Le langage est-il rationnel ?

 


Introduction

Nous savons que la recherche de la Vérité – sinon la possession de celle-ci – est la signature de toute démarche philosophique authentique. Or la philosophie a promu le discours rationnel comme condition d’accès à la vérité, comme l’être-vrai des choses, le réel contraire de l’illusion. Pour elle, « parler le langage de la raison » est un impératif, mieux même : c’est un pléonasme !

Certes le langage n’est pas d’emblée ou pas toujours rationnel, il semble bien d’abord expressif, et vise avant tout la communication entre les êtres. Mais le langage comporte une rationalité intrinsèque en tant que système forcément cohérent : toute langue en effet se définit comme un système de communication, conventionnel beaucoup plus que « naturel » chez les humains. De plus, le langage se veut avant tout porteur de sens et de significations. A ce titre il ne sert pas seulement la raison mais aussi l’imagination. Il existe notamment une « fonction poétique » du langage que d’aucuns jugent essentielle.

A l’échelle de l’humanité, le langage constitue le socle de la culture et la condition de la vie sociale : il est avant tout une fonction de communication.

A l’échelle individuelle, c’est par le langage que l’homme exprime sa pensée : il pense, il n’est conscient et il ne raisonne que dans l’élément du langage.

L’apparition de la faculté linguistique est un phénomène long, lié à l’évolution de la boite crânienne et aux techniques de fabrication d’outils de l'Homo habilis (plus de 2 millions d'années) jusqu’à l’Homo sapiens beaucoup plus récent : "outils pour la main et langage pour la face sont deux pôles d’un même dispositif" affirme l’anthropologue Leroi-Gourhan.

Quelques définitions :

1° D’abord la langue : la langue représente un système particulier de mots, un ensemble fixé dans une société donnée (ainsi parle-t-on de la langue française ou anglaise), un pur produit de l'évolution sociale et ethnique.

2° Le langage lui-même se définit comme la principale faculté humaine de communication. Elle est universelle, tous les hommes la possèdent malgré les handicaps ou les pathologies possibles. Le problème est celui de la finalité de cette fonction : expression de soi, de l'être, communication vers l'autre (et donc rationalité), création du sens et de la signification (et donc connaissance) ?

3° La parole, ensuite, désigne l’acte individuel par lequel s’exerce concrètement la fonction du langage, et ceci grâce aux organes de la phonation (glotte, pharynx, etc.). Comme tout acte, cet acte de parole suppose un sujet. Et comme tout acte encore, il peut changer la réalité : la parole n'est pas sans conséquences…

Il y a une grande différence entre le langage humain et le langage animal. Le cri des animaux exprime un affect, une émotion, parfois il annonce un comportement ou répond à celui d'un congénère. Il y a bien communication animale au moyen d’un langage. Pourtant ce langage n'est pas articulé en phrases (le cri constitue par lui-même une phrase, un message). Chaque langage animal est un code comportant des signaux ayant une signification précise et limitée, donc il n’est pas aussi individualisé que le langage humain ; l’homme dispose lui aussi d’un code, la langue qu’il utilise, mais il peut en faire varier infiniment la signification. Entre le langage animal et le langage humain, il y a la même différence qu’entre l’instinct et le comportement conscient, volontaire.

Émile Benveniste : le symbole et la culture

 


« En posant l'homme dans sa relation avec la nature ou dans sa relation avec l'homme, par le truchement du langage, nous posons la société. Cela n'est pas coïncidence historique mais enchaînement nécessaire. Car le langage se réalise toujours dans une langue, dans une structure linguistique définie et particulière, inséparable d'une société définie et particulière. Langue et société ne se conçoivent pas l'une sans l'autre. L'une et l'autre sont données. Mais aussi l'une et l'autre sont apprises par l'être humain, qui n’en possède pas la connaissance innée. L'enfant naît et se développe dans la société des hommes. Ce sont des humains adultes, ses parents, qui lui inculquent l'usage de la parole. L'acquisition du langage est une expérience qui va de pair chez l'enfant avec la formation du symbole et la construction de l'objet. Il apprend les choses par leur nom ; il découvre que tout a un nom et que d'apprendre les noms lui donne la disposition des choses. Mais il découvre aussi qu'il a lui-même un nom et que par là il communique avec son entourage. Ainsi s'éveille en lui la conscience du milieu social où il baigne et qui façonnera peu à peu son esprit par l'intermédiaire du langage.

À mesure qu'il devient capable d'opérations intellectuelles plus complexes, il est intégré à la culture qui l'environne. J'appelle culture le milieu humain, tout ce qui, par-delà l'accomplissement des fonctions biologiques, donne à la vie et à l'activité humaine forme, sens et contenu. La culture est inhérente à la société des hommes, quel que soit le niveau de civilisation. Par la langue, l'homme assimile la culture, la perpétue : ou la transforme. Or comme chaque langue, chaque culture met en œuvre un appareil spécifique de symboles en lequel s'identifie chaque' société. La diversité des langues, la diversité des cultures, leurs changements, font apparaître la nature conventionnelle du symbolisme qui les articule. C'est en définitive le symbole qui noue ce lien vivant entre l'homme, la langue et la culture. » (Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale)


E.B. est un linguiste célèbre par sa "théorie de l'énonciation", cad l'étude du langage "en situation", le langage comme phénomène social. Le thème du texte est précisément le rapport entre langage, société et culture. Le problème est de savoir comment opère cette union : est-ce un fait historique ou une nécessité structurelle ? La thèse de l'auteur apparaît à la fin du texte : "c'est en définitive le symbole qui noue ce lien vivant entre l'homme, le langage et la culture". On atteint cette conclusion par trois étapes : 1) langue et société sont intrinsèquement nouées ; 2) : l'acquisition du langage chez l'enfant est une expérience sociale ; 3) : la langue est le véhicule d'une culture, inhérente à toute société

L’historien ne peut-il examiner le passé qu’en fonction de son présent ?

 


Hérodote (484 - 425 av. J.-C.)

Habituellement on fait remarquer qu’il est indispensable de connaître le passé pour comprendre le présent, par fournir des explications en profondeur et non superficielles ; mais inversement, comment comprendre le passé sans tenir compte du présent qui nous fournit un point de vue particulier, qu’on le veuille ou non ? L’historien ne peut-il examiner le passé qu’en fonction de son présent ?

L’historien n’est pas seulement quelqu’un qui se contente de raconter le passé (certains romans le font aussi) : il est un adepte et un praticien de la science historique. L’histoire, comme discipline, est la connaissance du passé et du devenir des hommes, dans leurs dimensions sociales, politiques, militaires, mais aussi culturelles. Cette science est particulière en ceci qu’elle est force d’étudier un objet disparu, inobservable dans le présent. Mais l’historien lui est bien un homme du présent. Un présent fait d’appartenances multiples : politiques, nationales, culturelles. 

La conscience historique et le « devoir de mémoire »

 


La conscience historique et l'historicité


Conscience historique. – Si la Raison est historique (Hegel), a fortiori la Conscience l'est aussi. Rappelons d'abord que la capacité en général de se "re-présenter" quelque chose est liée au temps. Comme l’écrit Kant, « Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-même et de notre état intérieur. » La conscience est une forme élaborée de ce « sens interne ». Donc un homme qui aurait perdu toute conscience de son passé, c'est-à-dire sa mémoire, ne pourrait être dit pleinement conscient. On comprend que les troubles de la mémoire tels que l’amnésie soit un drame pour un sujet…

Comme l’écrit Raymond Aron : « Nous pensons tous historiquement, nous cherchons spontanément des précédents dans le passé, nous nous efforçons de situer le moment présent dans un devenir » (Dimensions de la conscience historique, 1961).

L’Histoire est-elle une science ?

 


Le statut épistémologique de l’histoire, dans le concert des sciences dites “positives”, est un cas intéressant et paradoxal, car rien n’est plus attaché à la vérité (des faits) que l’historien - lequel pourrait être comparé à une sorte de détective - alors même son "objet réel" fait défaut, par nature, puisqu’il s’agit du passé. Un passé toujours singulier dont on ne saurait extrapoler des « lois » et encore moins des prédictions pour l’avenir. En outre l’objectivité de l’historien est souvent mise en question tant il est vrai qu’une part de subjectivité (une bonne et une mauvaise comme nous le verrons) est requise dans l’exercice de cette discipline.

