Le temps est nombre ou mesure du mouvement, disait déjà Aristote ; il est donc un produit, voire une condition, de l’esprit humain : c’est ce qu’a explicité Emmanuel Kant.
Kant fait du temps mais aussi de l’espace des capacités spécifiques de l’esprit (on dirait aujourd’hui du « cerveau »), de la subjectivité, et de la perception. « Le temps n’est pas quelque chose qui existe en soi, ou qui soit inhérent aux choses comme une détermination objective, et qui, par conséquent, subsiste, si l’on fait abstraction de toutes les conditions subjectives de leur intuition [perception] » (Critique de la raison pure).
D’abord l’espace est ce qui nous permet de penser et de percevoir la juxtaposition des choses : deux choses différentes peuvent nous apparaître en même temps, sans occuper la même place. Ceci est le phénomène de l’espace.
Ensuite le temps est ce qui nous permet de penser et de percevoir la succession des choses : deux choses peuvent occuper exactement la même place, mais pas au même moment. Ceci est le phénomène du temps.
Dans la mesure où toutes nos représentations sont synthétisées dans l’esprit (à partir de l’intuition sensible), y compris nos perceptions spatiales, c’est bien l’esprit qui « gère » toutes ces représentations, et il faut voir dans cette faculté de nous re-présenter quelque chose la marque spécifique du temps (on le perçoit bien dans le “re-” qui marque une scansion, un écart). C’est ce qui permet à Kant d’avancer « le temps est une condition a priori de tous les phénomènes en général » (id.), donc la condition pour que quelque chose nous apparaisse. Ce que veut dire Kant c’est que, 1) sans l’esprit, nulle juxtaposition (espace), nulle succession (temps) ne seraient perceptibles, donc sans l’esprit nous n’aurions aucune représentation de ce genre, mais 2) n’oublions pas qu’une re-représentation dans l’esprit, en général, appartient au domaine du temps. C’est une « forme », une sorte de configuration innée de notre esprit, qui bien sûr implique aussi la mémoire (cf. billet à part).
Mais cela va au-delà d’une capacité de percevoir le monde. Le temps nous permet aussi de nous représenter nous-même, notre « moi », notre vie intérieure. « Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-même et de notre état intérieur » (id.) dit Kant. Le temps est une dimension essentielle de notre conscience. Or, à ce titre, le temps ne nous permet pas seulement de percevoir les choses dans leur succession. La conscience est bien une série d’états successifs, mais “conscience” signifie précisément qu’on les perçoit aussi dans leur simultanéité, tous en même temps, dans une sorte de présent. La conscience reste une unité, et c’est précisément le temps qui représente cette possibilité de synthèse des éléments successifs et divers. Grâce à lui, la conscience peut se représenter, littéralement rendre présent tout ce qui la constitue.
Cette perception en simultanéité que nous avons de nous-mêmes et de nos pensées, c’est la conscience. Ce que nous pouvons en rassembler, avec plus ou moins de netteté et de facilité, c’est notre moi, notre personnalité. Mais le fait même que nous percevions à chaque fois le même individu, la même personne, avec ce même sentiment d’unicité, c’est ce que nous appelons l’ipséité et plus simplement l’identité. Cette identité – cette durée d’un même être - est donc bien rendue possible par le temps. Le temps est donc bien la condition de notre identité.
dm
