Hannah Arendt : l’Œuvre d’art et le temps

 


« Parmi les choses qu'on ne rencontre pas dans la nature, mais seulement dans le monde fabriqué par l'homme, on distingue entre objets d'usage et œuvres d'art ; tous deux possèdent une certaine permanence qui va de la durée ordinaire à une immortalité potentielle dans le cas de l'œuvre d'art. En tant que tels, ils se distinguent d'une part des produits de consommation, dont la durée au monde excède à peine le temps nécessaire à les préparer, et d'autre part, des produits de l'action, comme les événements, les actes et les mots, tous en eux-mêmes si transitoires qu'ils survivraient à peine à l'heure ou au jour où ils apparaissent au monde, s'ils n'étaient conservés d'abord par la mémoire de l'homme, qui les tisse en récits, et puis par ses facultés de fabrication. Du point de vue de la durée pure, les œuvres d'art sont clairement supérieures à toutes les autres choses ; comme elles durent plus longtemps au monde que n'importe quoi d'autre, elles sont les plus mondaines des choses. Davantage, elles sont les seules choses à n'avoir aucune fonction dans le processus vital de la société ; à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. Non seulement elles ne sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des objets d'usage : mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation et d'utilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine. Cette mise à distance peut se réaliser par une infinité de voies. Et c'est seulement quand elle est accomplie que la culture, au sens spécifique du terme, vient à l'être. » (Hannah Arendt, La crise de la culture).

 

(copie d'élève, à peine modifiée)

Le texte qui nous est proposé ici est extrait de La Crise de la culture d'Hannah Arendt. La culture serait-elle en crise au XXè siècle ? l’art serait-il en crise ? Ce texte a justement pour thème la nature propre de l’œuvre d'art. L’art, étymologiquement, renvoie au « faire » et au « savoir-faire », il s’agit d’un terme générique pouvant s’appliquer à différents domaines. Mais le terme d’« œuvre » restreint le questionnement au domaines des beaux-arts. L'œuvre d'art est avant tout une création humaine, essentiellement symbolique, très différente des productions de la nature mais également de tous les objets humains usuels.

Quel est le caractère spécifique de l’œuvre par rapport aux autres productions humaines et à quoi sert-elle ? D’après l’auteur l’œuvre d'art parait inutile au premier degré mais elle possède un sens supérieur, elle sert à bâtir un monde humain au-delà de la société, celui de la culture. La culture désigne ce qui est différent de la nature, c'est-à-dire ce qui est de l'ordre de l'acquis et non de l'inné, mais aussi ce qui peut se transmettre dans le temps. C’est pour cela que la durée de l’œuvre d’art apparaît si importante et si particulière. Telle est précisément le problème que pose ce texte : comment l’œuvre d’art s’inscrit dans la durée (si on la compare avec d'autres formes de productions humaines), et donc dans la culture. 


On peut distinguer différents types de production en fonction de leur durée, à commencer par les objets de la nature et les productions humaines. Il n'y a rien que l'on puisse extraire de la nature à part peut-être l'Homme. Mais la nature ne crée pas des œuvres d’art, même si l’on peut dire que la nature est « belle ». Arendt fait ensuite une distinction entre les objets d'usage et les œuvres d'art. L'objet d'usage est un objet qui a une utilité, il répond au besoin de l'utilisateur. On peut parler d’objet technique. La technique (techné) est ce qui est produit par les Hommes en suivant certains procédés, et montre la première forme l'intelligence humaine. L’objet technique est fait pour durer et faire gagner du temps, comme une arme par exemple. Si l’on possède une arme ou un outil, l’on apprend s’en servir, et l’on apprend toujours : donc on gagne du temps. 

L’auteur nous montre ensuite la distinction entre les produits de consommation et les produits de l'action. Les premiers sont faits comme leur nom l'indique pour être consommés rapidement, comme les aliments ou les objets produits par les industries. On peut supposer qu'Hannah Arendt fait une critique de la société de consommation qui veut faire consommer rapidement et toujours davantage. En tout cas l’œuvre d’art nous invite à voir des objets différents, faits pour durer. L’œuvre d'art est une création en quelque sorte immortelle, comme le chef-d’œuvre de Léonard de Vinci La Joconde qui traverse les générations.