Julien Benda : "La trahison des clercs"

 


« Nous disions plus haut que la fin logique de ce réalisme intégral professé par l’humanité actuelle, c’est l’entretuerie organisée des nations ou des classes. On en peut concevoir une autre, qui serait au contraire leur réconciliation, le bien à posséder devenant la terre elle-même, dont elles auraient enfin compris qu’une bonne exploitation n’est possible que par leur union, cependant que la volonté de se poser comme distinct serait transférée de la nation à l’espèce, orgueilleusement dressée contre tout ce qui n’est pas elle. Et, de fait, un tel mouvement existe ; il existe, par-dessus les classes et les nations, une volonté de l’espèce de se rendre maîtresse des choses et, quand un être humain s’envole en quelques heures d’un bout de la terre à l’autre, c’est toute la race humaine qui frémit d’orgueil et s’adore comme distincte parmi la création. Ajoutons que cet impérialisme de l’espèce est bien, au fond, ce que prêchent les grands recteurs de la conscience moderne ; c’est l’homme, ce n’est pas la nation ou la classe, que Nietzsche, Sorel, Bergson exaltent dans son génie à se rendre maître de la terre ; c’est l’humanité, et non telle fraction d’elle, qu’Auguste Comte invite à s’enfoncer dans la conscience de soi et à se prendre enfin pour objet de sa religion. On peut penser parfois qu’un tel mouvement s’affirmera de plus en plus et que c’est par cette voie que s’éteindront les guerres interhumaines ; on arrivera ainsi à une « fraternité universelle », mais qui, loin d’être l’abolition de l’esprit de nation avec ses appétits et ses orgueils, en sera au contraire la forme suprême, la nation s’appelant l’Homme et l’ennemi s’appelant Dieu. Et dès lors, unifiée en une immense armée, en une immense usine, ne connaissant plus que des héroïsmes, des disciplines, des inventions, flétrissant toute activité libre et désintéressée, bien revenue de placer le bien au-delà du monde réel et n’ayant plus pour dieu qu’elle-même et ses vouloirs, l’humanité atteindra à de grandes choses, je veux dire à une mainmise vraiment grandiose sur la matière qui l’environne, à une conscience vraiment joyeuse de sa puissance et de sa grandeur. Et l’histoire sourira de penser que Socrate et Jésus-Christ sont morts pour cette espèce. » (Julien Benda, dernières lignes de la Trahison des Clercs, 1927)


« La trahison des clercs » : les « clercs » désignent en 1927 les « intellectuels » qualifiés de « réalistes », ceux qui pour Julien Benda et quelques autres ont abandonné tout idéal humaniste. Morosité intellectuelle de l’entre-deux guerres… Le texte part du constat d’un découragement et même d’une trahison des intellectuels, et pourtant il nous interpelle sur progrès et la réconciliation historique de l’Humanité.

L'auteur soutient que le "réalisme intégral" a tort, l’humanité est portée par un idéal (= elle-même) et l’Histoire a bien un sens : de l’unification de toutes les nations et de toutes les classes, naîtra une humanité fraternelle sûre de sa puissance, pouvant se passer de toute croyance au divin.

En matière d’Histoire et de Politique, le réalisme désanchanté a-t-il chassé tout idéal de grandeur et de conquête ? Peut-on croire encore en l’avenir d’une humanité enfin autonome, au progrès, à la fraternité future des peuples ? Jusqu’à remplacer la foi en Dieu ?

La philosophie de l’Histoire et la question du Sens de l’Histoire

 


L’ère historique : l'Histoire a-t-elle un commencement ?

 

On peut définir de trois façons différentes l’"ère historique", c'est-à-dire la réalité de l'Histoire, le fait que l'homme vit "dans" l'Histoire et en prend conscience. La question est de savoir ce qui distingue l'Histoire (humaine) de la simple Évolution (naturelle). Trois critères peuvent être proposés, allant du plus large (et ancien) au plus étroit (et récent), qui permettent à chaque fois de caractériser l'existence de l'Histoire par opposition à un état "pré" ou "an" historique. Ces trois critères sont liés au propre de l'homme : le langage articulé.

Philosophie et science de l'histoire (problématique)

LES DEUX SENS DU MOT HISTOIRE. Le terme d’Histoire est ambigu et désigne deux ordres de réalité fort différents. D’une part, les événements, les actes, les faits du passé, c’est-à-dire la réalité historique objective ; d’autre part, la connaissance de ce passé : réflexion et recherche, voire science rigoureuse du devenir des hommes et des sociétés, qui représentent la face subjective de l’histoire. La situation de l’homme par rapport à l’Histoire - sa condition d'observateur-observé, est à l’origine de cette ambiguïté.

PHILOSOPHIE ET SCIENCE DE l'HISTOIRE. L'Histoire comme connaissance du passé peut prendre à son tour deux formes : il y a d'une part la philosophie de l'Histoire, comme réflexion, compréhension du passé, et d'autre part la science de l'Histoire comme discipline scientifique. Les procédures et finalités de ces deux formes de discours sont assez différentes. La première tente de comprendre la fois la totalité de l'Histoire et le sens des grands évènements historiques. La seconde étudie les faits historiques, les établit dans leur vérité et tente de les expliquer ; enfin elle se prolonge comme chronique du présent (journalisme). 

HISTOIRE OU HISTOIRES ? Une autre ambiguïté subsiste, provenant cette fois du fait que l’Histoire (comme recherche) consiste d’abord en un récit des événements passés. Après tout, “raconter une histoire” s’entend généralement d’abord à propos des fables et des fictions, même si l'Histoire, en tant que discipline, peut aussi revêtir la forme d'un récit. Tel est bien le sens du mot latin "historia" ; mais par ailleurs son équivalent en grec signifiait plutôt "recherche", "enquête", mettant alors l'accent sur la connaissance. C’est donc le problème de la vérité qui se trouve posé, mis en question dans le terme même d’”histoire”. Et c’est clairement l’objectif premier de la science historique de découvrir la vérité… Mais l’histoire est-elle une vraie science ?

SENS OU CONSCIENCE DE L'HISTOIRE ? - Mais le problème spécifiquement philosophique reste celui du sens de l'Histoire. Le mot « sens » désigne tout à la fois : la signification d’une chose, son orientation, et son but. Comment les hommes doivent-ils interpréter d’abord leur présence sur terre (qui sont-ils vraiment, pourquoi sont-ils là), puis leur évolution, leur transformation collective ? Si l’on admet l’hypothèse d’un « progrès » à travers l’histoire, comment le caractériser ? L'humanité est-elle promise à une fin, à un achèvement glorieux… ou au contraire à une disparition sans reste et catastrophique, comme si tout cela n’avait aucun sens précisément ?

L'Histoire a donc un sens… ou pas, mais ce qui importe, n'est-ce pas plutôt la conscience de l'Histoire, c'est-à-dire précisément cette forme de conscience historique – au présent – qu'on appelle la Mémoire ? C'est l'obligation de mémoire qui s'impose à toute société et à chaque citoyen : l'Histoire est une conscience partagée, à la condition (non évidente) qu'elle soit concrètement entretenue.

N'est-ce pas en associant étroitement la quête philosophique du Sens (I) et la quête scientifique de la Vérité (II) - sans quoi la quête du sens se perd en illusions, et sombre en idéologies - qu’une conscience historique (III) vraie peut émerger, individuellement et collectivement ?

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Peut-on considérer la Religion comme une aliénation ?

 


La religion est sujette à polémique. Cela peut sembler paradoxal puisque si la religion délivre "officiellement" un message de paix et d'amour, on constate que de nombreux conflits persistent à cause d’elle. Les philosophes sont devenus de plus en plus méfiants à l’égard d’une pratique ou d’un mode de pensée qualifiés parfois d’« aliénation ». Peut-on aller jusqu’à considérer la religion comme une aliénation pour l’Homme ?

