constitue une première réponse. Il est évident aussi que même dans une démocratie les magistrats eux-mêmes peuvent se tromper, commettre des erreurs et des fautes, donc occasionnent des injustices : les fameuses "erreurs judiciaires"… Mais nous allons plutôt faire porter notre réflexion sur le droit lui-même et sur la loi. Qu'est-ce qu'une loi injuste?

1° D'abord on connaît et on a connu, à travers l'Histoire, des exemples de lois manifestement contraires aux Droits de l'Homme et du Citoyen, comme ce fut le cas avec les lois nazies, discriminatoires et racistes. On peut encore citer l’« apartheid », ce système étatique raciste en vigueur en Afrique du sud jusqu’en 1994.

2° On peut citer ensuite les lois (trop générales, équivalent de facto à une absence de lois et de limites) qui protègent une liberté de propriété ou une liberté d'entreprise totales, au détriment de l'égalité et de la protection des personnes : par exemple des Etats promouvant l’ultra-libéralisme économique, qui souhaite autoriser la liberté de licenciement sans contrôle et sans condition... 

3° Citons maintenant les lois politiques et les politiques légales qui veulent appliquer l'égalité absolue par la force, au détriment de la liberté, comme ce fut le cas avec les dictatures communistes. 

4° Ajoutons les Etats qui veulent instituer la fraternité par un dictat religieux et finalement par la violence, bafouant l'humain au nom de Dieu : cas de l'islamisme intégriste ou "fascisme vert" qui érige le « sacrifice de sa vie » en vertu suprême…

5° Plus simplement, plus couramment, il y a toutes ces lois mal faites et inapplicables, inappropriées, ou bien encore toutes les lois dépassées, obsolètes, contraires à l'émancipation des mœurs (l'interdiction totale de l'avortement, toutes les lois sexistes ou homophobes, etc.). 

6° L’injustice se montre enfin et surtout lorsque la loi n'est pas appliquée du tout, mais cette fois c’est l’Etat lui-même qui est en cause : par « laxisme » des autorités, ou par malhonnêteté, corruption, voire capitulation de la part des magistrats (n’oublions pas que les « procureurs », dans certains pays, restent dépendants du pouvoir politique). Cela reste évidemment exceptionnel. De plus, c'est la Justice (l'Institution) qui est ici en cause, et non le Droit ou la loi elle-même.

Le critère fondamental du Droit reste le contrat. Celui-ci implique certainement le respect de la loi, mais en amont l’acceptation de la loi suppose l’effectivité du débat, républicain, démocratique, renforçant une sorte de « pacte » entre l’Etat et le citoyen. Un Droit qui s’éloignerait de ces critères fondateurs perdrait du même coup sa légitimité. L’injustice serait la conséquence d’une rupture du contrat (social, républicain). Par-là se poserait la question d’un droit à la désobéissance (ou droit à la rébellion), lequel deviendrait légitime lorsque le Droit enfreint lui-même les principes qui le fondent. 

Le Droit n’est pas infaillible. Il doit constamment s’ajuster à la société, dans le respect de ce qui le fonde : là réside sa rationalité, et les conditions même de la justice. Le Droit doit pouvoir être révisé, car il n’est pas une fin en soi. En effet le Droit est finalement au service de la liberté, il a pour mission de la rendre effective.

 

Réflexion annexe : existe-il un droit à la révolte (insoumission, désobéissance civile, émeute…) et dans quelles situations ? Quelques pistes...

Arguments contre : 

- développer d’abord l'argument de principe selon lequel on doit obéissance à la loi dans tous les cas (raison morale) ; nuancer avec l’argument (voir texte de Pascal ci-dessous) selon lequel il vaut mieux ignorer la justice plutôt que de risquer la guerre civile ; puis l’argument de Kant (également texte ci-dessous selon lequel, dans une république, le peuple se révolterait en quelque sorte contre lui-même, ce qui est illogique. 

Arguments pour :

- l'Etat n'est pas neutre (il est le représentant de la classe dominante, par ex. la bourgeoisie), donc le Droit non plus ; dans certaines situations historiques, la révolte (et la violence qui l'accompagne) devient la seule solution pour faire cesser une injustice, une tyrannie ; la désobéissance à une loi ou à un ordre est un devoir lorsque ceux-ci sont eux-mêmes illégaux ou inhumains (ex. un officier ordonnant au soldat de tuer femmes et enfants) ; rappeler le principe (non-violent) de « désobéissance civile » et son efficacité, car il repose bien plus sur la résistance que sur la révolte proprement dite.

PASCAL Blaise, Pensées, éd. Brunschvicg, § 313, 320, 326 - « 313. – Le plus grand des maux est les guerres civiles. Elles sont sûres, si on veut récompenser les mérites, car tous diront qu’ils méritent. Le mal à craindre d’un sot, qui succède par droit de naissance, n’est ni si grand, ni si sûr. - 320. – Les choses du monde les plus déraisonnables deviennent les plus raisonnables à cause du dérèglement des hommes. Qu’y a-t-il de moins raisonnable que de choisir, pour gouverner un Etat, le premier fils d’une reine ? L’on ne choisit pas pour gouverner un bateau celui des voyageurs qui est de meilleure maison. Cette loi serait ridicule et injuste ; mais parce qu’ils [les hommes] le sont et le seront toujours, elle devient raisonnable et juste, car qui choisira-t-on ? Le plus vertueux et le plus habile ? Nous voilà incontinent aux mains, chacun prétendant être ce plus vertueux et ce plus habile. Attachons donc cette qualité à quelque chose d’incontestable. C’est le fils aîné du roi ; cela est net, il n’y a point de dispute. La raison ne peut mieux faire, car la guerre civile est le plus grand des maux. - 326. – Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il faut lui dire en même temps qu’il faut y obéir parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. Par-là voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre proprement cela et que proprement c’est la définition de la justice. »

KANT Emmanuel, Sur l’expression courante : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique, cela ne Vaut rien (1-93) - « Toute opposition au pouvoir législatif suprême, toute révolte destinée à traduire en actes le mécontentement des sujets, tout soulèvement qui éclate en rébellion est, dans une république, le crime le plus grave et le plus condamnable, car il en ruine le fondement même. Et cette interdiction est inconditionnelle, au point que quand bien même ce pouvoir ou son agent, le chef de l’État, ont violé jusqu’au contrat originaire et se sont par-là destitués, aux yeux du sujet, de leur droit à être législateurs, puisqu’ils ont donné licence au gouvernement de procéder de manière tout à fait violente (tyrannique), il n’en demeure pas moins qu’il n’est absolument pas permis au sujet de résister en opposant la violence à la violence. En voici la raison : c’est que dans une constitution civile déjà existante le peuple n’a plus le droit de continuer à statuer sur la façon dont cette constitution doit être gouvernée. Car, supposé qu’il en ait le droit, et justement le droit de s’opposer à la décision du chef réel de l’État, qui doit décider de quel côté est le droit ? Ce ne peut être aucun des deux, car il serait juge dans sa propre cause. Il faudrait donc qu’il y eût un chef au-dessus du chef pour trancher entre ce dernier et le peuple, ce qui se contredit. »

dm