L’on distingue également les produits de l'action comme par exemple le fait d’organiser un anniversaire : celui-ci ne va pas durer bien longtemps, mais l’on va en parler pendant un moment. Mais une fête d’anniversaire n’est pas comparable à une œuvre d’art.

Le privilège de l’œuvre d'art est de posséder une durée plus pure et plus longue, puisqu'elle résiste à l'usure. L’œuvre ne s’use pas comme un outil et on ne le la consomme pas comme de la nourriture. Même si l’on parle de nourriture spirituelle cela ne prive pas les autres, au contraire puisqu’on peut leur transmettre ces connaissances. Nous pouvons supposer qu'Arendt s'inspire de Hegel : selon ce dernier l’œuvre d'art représente les choses « dans leur vérité impérissable ». Nous pouvons prendre comme exemple le tableau "Les vieux souliers" de Van Gogh : ici nous avons une métaphore de la vie de l'homme, qui se déroule dans le temps, durement. Mais le tableau, lui, a résisté au temps puisqu’on l’admire encore.


Pour toutes ces raisons les œuvres d'art ont une fonction privilégiée dans le monde de la culture. On peut voir qu’elles n'ont non aucune utilité pour l’homme dans la vie sociale; en tout cas elles ne sont pas nécessaires à la survie. Se nourrir est nécessaire, se soigner, faire des enfants, travailler, tout ceci est utile et nécessaire pour la société. Mais les œuvres d’art ont une vertu supplémentaire, différente, elles apportent du plaisir. 

Comme l’explique Kant on retire des œuvres d’art une « satisfaction désintéressée », ce n’est pas destiné à autre chose. L’œuvre est sa propre finalité. Le plaisir de contempler un tableau se suffit à lui-même, cela ne doit pas apparaître comme une perte de temps par exemple. Il y a aussi le fait qu’une œuvre, contrairement à un produit de consommation, ne s’use pas : comme on ne s’en sert pas elle ne s’use pas. Le fait de la regarder ne la détruit pas. Elle reste entière, ce qu’elle est comme elle l’a toujours été. Elle a quelque chose d’unique et de sacrée, d’inviolable.

L’auteur écrit que les œuvres ne sont pas fabriquées pour les hommes mais « pour le monde ». Elle veut parler sans doute du « monde » construit par les hommes par leur intelligence et leur art, donc le monde de tous les hommes, pas uniquement une société ou une autre. Les œuvres survivent comme on peut dire que l’humanité survit aux hommes qui meurent individuellement, mais l’humanité continue de se construire. C’est parce qu’il y a des savants, des ingénieurs mais aussi des artistes qui créent le monde de la culture.

Mais pour cela il faut que les œuvres soient protégées, non livrées à la consommation banale. Il faut insister sur le terme « écartées ». Ici Arendt veut dire que les œuvres d'arts ne sont pas des « jouets » et qu'elles doivent être exposées dans des lieux sécurisés où elles seront respectées, comme dans les musées. C’est ce que l’auteur appelle une « mise à distance » bien qu’elle parle d’une « infinité de voies ».

On peut faire remarquer que de nos jours beaucoup d’œuvres ne sont pas exposées dans les musées ni même dans les galeries d'art, mais simplement dans la rue. Parfois même elles se vendent comme d’autres objets. Donc peut-être l’auteur exagère cette mise à distance ou bien peut-être les artistes d’aujourd’hui font autrement. On peut citer l’artiste américain Andy Warhol et le pop-art qui utilise des objets ou des images de la télévision, de la publicité. 

Enfin la dernière phrase insiste sur le terme « culture ». Ce terme possède ici un sens noble de spiritualité, de choses élevées. Il ne s’agit pas de la culture au sens sociologique, au sens où chaque société possède une culture propre. Il s’agit de la culture commune à tous les hommes, ce que Hegel appelait l’Esprit universel. L’art y prend une place prépondérante.


En conclusion nous pouvons rappeler les deux idées du texte : la durée des œuvres d’art n’est pas celle des autres objets, et les œuvres n’ont pas d’utilité. Les œuvres sont presque immortelles tout simplement parce qu’elles sont transmises par les générations. C’est la culture. Les œuvres ne servent à rien mais cela n’empêche pas qu’elles sont très importantes pour le monde. De par leur vocation universelle, elles sont le monde.

dm