La religion se définit comme la croyance collective en un être surnaturel ou transcendant censé dominer et protéger les hommes. La religion se distingue de la simple « foi » personnelle par cet aspect de « lien » social et culturel, d’ailleurs conforme à son étymologie : « religare », rassembler). Or l’aliénation se définit précisément comme un lien de dépendance, une privation d’autonomie et de liberté : perte de notre essence propre qui nous rend comme étranger à nous-même.

Le problème surgit du paradoxe précédemment évoqué : comment la religion qui est a priori un lien privilégié avec Dieu, et une promesse de salut (donc de libération), peut-elle devenir une chaîne, une privation de liberté et une confiscation de l’essence de l’Homme ? L’aliénation est-elle l’essence de la religion ou une simple conséquence sociale ? 

Certes il faut réfléchir sur les effets aliénants de la religion sur l’Homme en général (pas seulement sur le « peuple » par exemple) : la dimension du problème n’est pas seulement sociologique, mais plus largement anthropologique. Cependant il semble que dans le concept de religion prédomine l’aspect social plutôt que personnel. Hypothèse (3è partie) : en tant qu’organisation sociale basée essentiellement sur l’obéissance, n’est-il pas évident que la religion soit une aliénation ? Par opposition elle ne le serait pas sur le plan personnel de la « foi » (2ème partie). Mais cette aliénation serait présente dès l’origine du phénomène, depuis ses fondements anthropologiques (1ère partie).


La misère originelle de l’homme. La richesse de l’homme est indéniablement sa conscience, mais celle-ci constitue aussi bien sa faiblesse : l’homme y perd son autonomie naturelle et la force de ses instincts (cf. les analyses de Nietzsche ou de Freud). D’où le phénomène de la croyance en général, le besoin de donner un sens et d’attribuer à un Autre surnaturel l’origine des maux qui l’affectent. L’Homme se met lui-même dans un état de dépendance à l’égard d’un « Père » protecteur.

L’homme est donc un être intelligent et aliéné pour une même raison. La croyance, en elle-même naturelle et nécessaire, se traduit par une aliénation à des formes de croyances plus ou moins superstitieuses, à des rites, enfin à une religion structurée. Il délègue définitivement sa pensée aux sorciers, aux prêtres, il obéit.

D’où le concept d’aliénation pour la première fois analysée par Feuerbach : le contenu de la religion, c’est l’Homme, mais projeté (non assumé, non reconnu par lui-même) sur un Être fantastique représentant l’essence de l’Homme.

 

Mais la foi personnelle échappe-t-elle à toute aliénation ? Par définition un « acte de foi » apparaît comme librement choisi, conscient, responsable. Ne pas vouloir dépendre (aliénation) uniquement du Monde des hommes, de la raison, mais s’en remettre à Dieu, à l’Infini, n’est-ce pas tout le contraire d’une aliénation ? (Cf. le « pari » de Pascal).

La « mystique » est une sorte d’aliénation assumée, un désir de se perdre en Dieu. Pour de nombreux mystiques, la condition physique est une humiliation, la pire des aliénations

Des philosophes comme St Thomas d’Aquin, ou même Descartes, ont tenté de concilier la Raison (autonome) et la Foi (obéissante). Selon Descartes l’homme peut découvrir par lui-même sa propre essence – il est une âme, une « chose pensante » - et il découvre aussitôt par lui-même sa nature divine (spirituelle). Pour Kant, la religion se déduit des postulats de la Raison pratique, elle n’est pas contraire à l’autonomie morale.

 

Une aliénation semble avant tout sociale et politique. L’Histoire révèle une contradiction : l’Église censée protéger les faibles, s’est faite complice des maîtres.

« L’opium du peuple » : Marx a développé le concept d’aliénation à la suite de Feuerbach. La religion est le symptôme qui à la fois révèle et justifie une domination de classe. Le peuple illusionné (« drogué ») est trompé : on lui promet le paradis pour mieux lui faire accepter son enfer présent et sa misère.

La religion est bien souvent un frein à l’évolution des mœurs (avortement, etc.). Elle freine la liberté individuelle, elle culpabilise l’individu, etc.

 

Donc si la religion est bien une aliénation de principe (1ère partie) et de fait (3ème partie), seule une minorité d’individus sont capables de tourner cette aliénation en expérience métaphysique et en édification personnelle (2ème partie)... Cette situation demeure par conséquent préoccupante du point de vue de l'émancipation humaine à l'échelle globale et historique.

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Du théisme à l'athéisme : les critiques philosophiques de la religion

 


1) L'idée d'une religion naturelle et le théisme

 

"Religion naturelle" : aux 15è, 16è et 17è siècle cette expression ne désigne pas une religion "de" la nature comme pouvaient l'être l'animisme et le polythéisme, mais quelque chose de "naturel" au sens de conforme à la "nature humaine". Dans l'esprit de certains penseurs comme Nicolas de Cues (15è), la "religion naturelle" désigne le dénominateur commun (supposé naturel, donc) entre toutes les religions, une fois débarrassées de leur folklore et de leur révélation respective. Elle comprendrait les croyances les plus universelles telles que la croyance en une divinité, l'immortalité de l'âme, et l'espérance d'un salut. L'avantage d'une telle religion naturelle, c'est qu'elle serait aussi immédiatement universelle et exclurait aussi bien le dogmatisme que le fanatisme sectaires.

Le "théisme" est un peu différent. Se développant surtout à partir du 18è siècle, il consiste à croire seulement en l'existence d'un Dieu créateur et Grand Ordonnateur de l'Univers. C'est le "dieu" des philosophes par excellence (le "Dieu horloger" de Voltaire), Dieu réduit à une Idée, à une justification d'ordre. Mais la religion est par ailleurs critiquée pour son fanatisme. – Cependant, si l'on peut aussi aisément remplacer le Dieu personnel et mystérieux de la religion par un Dieu conceptuel, en quoi a-t-on encore besoin du… concept de "Dieu" ? Certains "libres penseurs" athées auront justement tendance à utiliser le concept de Raison comme s'il s'agissait d'un référent absolu, divinisant presque la Raison… Donc si Dieu n'est plus qu'un concept, il n'y a plus de religion – c'est pourquoi le théisme conduit logiquement à l'athéisme.

Les justifications rationnelles et philosophiques de la religion

 


1) La théologie rationnelle : la croyance en Dieu est-elle compatible avec la raison ?

 

a) Un Dieu qui est Esprit

On distingue en général la théologie "révélée" et la théologie "rationnelle". Étymologiquement la "théologie" est la science de Dieu, ce que l'on peut dire et savoir à propos de Dieu. La théologie "révélée" est réservée aux religieux : elle consiste seulement à commenter les textes sacrés (la Bible), à développer leur symbolique, sans les interroger sur leur validité ou sur leur fondement. 

On peut définir la théologie rationnelle comme l'effort de la raison, en l'occurrence de la philosophie, pour justifier une croyance religieuse. On cherchera à savoir par exemple : quelle est l'essence de Dieu ? peut-on prouver son existence ? le message de Dieu est-il clair ou ésotérique (à clarifier, à interpréter) ? Etc.

L’intérêt de la philosophie pour la théologie (et donc pour Dieu) se comprend à partir du moment où la Parole divine, soit la Révélation au sens strict, est assimilée au Logos (le Discours et la Raison en grec) : le Verbe, la parole de vérité, le discours vrai. 

Donc le concept de "Dieu" n'est pas en soi un scandale pour la raison. Dieu n’est-il pas censé être avant tout Esprit (invisible), Intelligence, Raison d’être de toute chose ?... Un concept assez proche finalement de ce qu’Aristote nommait l’« Être en tant qu’être » (objet de la Métaphysique) ou même le « Premier Moteur immobile » ayant mis le cosmos en mouvement.

C’est en ce sens qu’il est dit dans la Bible : "Dieu a fait l'homme à son image", au sens où Dieu étant Esprit il a donné aux hommes un esprit, une conscience, et même le libre arbitre…

Les fondements anthropologiques et les formes historiques de la religion

 


1) Les fondements anthropologiques : de la croyance à la religion

 

a) Le mécanisme psychologique de la croyance

La croyance est une disposition de l'esprit qui se manifeste sous la forme d'une adhésion irréfléchie à une idée tenue pour vraie.  C'est ce caractère irréfléchi qui nous fait dire : la croyance est le contraire même de la raison ! Or nous venons d'écrire que la croyance prétend à la vérité. De plus raison et croyance ne s'opposent pas a priori, puisque celui qui croit en quelque chose pense qu'il a raison d'y croire. La croyance n'est donc pas le contraire de la raison mais le contraire de la réflexion et de la démonstration.

