1) Le jugement de goût : qu'est-ce qui est beau ? Distinction de l’agréable et du beau
On dit souvent que la beauté est "subjective", et non objective comme la vérité. On dit (trop) souvent aussi que "les goûts et les couleurs, cela ne se discute pas"… Mais de quels goûts et de quelles couleurs parle-t-on ? C'est vrai qu'on ne peut discuter du bien-fondé de prendre le café sans sucre ou avec sucre ; et c'est vrai qu'on peut "préférer" sans raison la couleur rouge à la couleur verte… Mais est-ce à dire que la beauté, “ça ne se discute pas ?”, qu’elle est incommunicable ? Cela rendrait tout bonnement le partage de l’art impossible ; cela découragerait toute "critique”, et nous devrions expliquer par le simple hasard toutes les concordances de goût qui existent entre les personnes, ce qui est également impossible.
Dans son livre La critique de la faculté de juger, Emmanuel Kant pose la question du “bon goût”. Qu’est-ce qu’un jugement de goût ? — 1° Kant remarque que le beau diffère absolument de l’agréable, trop subjectif et personnel pour être jugé. L’agréable est ce qui provoque un plaisir ou un désir physique (c’est pourquoi cela reste personnel), alors que le beau (et donc aussi l’art) est lié à une satisfaction désintéressée (spirituelle, c’est pourquoi l’on peut en discuter). — 2° “Est beau ce qui plaît universellement sans concept”, écrit Kant. Universellement signifie : pour tout homme. Sans concept : c’est-à-dire indépendamment de toute idée ou abstraction. Il y a donc une “communication” esthétique spécifique, une “intersubjectivité” possible qui reposent sur l’exercice d’un “sens commun”, selon Kant, qui explique que le goût personnel puisse coïncider avec le goût des autres, voire ce qu’on appelle le “bon goût”. “Quand quelqu’un dit d’une chose qu’elle est belle, il attribue aux autres la même satisfaction” (Kant). En somme, lorsque nous estimons une chose belle, bien que nous ne puissions en donner aucune raison objective, nous attendons l’accord des autres sur ce sujet. Kant écrit : " En ce qui concerne l'agréable, c'est donc le principe suivant qui est valable : A chacun son goût (pour ce qui est du goût des sens). (…) Il en va tout autrement du beau. Il serait (bien au contraire) ridicule que quelqu'un qui se pique d'avoir du goût songeât à s'en justifier en disant : cet objet (l'édifice que nous avons devant les yeux, le vêtement que porte tel ou tel, le concert que nous entendons, le poème qui se trouve soumis à notre appréciation) est beau pour moi. Car il n'y a pas lieu de l'appeler beau, si ce dernier ne fait que de lui plaire à lui. Il y a beaucoup de choses qui peuvent avoir de l'attrait et de l'agrément, mais, de cela, personne ne se soucie ; en revanche, s'il affirme que quelque chose est beau, c'est qu'il attend des autres qu'ils éprouvent la même satisfaction ; il ne juge pas pour lui seulement mais pour tout le monde, et il parle alors de la beauté comme si c'était une propriété des choses."
Rien n'est plus naturel que nous cherchions à nous entendre sur les choses de l'art : l'essence de l'art est transmission, communication ! Mais bien sûr, cet accord n'est pas exigible comme peut l'être la loi morale ou juridique. On est bien libre de ne pas aimer les œuvres de Picasso, on n'est pas libre de ne pas respecter la loi.
2) Beauté naturelle et beauté artistique
- Existe-t-il des "beautés naturelles" ? - La nature n'ayant probablement, par elle-même, aucune définition précise du beau… nous devons plutôt constater que nous apprécions certains éléments ou certains êtres naturels pour leur beauté, et nous pouvons entendre par là diverses choses : la souplesse (= beauté) du chat, la subtile harmonie des couleurs (= beauté) du coucher de soleil, les formes attirantes (rondeur ou minceur = beauté) d'une femme, etc. Dans tous les cas il s'agit bien d'un jugement que nous portons. Un premier problème sera de fixer les différences entre la beauté que nous appelons "naturelle" et la beauté d'une œuvre d'art. Le second sera de savoir quelle sorte de relation entretiennent ces deux sortes de beauté.
