Autrui, le Prochain

 

Le bon Samaritain, de Luca Giordano


1. - Le respect et l’amour du prochain

– Au commencement, au moins dans notre culture plus que bimillénaire, il y a ce commandement biblique : "tu aimeras ton prochain comme toi-même". La formule suppose d'abord que l'on s'aime soi-même, ce qui n'est pas évident… Mais s'il s'agissait de l'amour narcissique, l'amour de soi que l'on sait égoïste et illusoire par définition, l'amour porté à autrui risquerait de souffrir de la même ambiguïté. Il faut donc admettre qu'il s'agit plutôt de l'amour propre, c'est-à-dire le respect que l’on a pour soi-même. Dans l'absolu, un tel respect pour la personne porte d'abord sur l'existence même, c'est le respect de la vie, de la vie qui nous a été donnée. Si bien qu'il est possible de relier ce principe au commandement premier : "tu ne tueras point". Cependant il s'agit ici d'un commandement religieux et non d'un principe philosophique, puisque d'une part il provient d'un Grand Autre non-humain (Dieu) et d'autre part il n'est pas fondé en raison mais sur la croyance et l'obéissance pure. 

Généralement il a été donné une interprétation morale, philosophique et morale, dudit commandement. Ainsi avec Kant, comme nous allons le voir, aimer son prochain devient un devoir. Il a été donné aussi une signification plus sociale et politique, comme avec Auguste Comte et sa « religion de l’humanité »…

La forme religieuse du respect d'autrui, en tant que telle, est révélatrice d'un paradoxe inhérent le mot Prochain. A la fois le prochain m'est proche (il est une déclinaison du semblable, en ce sens), c'est l'autre homme et l'autre sujet, et il est très éloigné (comme Dieu peut l'être des hommes), c'est l'Autre absolu, voire l'Étranger en un sens inédit. N’oubions pas que "prochain" conserve la signification temporelle d'un à-venir, une transcendance. "Tenir en respect" signifie garder ses distances, tenir à distance, ne pas toucher... Le prochain est donc autrui en tant qu'autre, différent, aimable certes mais au sens de respectable.

– Emmanuel Kant : "Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. "

Kant énonce le principe du respect sans aucune ambiguïté. Il oppose d'abord les choses et les personnes, les moyens et les fins. L'homme existe comme fin en soi et jamais seulement comme un moyen… La valeur de l'être humain, en tant qu'Humanité et en tant que Personne individuelle, est absolue et inconditionnée. Le respect que l'on porte à autrui ne peut pas être conditionné par tel ou tel avantage ou intérêt que je lui porte par ailleurs. Ce qui définit une personne en tant que telle n'est donc pas le caractère, la "personnalité", les qualités individuelles, mais simplement son humanité et la dignité qui s'attache à cette appartenance. Kant croit utile toutefois de préciser ce qui définit un homme, une personne : disposer d'une raison. D'ailleurs les principes de la moralité apparaissent objectifs et rationnels : aimer son prochain est un devoir, une obligation morale, quels que soient les sentiments qu'on éprouve par ailleurs. Nous pouvons aussi bien en déduire le principe même des Droits de l'Homme, que l'on peut ramener à quelques formules : un homme en vaut un autre, la dignité ne se discute et ne se négocie pas, tout homme a droit au respect.

 

2. - L'altruisme et la "religion de l'Humanité" (Auguste Comte)

Au sens courant l'altruisme désigne l'idée commune selon laquelle il faut se soucier d'autrui, de sa dignité mais aussi de son bien-être, ce qui peut inclure une forme de "générosité" naturelle – très peu kantienne par conséquent. Plus sérieusement ou rationnellement, le philosophe français Auguste Comte (19è) a développé une doctrine qu'il appelle "l'altruisme" ou la “religion de l’humanité” et dont la devise serait : “vivre pour autrui”. Comte insiste sur le fait que non seulement les hommes sont solidaires objectivement, dans l’espace qu’ils habitent, mais ils le sont subjectivement, dans le temps, puisque, comme le dit Pascal : “toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement”. L’Humanité ainsi entendue exige notre adhésion et le plein développement de “la principale propriété de notre espèce” que Comte appelle “l’amour universel”. Ceci en passant par l’attachement, qui est le lien le plus fort mais ne liant que deux êtres en même temps, et la vénération envers les supérieurs. Attachement, vénération, bonté (ou “amour universel”) sont les trois instincts sociaux lesquels, réunis, fondent l’altruisme qu’il faut donc opposer essentiellement à l’égoïsme. Le reproche que l'on peut émettre à l'encontre de cette doctrine est justement son caractère …autoritaire (on vous obligera à vous aimer… et à vous sacrifier pour les autres), et d'autre part le fait que l'individualité soit niée en tant que telle, absorbée dans le respect absolu pour l'Humanité universelle. Il est une forme de relation à autrui, et même au Prochain, qui permet d'éviter à la fois le formalisme du commandement kantien et l'autoritarisme de la religion de l'humanité : c'est tout simplement l'amitié.