Il ne faut pas davantage confondre croyance et doute : c'est bien parfois pour stopper le doute que l'on fait le choix de croire. Il existe au moins trois usages différents du verbe “croire” en français. 1) Croire que (il va pleuvoir) : cela se rapporte à des évènements (l’incertitude domine). 2) Croire à (la démocratie) : cela se rapporte à des idées, des opinions. 3) Croire en (mes parents, moi-même, …Dieu) : cela se rapporte aux personnes, la croyance se fait confiance (et la certitude prédomine). Il est clair que la croyance religieuse appartient à cette dernière modalité.

Croire (que, à, ou en) est une attitude naturelle et nécessaire, inévitable. Quelle est l’utilité de "croire", en général, dans la vie de tous les jours ? Nous ne pourrions faire le moindre geste ni accomplir la moindre action sans croyance. Nos perceptions, notre maîtrise en général d’une situation donnée est si lacunaire que nous ne saurions nous passer d’une croyance anticipante qui nous permet de percevoir, en quelque sorte virtuellement, la totalité d’une situation et d’y répondre adéquatement. “Percevoir, c’est faire confiance en un monde” disait ainsi Merleau-Ponty.

Qu'advient-il de celui qui, dans l’existence, ne croit en rien, n'a confiance en personne, n‘a aucune croyance, voire aucune illusion ? Dans ce cas il est à craindre que le scepticisme ne vire au désespoir ! Ne peut-on considérer par exemple la dépression comme une maladie de la croyance, une perte déstabilisante de toute confiance, la carence (ou la mise à nue critique) des illusions qui font le sel de la vie ?

Il est pourtant exact que la croyance et la raison s'opposent sur plusieurs points. La raison est objective et universelle tandis que la croyance est subjective et personnelle. D'autre part la croyance s’appuie une faculté psychologique différente de la raison, qu’est l'imagination. Quand on ne sait pas, on imagine, et naturellement on croit ce qu'on imagine… Mais surtout on imagine ce que l'on désire ou ce que l'on craint. En effet la croyance répond en général à un désir, une inquiétude, une question sans réponse. 

Par exemple, la superstition prend racine sur une série d'angoisses et de questions, telles que : pourquoi le malheur, l’accident, la maladie, la haine de l’autre ?

La croyance constitue donc une attitude naturelle, nécessaire. On peut dire que la croyance apporte du sens à la vie justement lorsque le sens vient à manquer. En elle-même, la croyance n'est pas spécifiquement "religieuse" ; elle ne devient religieuse ou superstitieuse qu’à partir du moment où elle se donne des objets eux-mêmes « surnaturels », « sacrés », lorsqu’elle se fait « culte ».

Les artistes sont-ils plus utiles à la société que les prêtres ?

 Chacun peut constater, au moins dans les pays européens, que les Églises se vident chaque jour davantage de leurs fidèles ; et si elles sont de plus en plus fréquentées par les touristes et les amateurs d’art, la présence des prêtes y devient – ironie du sort - accessoire… Inversement les Musées attirent toujours plus de visiteurs ou accompagnent de plus en plus des activités éducatives, comme si la beauté nous importait désormais davantage que le sacré. Sans parler des salles de cinéma ou de concert. L’athéisme progresse, tandis que l’art se démocratise et se popularise. 

Ceci est d’autant plus paradoxal que, traditionnellement, les prêtres ont toujours eu pour mission d’assurer un certain lien social fondé sur des règles et des croyances propres à chaque religion. Le prête est le représentant d’une Eglise qui est elle-même le moyen institutionnel et communautaire par lequel se répand et se fait entendre la voix divine. Au contraire il semble que l’artiste soit plus individualiste, il n’a pas besoin de « chapelle » pour s’affirmer et pour s’exprimer. De plus il faut constater que l’activité religieuse, la prière comme recueillement, n’a pas grand-chose à voir avec l’activité artistique, la création comme production.

Se demander quelle est l’utilité respective, puis les comparer, des prêtres et des artistes revêt un caractère paradoxal de toute façon, car, qu’entend-on par « utile » ? Si l’utilité sociale signifie ce qui est utilitaire d’un point de vue pratique, matériel, économique, etc., alors ni les artistes ni les prêtes ne sont très utiles. Ils le seront toujours bien moins qu’un maçon ou qu’un médecin. Mais si par « utile » l’on entend ce qui est nécessaire à l’homme et même à la société d’un point de vue moral et culturel, alors la comparaison redevient pertinente. Art et religion peuvent partager une même finalité culturelle, morale, éducative, conforter un lien communautaire (dans le cas de la religion) ou faciliter la communication entre les individus (dans le cas de l’art).

L’opposition temporelle entre une époque révolue où les prêtres dominaient l’ordre social et le temps présent où les artistes et les « stars » tiennent parfois le rôle d’idoles, est un premier critère, une première indication. Elle ne fait que se confirmer si l’on confronte la tendance manifestement conservatrice et souvent dogmatique de toute religion avec la tendance ouvertement progressiste, libératrice, et individualiste de la création artistique. Cependant il faut relativiser ce critère temporel qui ne vaut pas identiquement dans tous les pays (c’est un fait que l’Islam progresse si le Christianisme stagne ou régresse). Il faut se demander ce qui, par nature ou par essence, dans la religion comme dans l’art, constitue ou contredit le facteur socialisant.

Les prêtres sont traditionnellement les gardiens d’un ordre social fondé sur l’obéissance. Originairement, le culte des morts et le sens du sacré qui prennent forme dans la religion contribuent à socialiser l’être humain. Puis les Églises ont bâti des empires, ont cautionné des pouvoirs politiques, sur le modèle d’une « Cité de Dieu » idéale (cf. Saint Augustin, philosophe et théologien). Les prêtres continuent à notre époque de rassembler des fidèles et de maintenir les traditions, malgré le déclin ; phénomène plus important voire exacerbé dans les pays qui s’appuient sur la religion pour mettre en avant des revendications politiques (islamisme).

De leur côté, les artistes sont des créateurs individuels mais aussi des artisans de la libération sociale. Originairement l’art a une fonction de catharsis, éminemment collective (cf. Aristote). Les artistes servent de révélateurs pour la société, s’il est vrai que le rôle de l’art est moins de faire beau et de distraire que de dire vrai et déranger. Les artistes ouvrent de nouvelles possibilités de communication entre les individus, etc.

Or, en vérité ni les prêtres ni (surtout) les artistes ne sont les serviteurs ou les otages de la société. Ce que montre l’histoire politique, c’est que le lien social est devenu autonome (démocratique et républicain), il n’a pas besoin de la religion ; alors le rôle des prêtres se recentre sur l’essentiel (seulement pour les croyants) qui est de susciter et entretenir la foi chez les personnes. Et ce que montre l’histoire de l’art, c’est que les artistes n’ont cessé de se libérer (et de libérer le public) des dictats de l’ordre social ; tout en devenant plus populaire (parfois), l’art contemporain assume (toujours) son individualisme.

Conclusion : bien que son essence soit plutôt individualiste, l’art se montre paradoxalement plus utile socialement (car plus libérateur) que la religion (toujours aussi conservatrice, freinant le progrès social).

dm

Caddie et burqa

 


1) En mai 2010, cette photo de Jean-Baptiste Mondino, figurant pourtant en couverture du dernier album du chanteur Damien Saez, (« J'accuse ») a été interdite d'affichage dans les couloirs du métro parisien par l'Autorité de régularisation professionnelle de la publicité. Juste ou pas juste ?

2) Septembre 2010. Le Parlement français a voté l'interdiction du voile intégral dans les lieux publics qui doit entrer en vigueur en 2011. Cela concerne le port du niqab - qui ne laisse voir que les yeux - et de la burqa - qui masque l'ensemble du corps. Juste ou pas juste ?


Peut-on dire que toutes les cultures se valent ?