- Kant opère une distinction formelle entre deux types de beauté : beauté adhérente (commune) et beauté libre (créée, artistique). La première suppose une idée préalable du beau, un critère objectif ou conventionnel auquel elle adhère. Cette distinction ne recoupe pas exactement la différence entre beauté naturelle et beauté artistique : en effet Miss France est un bel exemple de "beauté adhérente", alors qu'elle correspond à une image culturelle ("française"…) de la beauté, mais il est clair que la plupart des beautés que nous appelons naturelles, de part les critères semi-objectifs qui sont mis en avant dans ce cas (l'équilibre, l'harmonie, etc.), correspondent à des beautés adhérentes. Tandis que la beauté libre par excellence est la beauté artistique, puisque l'œuvre étant autonome par rapport à quelque modèle que ce soit, sa beauté ne doit pas davantage adhérer à une quelconque beauté naturelle ou conventionnelle. Rappelons-nous que "l'art n'est pas la représentation d'une belle chose, mais la belle représentation d'une chose" (Kant). Autrement dit la beauté artistique va résider dans la manière plutôt que dans l'objet lui-même.
- Les rapports entre beauté naturelle et beauté artistique. - Est-ce à dire que ces deux sortes de beauté n'entretiennent aucun rapport ? C'est un fait que la nature est belle pour l'homme, et nous devrions dire d'abord pour l'artiste. En effet nous pourrions soutenir que le goût permettant d'apprécier les qualités esthétiques de certaines choses naturelles, comme les paysages, a été formé et rendu possible par notre éducation artistique. Aimerions-nous pareillement les paysages marins si nous n'avions point été admiratifs devant des représentations picturales ou photographiques de ce type de paysage? C'est bien notre culture artistique qui nous permet de goûter les beautés de la nature, et non l'inverse ! Comme le dit Hegel, c'est parce que nous aimons le chant lyrique que nous nous émerveillons devant le chant du rossignol : à la limite c'est la nature qui imite l'art (du point de vue humain, bien sûr) !
3) Beauté idéale, sublime et abstraction
- La beauté idéale et la beauté intérieure. - Dans Le Banquet, Platon fait dire à Diotime que la beauté naturelle des corps n'est que l'image d'une beauté plus haute, plus spirituelle, vers laquelle elle doit nous conduire : celle de l'âme d'abord, puis celle des idées, et enfin celle de la sagesse elle-même. Il faudra donc se souvenir, s'agissant d'une œuvre d'art, que sa beauté n'est pas toujours immédiatement perceptible : la beauté de l'œuvre est également "intérieure", dans ce qu'elle "fait passer": émotions, idées, etc… Cela devrait nous permettre de comprendre un peu mieux les beautés parfois étranges, abstraites, de l'art contemporain.
Platon écrit dans Le Banquet : "Celui qu'on aura guidé jusqu'ici sur le chemin de l'amour, après avoir contemplé les belles choses dans une gradation régulière, arrivant au terme suprême, verra soudain une beauté d'une nature merveilleuse, celle-là même, Socrate, qui était le but de tous ses travaux antérieurs, beauté éternelle qui ne connaît ni la naissance ni la mort, qui ne souffre ni accroissement ni diminution (...) Car la vraie voie de l'amour, qu'on s'y engage de soi-même ou qu'on s'y laisse conduire, c'est de partir des beautés sensibles et de monter sans cesse vers cette beauté surnaturelle en passant comme par échelons d'un beau corps à deux, de deux à tous, puis des beaux corps aux belles actions, puis des belles actions aux belles sciences, pour aboutir des sciences à cette science qui n'est autre chose que la science de la beauté absolue et pour connaître enfin le beau tel qu'il est en soi. Si la vie vaut jamais la peine d'être vécue, cher Socrate, dit l'étrangère de Mantinée [Diotime], c'est à ce moment où l'homme contemple la beauté en soi."