 

3. - L'amitié

Aristote : "L'amitié semble être le lien qui unit les cités, et les législateurs semblent y avoir attaché plus d'importance qu'à la justice même : car la concorde a déjà quelque chose qui ressemble à l'amitié ; et c'est elle qu'ils aspirent à établir, tandis qu'ils s'efforcent de bannir la discorde, comme étant le plus redoutable fléau des Etats. D'ailleurs, supposez les hommes unis par l'amitié, ils n'auraient pas besoin de la justice ; mais, en les supposant justes, ils auront encore besoin de l'amitié ; et certes, ce qu'il y a de plus juste au monde, c'est la justice qui peut se concilier avec la bienveillance." (Éthique à Nicomaque)

Emmanuel Kant : "L'amitié (considérée dans sa perfection) est l'union de deux personnes liées par un amour et un respect égaux et réciproques." (Métaphysique des mœurs)

Contrairement à la "personne" morale" et à l'humanité universelle", l'ami est un être réel et singulier. Cela nous ramène à la signification étymologique d’autrui, qui est cet autre-ci. L'amitié se présente donc comme une forme concrète et praticable de l'amour du prochain. Déjà dans l'Antiquité l'amitié est considérée comme une vertu, c'est-à-dire une disposition bénéfique qui permet aux hommes de s'apprécier comme des individus égaux et libres. Même si dans ce contexte antique elle reste très sélective et aristocratique…

Montaigne, en parlant de son ami Etienne de La Boétie, en donne une version plus moderne et plus originale. La formule célèbre "parce que c’était lui et parce que c’était moi" exprime une sorte de respect pour l'identité et pour la liberté de l'autre : c'est parce qu'il était simplement lui-même, parce que je le respectais comme tel, et réciproquement, que nous étions amis. L’amitié me fait saisir autrui comme infiniment proche de moi, car comme moi, il est infiniment différent et unique. L’amitié porte ainsi, non uniquement sur la “personne”, au sens de Kant, mais sur l‘individu dans ses aspects les plus concrets et les plus divers. L’amitié c’est justement de pouvoir choisir, chez quelqu’un, le trait qui nous plaît, et qui nous plaît justement dans sa singularité.

Il y a des amitiés qui sont de simples "copinages", de la camaraderie : le fait de bien s'entendre, de partager des activités communes ou un sort commun (le "semblable" !). Inversement il y a des amitiés quasi-amoureuses, fusionnelles, ou bien fondées sur la fascination réciproque. Et puis il y a cette amitié plus profonde dont parle Montaigne, dans laquelle autrui est reconnu à la fois comme prochain et comme "lointain", comme familier et comme étranger, bref comme un alter ego. C'est aussi une synthèse de l'affection et du respect : l'affection qui attire, le respect qui maintient la distance.

 

4. - La solidarité

Fraternité. - Cependant l’on ne peut pas bâtir toute une éthique, et encore moins une philosophie politique sur la seule amitié qui ne concerne a priori que les relations interpersonnelles. La fraternité désigne justement une amitié plus sociale ou plus collective. Il s'agit d'un concept avant tout politique. Ce n'est pas un état naturel, un fait biologique, mais un choix politique. Il se fonde d'abord sur une reconnaissance de l'égalité de droit (Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen) mais également sur une promesse rarement tenue dans les faits : celle de la solidarité. Nous voulons parler de l'entraide comme valeur sociale essentielle. Nos démocraties occidentales insistent beaucoup sur la liberté, un peu sur l'égalité, mais très peu sur la fraternité ou la solidarité… 

Démocratie - La reconnaissance d'autrui en tant qu'individu et en tant que peuple est la démocratie. Mais la vraie démocratie est cosmopolitique, elle ne peut pas appartenir à une nation ou à un Etat, fût-il républicain… En un sens, même, la démocratie est toujours "étrangère" aux Etats, au Pouvoir en général. On a certainement tort de penser la démocratie exclusivement dans sa formulation républicaine, une démocratie par et pour les sujets citoyens. Cette condition nuit considérablement à la généralisation philosophique (autant que politique) du concept de démocratie. On voudrait ramener la démocratie à une forme de gouvernement et de pouvoir du Peuple. Or ce qui marque la démocratie est bien plutôt une forme d'impouvoir constitutive. Il y a une faiblesse constitutive de la démocratie en tant qu'elle soutient (elle devrait) soutenir l'individu privé de toit ou de droits, l'étranger en difficulté, en situation irrégulière… Dans son essence, la démocratie est d'abord une "démocratie des étrangers" : l'étranger étant la forme concrète et bien réelle du prochain.

dm