 


Si tous les hommes et tous les peuples possèdent une culture, il est évident que toutes les cultures ne se ressemblent pas ; elles sont multiples et non identiques. Pourtant, malgré leurs différences, les cultures sont-elles également respectables et bonnes pour l’homme ? Sous cet angle qualitatif, peut-on dire que toutes les cultures se valent ?

A propos du mot « culture », sa signification varie sensiblement selon qu’on l’emploie au singulier ou au pluriel. « La » Culture représente l’édification humaine en général, ce qui « élève » un individu et fait de lui un homme à part entière. « Une » culture (particulière) représente plus précisément l’ensemble des mœurs, des conduites, des valeurs, des croyances (mythiques ou religieuses), des caractéristiques sociales, économiques, techniques, linguistiques, inventées par les hommes et propres à un groupe humain donné à un moment donné. Ce dernier sens est manifestement celui qui prévaut dans notre sujet, lequel nous invite à questionner non seulement « les » cultures mais « toutes » les cultures : peut-on dire qu’une culture en vaut une autre, sans exception aucune ?

Pour comparer les cultures et pouvoir préciser éventuellement en quoi elles se valent, il faut dans un premier temps dégager ce qu’elles possèdent en commun, soit l’« essence » même de la Culture. La culture doit alors nous apparaître comme un phénomène humain universel rendant, de ce point de vue, toutes les cultures équivalentes. Mais dans un second temps, il faudra bien en venir à ce que chacun peut observer, sur un plan accidentel et non plus essentiel, à savoir les différences flagrantes entre les cultures : dès lors, comment résister à la tentation de « juger » ou d’« évaluer » les cultures étrangères en utilisant ses propres critères culturels comme référence absolue ? Cependant, si l’ethnocentrisme s’avère inacceptable, devons-nous céder pour autant au relativisme lâche du « tout se vaut » ? Nous devrons bien chercher, dans un troisième temps, des critères universels de « civilisation » (s’ajoutant à ceux de la « culture » proprement dite) ou plus simplement des « principes » permettant de condamner certaines pratiques et certains actes, commis souvent « au nom » des particularités culturelles, mais indignes de l’homme et de toute culture véritable.

Certaines coutumes peuvent-elles être qualifiées de "barbares" ? (problématique)

 


Quand les européens débarquèrent en Amérique, ils découvrirent des coutumes très étranges, très différentes des leurs (catholiques), dont ils ne comprirent pas la signification et qu'ils interprétèrent comme "barbares" et condamnables. Ils répondirent eux-mêmes par la violence et depuis (Cf. La "Controverse de Valladolid", procès tenu en Espagne en 1550) l'Histoire a reconnu qu'un génocide a été commis par les conquistadores. Qui étaient les barbares ? Peut-on, plus généralement, qualifier certaines coutumes de "barbares" ?

Le mot "barbare" était employé par les Grecs pour désigner tous ceux dont la langue était étrangère et donc incompréhensible pour eux.  C'était une manière de rabaisser les peuples voisins en soulignant leur absence de culture, de civilisation, voire d'humanité. En effet l'on a tendance à qualifier de "barbare", généralement, tout ce que l'on ne comprend pas et que l'on méprise. D'autre part le terme connote indiscutablement une idée de violence, de brutalité, et peut s'appliquer à des comportements "inhumains".

Par ailleurs les "coutumes" sont des usages ou des pratiques entérinées par une culture particulière ; elles ont à ce titre une raison, une signification symbolique, du moins à leur origine. N'est-ce pas justement lorsque cette signification s'altère avec le temps que certaines coutumes peuvent devenir – a fortiori aux yeux des étrangers – dérangeantes, inappropriées, voire intolérables et barbares ? Qu'est-ce qui justifie, aujourd'hui, les fameuses séances de "bizutages" censées symboliser et favoriser l'intégration des nouveaux étudiants au sein des Grandes Écoles, alors que nous constatons régulièrement de nombreux "dérapages", à savoir que ces "honorables" coutumes sont surtout l'occasion d'infliger de cruelles humiliations "parce que cela s'est toujours fait et parce qu'on les a subies nous-mêmes avant" ? Comment faire la part entre de "vraies" coutumes honorables, valorisantes, réellement culturelles, et des pratiques condamnables qui ne font que dissimuler leur barbarie derrière le voile de la culture et de la tradition ?

Le problème est donc de savoir s'il faut respecter également et systématiquement toutes les cultures et toutes les coutumes, ou bien si nous pouvons faire valoir d'autres critères de jugement, sans se contenter d'opposer notre propre culture aux cultures étrangères "dérangeantes".

Dans un premier temps il convient de rappeler ce qui, à l'évidence, fonde toute culture et donc la plupart des coutumes : le respect d'une appartenance sociale, ethnique, religieuse, linguistique. Les coutumes traduisent des valeurs indéniables, traditionnelles. Ce serait faire preuve d'ethnocentrisme que de les nier et de vouloir leur disparition.

Inversement, nous devons bien admettre que certaines coutumes, surtout les plus archaïques, comportent des aspects violents (les sacrifices par exemple) qui entrent en conflit avec d'autres valeurs actuelles (comme les Droits de l'Homme, les droits des femmes…). Ce serait faire preuve d'un "relativisme" irresponsable que de ne pas en tenir compte.

Finalement, la solution ne consiste-telle pas dans l'établissement de critères civilisationnels (universels) tels que certaines coutumes pourraient être "démasquées" comme étant non culturelles, ayant perdu toute signification symbolique et donc toute justification (les coutumes discriminantes à l'égard les femmes, par ex.) ?

dm


Georges Bataille : une double négation

 


« Je pose en principe un fait peu contestable : que l'homme est l'animal qui n'accepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. Il change ainsi le monde extérieur naturel, il en tire des outils et des objets fabriqués qui composent un monde nouveau, le monde humain. L'homme parallèlement se nie lui-même, il s'éduque, il refuse par exemple de donner à la satisfaction de ses besoins animaux ce cours libre, auquel l'animal n'apportait pas de réserve. Il est nécessaire encore d'accorder que les deux négations, que, d'une part, l'homme fait du monde donné et, d'autre part, de sa propre animalité, sont liées. Il ne nous appartient pas de donner une priorité à l'une ou à l'autre, de chercher si l'éducation (qui apparaît sous la forme des interdits religieux) est la conséquence du travail, ou le travail la conséquence d'une mutation morale. Mais en tant qu'il y a homme, il y a d'une part travail et de l'autre négation par interdits de l'animalité de l'homme. » (Georges Bataille, L’érotisme)


Une double négation. La négation du donné naturel extérieur s'effectue par la technique et par le travail, générateurs d'un « monde humain ». La négation de l'animalité de l'homme s'effectue par l'éducation. Ce processus est « parallèle » au premier. On remarque les termes « négatifs » : "nier", « refuser ». Le lien entre les deux négations est essentiel, il caractérise l'être humain. L'articulation se fait par "il est nécessaire encore" : l'auteur nous présente ceci comme une évidence logique. Le point commun entre ces deux négations égales, c'est l'homme ("tant qu'il y a homme"). Globalement, de la première à la dernière ligne, le texte se présente bien comme une définition de l'homme en tant qu'être de culture négateur de la nature.

Nature et culture, culture et civilisation

 


A) Approches et définitions de la culture

 

1) Étymologie

Le mot "culture" vient du verbe latin "colere" qui signifie d’abord "cultiver son champ" ou plus généralement le lieu que l'on habite. Le mot "colture" est pour sa part attesté en 1150. A l'origine il s'agit donc d'un travail de transformation et de valorisation, qui implique de s'approprier un lieu et de le protéger, ainsi que le mode de vie qui s'y rattache. D'où, enfin, l'idée d'honorer, vénérer, comprise dans le noyau même du mot culture : "culte". Toujours la notion de culture gardera cette signification première de "racines", d'appartenance à un lieu, un territoire, et par extension, à des valeurs. L'étymologie noue, dès l'origine du mot, un élément de fait ou "immanent" (habiter un lieu, un pays) et un élément de valeur ou "transcendant" (transformer et honorer ce lieu). La valeur ou la valorisation, l'enrichissement et le perfectionnement sont le propre de la Culture en général.