- Les limites du concept de beauté appliqué à l’art - D'ailleurs le concept de beauté est-il suffisant, appliqué à l'art ? La beauté artistique n’est pas forcément une imitation de choses belles en soi, c'est entendu. Mais la beauté d’une œuvre est quand même toujours fonction de règles, de normes, de mesures : une certaine harmonie. La recherche du "beau" peut donc sembler une limitation, une entrave à la liberté de création. Si toute beauté n'est pas forcément artistique, on peut considérer en retour que toute œuvre d'art n'est pas forcément belle… Il faut faire une série de distinctions. D’abord y a la laideur d'une œuvre que l'on considère comme médiocre ou manquée. Ensuite il y a la laideur du représenté (la guerre, la mort, etc.) qui peut servir la beauté de la représentation. Mais il y a aussi la laideur délibérée de la représentation, dans le but de choquer, de provoquer, dans l'intention de dire vrai plutôt que de faire beau… La deuxième forme de laideur répertoriée paraît assez répandue, depuis fort longtemps. Après tout, les tragédiens de l'antiquité représentaient les violences et les extrémités des passions humaines pour mieux les exorciser et pour s'en libérer (catharsis). Au début du siècle, les surréalistes comme André Breton revendiquaient une "beauté convulsive", c'est-à-dire une beauté qui relève de la surprise et du déséquilibre… De toute façon l'art implique de côtoyer le "mal", il implique une certaine négativité ou un "travail du négatif" indispensable pour décrasser l'âme, ôter la couche de bons sentiments ou de ressentiments que la morale sociale a déposé au nom du "bien". "L’art moderne est sans doute né le jour où l’idée d’art et celle de beauté se sont trouvées disjointes" écrivait André Malraux. Cela pourrait s’appliquer à l’ensemble de l’œuvre du célèbre sculpteur Alberto Giacometti (“Femme debout”, 1960). L'art travaille à partir du négatif pour faire jaillir du positif. C'est vrai lorsque l'art veut provoquer des émotions violentes, lorsqu'il veut dénoncer une perte, ou un état de fait insupportable, provoquer une prise de conscience. Nous commençons à comprendre que l'essence de l'art n'est nullement d'enjoliver la réalité, ni même peut-être de représenter la réalité, mais de montrer ses failles, et avant tout de dire la vérité même si le plus souvent cela passe par les fictions de l'imaginaire. Et c’est sans doute par ce biais que l’art peut être doté d’une fonction sociale essentielle.
- Au-delà de la beauté, règne le sublime... et l’abstraction. - Alors que selon Kant le sentiment du beau résulte d’un accord entre l’imagination et l’entendement, et plaît par-là même, le sublime au contraire peut être écrasant, horrible, informe (au-delà des “formes” du beau), en un mot : excessif. Et c’est bien ce que l’on entend généralement par “sublime”, quelque chose de “trop”, de “trop beau”, on en suffoque presque… Ce qu’on a vu, on n’est pas capable d’en parler, de le raconter, on bredouille ; c’est indicible, ineffable, irreprésentable. Le sublime ne doit donc pas être recherché dans la nature, puisqu’il est justement au-delà, traversé par la démesure et l’infini : "Est sublime ce en comparaison de quoi tout le reste est petit (...). Est sublime ce qui, du fait même qu’on le conçoit, est l’indice d’une faculté de l’âme, qui surpasse toute mesure des sens" (Kant). Ou encore : "On éprouve le sublime par le sentiment d’un ordre de grandeur qui dépasse les grandeurs de la nature" (Alain).
Pour l’artiste il s'agit donc de représenter l’irreprésentable… de rendre visible l’invisible, d’extérioriser l’intérieur c’est-à-dire au fond cette émotion intense qu’est le sublime. La plupart du temps il choisira d’exprimer l’intériorité” de ce sentiment par des signes, des signes nécessairement abstraits, puisque décidément le sublime est hors du concret — ainsi s’explique, fondamentalement, l’art abstrait (cf. Kandinsky) ; soit à la limite la pureté du vide (épurer et sublimer pourrait être ici des synonymes), voire du concept — ainsi s’explique l’art conceptuel ; etc. Kandinsky, dans son Journal, explique à merveille le sens de sa démarche : celle-ci n'est pas "intellectuelle", il ne faut pas chercher à comprendre ou à interpréter les signes, il faut ressentir l'émotion que les signes véhiculent. Il en va de l'abstraction comme de l'amour. Quand un homme est amoureux d'une femme, il lui offre un objet symbolique (un bijou par exemple). Il ne lui écrit pas un long discours justificatif ou même descriptif, inutile et maladroit, où il aurait toutes les chances de trahir la pureté de ses sentiments. L'amoureux adopte spontanément la démarche de l'abstraction. D'ailleurs dans l'amour, il n'est plus question de beauté, mais de sublime : on peut gloser à l'infini sur ce qui fait la beauté d'une femme, mais il n'existe qu'une femme vraiment sublime pour moi, c'est la femme que j'aime… Autre exemple. Si je dois peindre une vallée au fond de laquelle gisent les ruines de la maison de mon enfance, je serais bien mal "inspiré" de représenter cette vallée de façon platement réaliste, dans le seul but de traduire sa beauté "naturelle". Pour faire jaillir l'émotion qui m'étreint, heureuse ou douloureuse, nostalgique ou autre, je vais plutôt utiliser la couleur par exemple, et délaisser l'aspect figuratif… Bref, il s'agit bien ici d'exprimer une réalité, la plus concrète qui soit parce que la plus intime, la réalité intérieure.
dm
