La conscience historique et l'historicité
Conscience historique. – Si la Raison est historique (Hegel), a fortiori la Conscience l'est aussi. Rappelons d'abord que la capacité en général de se "re-présenter" quelque chose est liée au temps. Comme l’écrit Kant, « Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-même et de notre état intérieur. » La conscience est une forme élaborée de ce « sens interne ». Donc un homme qui aurait perdu toute conscience de son passé, c'est-à-dire sa mémoire, ne pourrait être dit pleinement conscient. On comprend que les troubles de la mémoire tels que l’amnésie soit un drame pour un sujet…
Comme l’écrit Raymond Aron : « Nous pensons tous historiquement, nous cherchons spontanément des précédents dans le passé, nous nous efforçons de situer le moment présent dans un devenir » (Dimensions de la conscience historique, 1961).
Historicité. – Ce terme est important dans le contexte des philosophies existentialistes notamment. L'homme se définit comme un être historique : c'est ce que résume le terme d'"historicité". Il désigne par conséquent la « condition humaine », et non la « nature humaine ». Précisément l'homme a une histoire (ou une existence) parce qu'il n'a pas de nature (ou d'essence) selon le mot de Sartre ("l'homme n'a pas de nature parce qu'il a une histoire"). L'historicité caractérise l'Homme en général comme la temporalité (*) caractérise la conscience en particulier, soit une structure d'ouverture à l'à-venir. Cela signifie que l'homme se construit lui-même en expérimentant sa liberté fondamentale ; il se surprend et se dépasse même au risque de se perdre…
Nous comprenons que l’historicité n’est pas spécialement liée au passé, elle est constitutive de l’ex-istence humaine, et donc aussi (voire surtout) une affaire d’à-venir. Nous comprendrons mieux ainsi que le « devoir de mémoire » est une question de survie pour l’humanité…
Sur un plan métaphysique général, l’historicité de l’homme marque le caractère “terrestre” de sa vie et de sa condition : dépendre d’une matière, vivre et mourir, et ne relever peut-être d’aucune transcendance (de toute façon, dans la religion, l’existence de Dieu n’exonère pas l’homme de son historicité, son passage obligé dans l’histoire).
(*) Remarques sur les notions d’« intentionnalité « et de « temporalité » chez Husserl et Sartre. - Pour Husserl, la conscience est temps. C’est cela qu’il nomme “temporalité”. La conscience n’est pas une intériorité fermée sur elle-même mais elle se définit comme intentionnalité, c’est-à-dire comme rapport avec le monde. La conscience n’est rien d’autre que les diverses formes de mon rapport avec le monde. Le monde se présente comme un réservoir d’objets visés par ma conscience, mais en même temps le monde demeure toujours comme un “horizon” derrière chaque objet. Le monde est toujours au-delà, par-devant, et la conscience est toujours en train de viser le monde, de s’extérioriser, de « s’éclater » (comme dit Sartre). Donc, si la conscience “est” le temps, “Le temps n’est pas une ligne, mais un réseau d’intentionnalités” (Husserl) [cad de relations entre ma conscience et le monde]. De plus, l’extériorisation de la conscience implique une direction, une tension vers l’avenir qui caractérise le temps. Je suis une ek-sistence ek-statique. C’est finalement parce que je suis une intentionnalité ouverte sur le monde que je suis une temporalité. Sartre: "Tachez de saisir votre conscience et sondez-la, vous verrez qu’elle est creuse, vous n’y trouverez que de l’avenir". Je ne suis pas un ob-jet, mais un pro-jet ; je ne suis pas seulement ce que je suis, mais encore ce que je vais être, ce que je veux avoir été (futur antérieur). Mon temps est synonyme de mon avenir, de ma liberté, et bien sûr, en bout de course, de la mort symbole de ma finitude. Le temps, sous le masque risible et/ou tragique de la mort, est proprement ce qui (nous) at-tend.
Le "devoir de mémoire" ou la "mémoire citoyenne"
« Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c'est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui ou pour un non.
Considérez si c'est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu'à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N'oubliez pas que cela fut,
Non, ne l'oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur,
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant ;
Répétez-les à vos enfants,
Ou que votre maison s'écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous. »Primo Lévi, Si c’est un homme (1947)
De même que la mémoire fait partie constitutivement de la conscience, il existe un" devoir de mémoire" que nous préférons appeler "mémoire citoyenne" c'est-à-dire une obligation collective de conserver le passé, ne serait-ce que pour nous donner une chance d'avancer vers le futur. Freud a montré, avec sa théorie du trauma, que le passé non symbolisé, non raconté, a tendance à revenir de manière troublante ou même violente. C'est ici que la formule "l'histoire se répète" prend tout son sens : si l'on ne veut pas que le passé revienne réellement, il est nécessaire de l'entretenir symboliquement. Il y a au moins trois manières d'entretenir le souvenir collectif.
1) - La commémoration : elle passe par l'évocation orale et collective des événements marquants de l'Histoire. - L’émotion et l’empathie que ces instants de recueillement procurent est un moyen efficace de de souvenir que le destin de tous les hommes est lié, car ainsi que l’écrit Blaise Pascal, « la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement… » (Pensées)
2) - La conservation des archives écrites : que deviendrait une société sans ses livres ? - La "civilisation de l'image" qui s'annonce sera-t-elle "post-historique" (comme la civilisation d'avant l'écriture est dite "pré-historique") ? Que peut signifier cette expression ? L’image d’une façon générale apporte t-elle un supplément de conscience ou bien correspond-elle à un appauvrissement, par rapport à ce que les mots apportent à la pensée ? Vaut-il mieux apprendre à coder (langage informatique) plutôt que de maîtriser la langue classique ?
3) - La préservation des vestiges matériels du passé (le « patrimoine »). N'oublions pas que les œuvres du passé forment notre environnement immédiat, donc notre présent. - Que seraient, géographiquement (et pas seulement historiquement) nos villages sans leurs églises, leurs monuments ? La préservation du "patrimoine", vestiges des hommes du passé, n’est-elle pas porteuse de Sens pour les hommes d'aujourd'hui ? Pourquoi les fameuses « cités » péri-urbaines sans âme et sans passé sont-elles exposées, presque fatalement, à devenir des zones de non-droit, de trafics en tous genre, de violence et de « barbarie »… voire de prosélytisme extrémiste, sinon parce que le Sens – celui où le progrès se noue à la tradition – y fait défaut ?
dm