C'est également ainsi qu'il faut entendre le verbe "se cultiver" appliqué à l'individu : se cultiver revient à se valoriser, s'améliorer, par l'instruction, l'éducation, la transmission des arts et des savoirs.

Est-il vrai que l’homme est un loup pour l’homme ?

 


C’est un fait que le crime et la violence persistent autour de nous.  Certaines formules proverbiales présentent l’homme comme un prédateur redoutable. Ainsi : "homo homini lupus" de l'auteur latin Plaute (IIe siècle av. J. -C.), formule reprise par Hobbes et bien d'autres avant lui.

« L’homme » – Il est difficile de proposer une « définition » non réductrice de l’être humain. L’homme est une créature douée de raison… capable de déraisonner, et un être « sociable »… capable de tuer son prochain ! Bref, l’homme outrepasse toujours les définitions qu’il peut donner de lui-même. 

« Le loup » – On a toujours associé le loup au « méchant »… et au « gourmand » ; le christianisme en fit même une image du Diable. C’est bien connu, le loup « dévore » les petits enfants, surtout s’ils ne sont pas sages. La méchanceté est une volonté de nuire qui s’accompagne de violence ou de cruauté. Dans l’imagerie populaire, le loup n’est pas seulement un prédateur : il se délecte de l’effroi qu’il peut causer (il « ricane »).

« Pour l’homme » - On nous demande de confirmer ou d’infirmer (est-il vrai ?) un présupposé peut-être faux : à savoir que l’homme serait un prédateur et/ou un méchant « pour » l’homme, ce qui peut signifier aussi bien envers lui-même qu’envers autrui.

Autrement dit la violence et la méchanceté sont-elles naturelles à l’homme ou bien sont-elles un effet pervers de la civilisation qu’il serait possible de corriger ? L’homme est-il méchant comme un loup ou est-il devenu un être plus méchant que le loup lui-même ?

Jean-Jacques Rousseau : le désir naturel de savoir

 


« Le même instinct anime les diverses facultés de l'homme. À l'activité du corps qui cherche à se développer, succède l'activité de l'esprit, qui cherche à s'instruire. D'abord les enfants ne sont que remuants, ensuite ils sont curieux ; et cette curiosité bien dirigée est le mobile de l'âge où nous voilà parvenus. Distinguons toujours les penchants qui viennent de la nature de ceux qui viennent de l'opinion. Il est une ardeur du savoir qui n'est fondée que sur le désir d'être estimé savant ; il en est une autre qui naît d'une curiosité naturelle à l'homme pour tout ce qui peut l'intéresser de près ou de loin. Le désir inné du bien-être et l'impossibilité de contenter pleinement ce désir lui font rechercher sans cesse de nouveaux moyens d'y contribuer. Tel est le premier principe de la curiosité ; principe naturel au cœur humain, mais dont le développement ne se fait qu'en proportion de nos passions et de nos lumières. Supposez un philosophe relégué dans une île déserte avec des instruments et des livres, sûr d'y passer seul le reste de ses jours ; il ne s'embarrassera plus guère du système du monde, des lois de l'attraction, du calcul différentiel : il n'ouvrira peut-être de sa vie un seul livre, mais jamais il ne s'abstiendra de visiter son île jusqu'au dernier recoin. Quelque grande qu'elle puisse être. Rejetons donc encore de nos premières études les connaissances dont le goût n'est point naturel à l'homme, et bornons-nous à celles que l'instinct nous porte à chercher. » (Rousseau, Émile ou de l’éducation)

 

La thèse de Rousseau est que l'éducation doit stimuler et développer la curiosité naturelle de l'homme, au lieu d'égarer celui-ci vers des connaissances inutiles ou prématurées. D'abord toutes nos facultés sont motivées par un même instinct, un désir de savoir qui ne fait que croître avec l'âge. Mais il faut distinguer le désir de savoir naturel, guidé par l'instinct, et une soif de connaissance guidée par l'opinion, qui s'apparente à l'orgueil. Le principe de la curiosité est celui du désir toujours insatisfait, qui nous pousse à connaître toujours plus, alimenté par nos passions et nos lumières. Mais l'éducation doit s'effectuer par ordre, en s'inspirant d'abord de l'instinct naturel. Par exemple, un philosophe isolé sur une île déserte commencera toujours par chercher les connaissances les plus utiles et les plus concrètes, ne serait-ce que pour assurer sa survie. 

Deux mythes philosophiques : la “nature humaine” et l’”état de nature”

 

"Le rêve" du Douanier Henri Rousseau, 1910


1) Le problème de la "Nature humaine"

 

L'expression "nature humaine" ne désigne pas l'homme à l'"état naturel" ou l'aspect "naturel" de l'homme au sens physique et biologique, en l'occurrence le corps humain et d'éventuelles survivances animales. Au sens philosophique, la nature humaine équivaut à l'essence de l'homme, ce qui définit essentiellement un homme, ce qui ne peut lui être retiré sans qu'il perde immédiatement son humanité. On voit bien que cette caractéristique ne correspond pas à la part physique ou animale de l'homme. Selon la plupart des philosophes il s'agit plutôt, paradoxalement, de ce qui ne trouve nulle part ailleurs dans la nature, soit l'intelligence ou la raison. Mais justement cette discrimination est-elle fondée ?

Définitions et représentations de la Nature

 


1) Définitions de la Nature

 

Évoquons mais relativisons d'emblée la représentation naïve et immédiate de la nature comme "paysage", "campagne", "végétation"… La vie, le vivant, l’environnement en général… La nature extérieure. C’est bien sûr ce que l’on vise d’abord en disant qu’on “aime la nature”. Mais lorsque l’on parle de quelqu’un de “nature” ou de “naturel” on évoque alors sa simplicité, son authenticité. Ou encore lorsque l’on évoque la “nature complexe” d’un caractère, ou la “nature profonde” d’une chose, c’est plutôt l’essence de cette chose que l’on vise, les caractéristiques propres qui définissent un être. Donc nous distinguerons schématiquement deux usages du mot nature : d’abord “la nature en général” (la réalité du vivant), ensuite “la nature propre d’une chose” (une façon d’appliquer à toute chose cette idée de nature). Il est donc clair que si la nature est une réalité, pour la philosophie elle est avant tout une Idée, à formuler et à préciser.

Vouloir retourner à une vie naturelle a-t-il un sens pour l’Homme ?

 

Thomas Cole - "Expulsion from the Garden of Eden", 1828


On parle souvent d’un « retour » à la nature, comme si l’on s’était éloigné de la nature, comme si l’on présupposait que la nature a été « perdue » ou souillée avec la civilisation moderne. Mais vouloir retourner à une vie naturelle a-t-il un sens pour l’Homme ? 

Par « vie naturelle » on entend d’abord vivre « dans » la nature. La Nature, c’est l’ensemble des choses qui existent indépendamment de l’homme ; mais l’on parle aussi d’une « nature des choses », en signifiant par là ce qui les caractérise essentiellement. De sorte que « vie naturelle » peut aussi s’entendre de deux manières : d’abord cela évoque la vie « sauvage » ou la vie « dans » la nature, mais aussi cela signifie une vie plus essentielle, plus pure, plus simple, peut-être plus libre… De la même manière, il ne faut peut-être pas prendre le verbe « retourner » au pied de la lettre ; au figuré, on « revient » à quelque chose lorsque l’on s’y intéresse à nouveau, lorsque cette chose redevient une valeur ou un bien, bref lorsque nous décidons de lui redonner un sens.

Le problème est donc de savoir si la nature est pour nous "dépassée", niée par la Culture, ou si à l'inverse elle peut à nouveau servir de référence, si elle a une valeur suffisante dans l’existence de l’homme civilisée. 

Celui-ci peut-il continuer à ignorer la nature, c’est-à-dire son environnement, et prétendre la dominer ? Inversement, est-il bien raisonnable de prétendre « revenir » à un « état de nature » qui n’a peut-être jamais existé pour l’homme, en tant qu’être essentiellement culturel ? Cependant, après avoir éliminé les solutions de facilité, il restera à montrer que le « retour à la vie naturelle », loin d’être une utopie négative, prend aujourd’hui la forme d’une préoccupation très sérieuse : rien moins qu’un « retour » au respect de la nature.

L’homme et la nature : du contrat social au contrat naturel

 


En 1762 le philosophe et écrivain français Jean-Jacques Rousseau publiait un ouvrage intitulé Du contrat social ou Principes du droit politique. Ce livre a profondément influencé notre conception moderne de la démocratie et la république. L’idée-force est qu’aucune puissance héritée (noblesse) ou naturelle (force) ne peut légitimer l’exercice du pouvoir politique. Celui-ci est au service du Peuple, seul vrai souverain, en vertu d’une sorte de pacte ou « contrat » (implicite) par lequel chaque individu accepte de s’associer aux autres dans le respect de la liberté de tous. Ce qui implique, pour chacun, le respect de la loi (par devoir) et non plus l’obéissance au plus fort (par crainte) : ainsi passe-t-on de l’« état de nature » à l’« état civil ». Mais Jean-Jacques Rousseau est connu également pour son amour de la nature et pour ses spéculations sur l’ « état naturel » (origines) de l’humanité, justement, un état plutôt bienheureux que nous avons pourtant dû quitter par nécessité, nous engageant alors dans la civilisation et le soi-disant « progrès », non sans avoir perdu en chemin quelques-unes de nos qualités naturelles. Pour J.-J. Rousseau l’homme socialisé et civilisé est bien un être « dénaturé », mais il est trop tard pour revenir en arrière.

Les machines peuvent-elles être un danger pour l'homme ? (problématique)

 


Nous constatons le paradoxe suivant. Dans notre société de consommation avancée, les machines en tous genres ne cessent de se multiplier, dans le monde du travail comme dans la vie privée. Dans le même temps, nous ne pouvons-nous empêcher de formuler des craintes et des doutes à ce sujet, voire de nous culpabiliser. Par exemple nous sommes avides de ces gadgets que sont les téléphones portables, mais nous craignons (sans être plus précisément informés) qu'ils ne provoquent le cancer. Moins dramatique mais tout aussi inquiétant moralement, nous pensons qu'ils distraient les jeunes de leurs études et même qu'ils incident à la tricherie aux examens ! D'où cette question, bien légitime : les machines peuvent-elles être un danger pour l'homme ?

Gilbert Simondon et les objets techniques

 


« La culture se conduit envers l'objet technique comme l'homme envers l'étranger quand il se laisse emporter par la xénophobie primitive. Le misonéisme orienté contre les machines n'est pas tant haine du nouveau que refus de la réalité étrangère. Or, cet être étranger est encore humain, et la culture complète est ce qui permet de découvrir l'étranger comme humain. De même, la machine est l'étrangère ; c'est l'étrangère en laquelle est enfermé de l'humain, méconnu, matérialisé, asservi, mais restant pourtant de l'humain. La plus forte cause d'aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n'est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des significations, et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture. [...]

En fait, cette contradiction inhérente à la culture provient de l'ambiguïté des idées relatives à l'automatisme, en lesquelles se cache une véritable faute logique. Les idolâtres de la machine présentent en général le degré de perfection d'une machine comme proportionnel au degré d'automatisme. Dépassant ce que l'expérience montre, ils supposent que, par un accroissement et un perfectionnement de l'automatisme, on arriverait à réunir et à interconnecter toutes les machines entre elles, de manière à constituer une machine de toutes les machines. Or, en fait, l'automatisme est un assez bas degré de perfection technique. Pour rendre une machine automatique, il faut sacrifier bien des possibilités de fonctionnement, bien des usages possibles. L'automatisme, et son utilisation sous forme d'organisation industrielle que l'on nomme automation, possède une signification économique ou sociale plus qu'une signification technique. Le véritable perfectionnement des machines, celui dont on peut dire qu'il élève le degré de technicité, correspond non pas à un accroissement de l'automatisme, mais au contraire au fait que le fonctionnement d'une machine recèle une certaine marge d'indétermination. C'est cette marge qui permet à la machine d'être sensible à une information extérieure. C'est par cette sensibilité des machines à de l'information qu'un ensemble technique peut se réaliser, bien plus que par une augmentation de l'automatisme. Une machine purement automatique, complètement fermée sur elle-même, dans un fonctionnement prédéterminé, ne pourrait donner que des résultats sommaires. La machine qui est douée d'une haute technicité est une machine ouverte, et l'ensemble des machines ouvertes suppose l'homme comme organisateur permanent, comme interprète vivant des machines les unes par rapport aux autres. Loin d'être le surveillant d'une troupe d'esclaves, l'homme est l'organisateur permanent d'une société des objets techniques qui ont besoin de lui comme les musiciens ont besoin du chef d'orchestre. » (Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques)

 

Ce texte traite de notre manière de percevoir les objets techniques. Connaissons-nous la vraie nature des objets techniques et de leur perfectionnement ? Quelle conséquence, quelle aliénation peut résulter d'une méconnaissance éventuelle ? Selon l'auteur notre aliénation dans ce monde provient d'un contre-sens culturel et philosophique : nous considérons les machines comme des étrangères et comme des ennemies, parce que nous supposons faussement que leur essence réside dans l'automatisme.

Bergson : machinisme et culture

 


« Quand on fait le procès du machinisme, on néglige le grief essentiel. On l'accuse d'abord de réduire l'ouvrier à l'état de machine, ensuite d'aboutir à une uniformité de production qui choque le sens artistique. Mais si la machine procure à l'ouvrier un plus grand nombre d'heures de repos, et si l'ouvrier emploie ce supplément de loisir à autre chose qu'aux prétendus amusements qu'un industrialisme mal dirigé a mis à la portée de tous, il donnera à son intelligence le développement qu'il aura choisi, au lieu de s'en tenir à celui que lui imposerait, dans des limites toujours restreintes, le retour (d'ailleurs impossible) à l'outil après suppression de la machine. Pour ce qui est de l'uniformité du produit, l'inconvénient en serait négligeable si l'économie de temps et de travail, réalisée ainsi par l'ensemble de la nation, permettait de pousser plus loin la culture intellectuelle et de développer les vraies originalités. » (Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion)

 

Problème et articulations du texte

Ce texte de Bergson traite du "machinisme", c'est-à-dire de l'usage intensif qui est fait des machines dans la production de type industriel. En quoi le machinisme change-t-il les rapports du "travailleur" avec la culture ? Le gain de temps réalisé lui permet-il de se tourner davantage vers la culture intellectuelle, ou bien au contraire l'industrie des loisirs l'entraîne-t-il toujours plus loin des œuvres de l'esprit ?

Ce que l'on peut reprocher au machinisme, ce n'est pas de "réduire l'homme à l'état de machine", comme on dit, c'est d'avoir promu une forme de culture sans originalité. Mais avant tout, le machinisme apporte une économie de temps et de travail qui devrait donner l'occasion aux ouvriers de se cultiver, étant entendu que la vraie culture est "originale" et "intellectuelle".

Que penser du progrès technique ?

 


1) L'idée de progrès (repères historiques)

On sait que la notion de progrès reste étrangère au mode de pensée en vigueur dans l'antiquité, période historique essentiellement soucieuse de permanence, voire nourrissant un véritable culte à l'idée d'éternité. Or dès la Renaissance (15è – 16è siècles) se manifeste un formidable désir de savoir, de voir, et de comprendre, qui se traduit également par une inventivité exceptionnelle chez certains savants et artistes de génie (Léonard de Vinci)… Découvrir et voir le monde, étudier l'homme et les choses, oser disséquer les corps (la pratique de l’autopsie a longtemps été marquée par différents interdits religieux)… Entre toutes les grandes découvertes de la Renaissance, il faut citer sans doute la plus importante : l'imprimerie (Gutenberg). Tel est l'esprit d'ouverture de la Renaissance, curieux et novateur sans être véritablement "scientifique" au sens moderne du mot.

Est-il naturel de travailler ?

 


La société nous demande de « gagner notre vie » à la « sueur de notre front », c’est-à-dire de travailler. Pour un peu, elle nous présenterait le travail, pénible et contraignant, comme "naturel". Quel paradoxe ! Est-il vraiment naturel de travail ?

La nature est "l'ensemble des choses en tant que gouvernées par des lois universelles" (Kant). Le mot désigne aussi ce qui est inné ou spontanée, et enfin la définition propre d’une chose. De sorte que « naturel » balance entre ce qui provient de la nature (extérieure) et ce qui semble “normal “.

Il faut distinguer le travail qui définit l’activité humaine essentielle, soit l’effort pour transformer et utiliser autrement le donné naturel, et le « monde du travail » comme ensemble de rapports sociaux et économiques. Dans tous les cas, le travail semble appartenir davantage à la « culture » qu’à la nature. 

On se demande s’il est possible d’attribuer au travail un caractère naturel. La brièveté même de la question fait porter l’essentiel du problème sur le sens complexe et ambigu des notions utilisées (nature, travail).

Le travail est-il une activité naturelle pour l'homme, ou bien est-ce une contrainte liée à sa survie, devenue une composante centrale de la culture et de la civilisation ? A la limite, comment et en quel sens le culturel peut-il - dans le cas du travail - se "retourner" en naturel ?

L’invention de la technique et le monde du travail

 


1) L’intelligence fabricatrice et l'outil


Homo faber et homo habilis

Le mythe de Prométhée tel qu’il est raconté dans le texte de Platon pose la thèse selon laquelle l’homme serait défavorisé par la nature (= Épiméthée) mais, aidé (involontairement) par les dieux via Prométhée (= la culture) aurait développé les techniques en guise de compensation. Mais le disciple de Platon, Aristote, laisse entendre un autre « son de cloche », il défend au contraire l’idée selon laquelle l’homme par nature est un être favorisé, par son intelligence et par ces deux « outils » naturels qui servent cette intelligence : les mains. L’enseignement du mythe de Prométhée serait donc inutile, l’homme ne tiendrait pas la technique des dieux, mais bien de lui-même et de la nature. « En effet, l'être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d'outils : or, la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C'est donc à l'être capable d'acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l'outil de loin le plus utile, la main. Aussi, ceux qui disent que l'homme n'est pas bien constitué et qu'il est le moins bien partagé des animaux (parce que, dit-on, il est sans chaussures, il est nu et il n'a pas d'armes pour combattre) sont dans l'erreur. » (Aristote, Les Parties des animaux)

L'origine de la technique. Le mythe d'Épiméthée et de Prométhée

 


Qu'est-ce qu'un mythe ? C'est un récit fabuleux comportant un caractère plus ou moins symbolique, relatant les agissements d'êtres divins qui personnifient de grandes entités naturelles ou spirituelles et qui sont à origine du monde où vivent les hommes. On trouve une première fois le mythe de Prométhée dans la Théogonie d'Hésiode, la plus grande compilation des mythes grecs. Là il est raconté que c'est Prométhée qui créa les hommes à partir d'une motte d'argile… Puis on retrouve ce mythe chez Platon : dans le dialogue Protagoras, le sophiste Protagoras en fait le récit à Socrate pour défendre l'idée que la vertu n'est pas innée mais peut s'enseigner. On le retrouvera aussi ailleurs, par exemple dans de grandes tragédies.

Le monde de la technique et du travail est-il le meilleur des mondes possibles ? (problématique)


Premières définitions : technique, travail, culture

Comme activité naturelle, le travail est en général la transformation de la matière ("travail de l'érosion" par exemple). Comme activité humaine – qui seule nous intéresse ici – le travail implique un effort de production qui débouche sur une véritable transformation du monde. C'est pourquoi en un sens le travail fait partie de la "culture" qui s'ajoute à la simple "nature" (sans préjuger ici d'une quelconque identité originelle de la dite "nature", concept problématique s'il en est). Toutefois, l'aspect proprement "culturel" du travail réside plus précisément dans les savoir-faire et les techniques, toujours particulières, qui l'accompagnent par définition. La technique accompagne le travail pour plus d'efficacité, mais nous le verrons aussi, la technique dans un certain sens réduit le travail…

A propos de la technique, on oublie trop souvent qu'elle est une composante essentielle de la culture, au point qu'on oppose parfois artificiellement le caractère pratique et concret de la première au caractère soi-disant "intellectuel" de la seconde. On oublie que la technique est un savoir. Conformément à l'origine grecque du mot et de la notion (technè), la technique est d’abord un savoir-faire : au départ il s'agit simplement d'un ensemble de règles ou de procédés empiriques, acquis par l'expérience puis transmis par l'homme, destinés à permettre la production d'un objet ou la réalisation d'une tâche. Or "règles" et "transmission" sont deux éléments constitutifs de toute culture.

Quant à la « science », le mot renvoie d’abord au terme grec épistémè qui désigne initialement le savoir théorique. Or la science et la technique ont évolué au fil des siècles, au point que le mot technique désigne maintenant un ensemble d'applications concrètes et utilitaires de la science (surtout la physique), toujours plus ou moins liées à la fabrication ou à l'utilisation des machines : dans ce cas on parlera plus précisément de "technologie". Est apparu plus récemment le vocable composé "techno-science" qui suggère bien le caractère indissolublement lié des deux notions : en effet les conditions d'exercice de la science théorique et de la recherche dite "pures" sont devenues dépendantes du progrès technique lui-même et sont soumises à la même finalité sociale utilitaire.

Peut-on être artiste sans être artisan ? (problématique)

 


Pour être artiste il faut « avoir du talent », dit-on, il faut « être doué ». Ce n’est pas comme l’artisan qui doit « s’y connaître » dans son  métier…

Pourtant l’artiste et l’artisan ont en commun la production d’une œuvre, ou d'un ouvrage, et dans les deux cas cela nécessite une technique, des procédés et des règles.

D'où la question : peut-on être artiste sans être artisan ?

L'artiste est celui qui réalise une œuvre picturale, musicale ou autre, dans tous les cas une représentation valant pour ses aspects expressifs, symboliques et esthétiques (beauté). L’artiste crée librement en suivant son « inspiration ».

L'artisan est celui qui réalise un ouvrage matériel utile ou décoratif, en appliquant des règles traditionnelles pré-définies mais en y ajoutant sa « touche personnelle » (un style). Le raffinement, l’originalité ou la perfection sont les valeurs généralement attribuées à ce type de production.

Or les deux activités possèdent une racine commune, c’est l’art de faire au sens ancien, la technè grecque. On se demande donc si l’art au sens de création libre peut se passer de toute technique artisanale et de toute règle. La création est-elle oui ou non un travail ? L’artiste peut-il faire n’importe quoi n’importe comment ?

On peut défendre l'idée que si l’artiste n’est pas un artisan, il est libre de faire "comme il veut". L’art est « une création par liberté » (Kant) et donc le règne de l’imagination. L’artisan au contraire et un travailleur, un ouvrier au sens noble du terme, il a une fonction sociale précise (l’artiste non).

Sauf que que l’artiste est aussi, sous certains aspects, un artisan (et réciproquement). La création artistique n’est pas le fruit d’une imagination pure et gratuite : l’artiste transforme concrètement un matériau, cela nécessite un apprentissage et une maîtrise. Le « génie » applique des règles mais il ne le fait pas consciemment. L’artisan lui-même est un artiste, « par éclairs », quand il découvre de nouvelles manières de faire. De plus la beauté fait toujours partie de ses objectifs.

D'une point de vue historique, il faut bien admettre que l’artiste a été autrefois, pleinement, un artisan, mais qu'il ne l'est plus vraiment : désormais les différences l’emportent. L’art a évolué : l’art contemporain a subverti les règles classiques de la création (harmonies, proportion, etc.) et les canons de la beauté. Le ready-made, par exemple, a encore accentué la prise de liberté des artistes. La technique elle-même a évolué : nous sommes passés de l’artisanat individuel à la technologie industrielle.

Donc l’application des règles n’est pas ou n’est plus la caractéristique de l’art. L’art veut conquérir sa liberté (dans la forme comme dans le contenu), c’est pourquoi il est aujourd’hui possible d’être artiste sans être un artisan. On peut malgré tout se demander si l’art ne risque pas de devenir totalement inutile ? L'"art pour l'art", est-ce une posture simplement tenable socialement parlant ? C'est autre champ de problèmes qui s'ouvre alors...

dm