Socrate et « l'amour de la sagesse »

 

a) Le commencement de la philosophie avec Socrate (470-399 av. J.-C.)

La philosophie n'a pas toujours existé ; elle est historique en ce sens d'abord qu'elle a eu un commencement. S’opposant aux mythes et aux simples préjugés culturels, la philosophie repose sur la décision de conférer à la seule pensée rationnelle la détermination du vrai : la raison universelle, présente - au moins potentiellement - en chaque homme. Or cette décision historique revient aux Grecs à partir des VIè et Vè siècle avant J.-C. Certes il y avait bien des spéculations abstraites en Chine ou en Inde à la même époque, mais elles n’étaient pas vraiment coupées de leur base culturelle mythologique ou religieuse.

Par ailleurs il est évident que l'invention de la démocratie par les Athéniens, en matière de politique, n'est pas étrangère à ce choix en faveur de la discussion rationnelle. D’autres facteurs historiques ont pu être déterminants, comme l’essor des mathématiques en Grèce (donc le goût pour l’abstraction), l’intérêt pour la physique et l’astronomie, et parallèlement le déclin de la religion païenne (polythéiste) tournant de plus en plus en folklore ridicule.

Socrate (470-399 av. J.-C.) est le père véritable de la philosophie telle que nous la connaissons - à quoi il faut ajouter les spéculations de son disciple Platon qui a rapporté les paroles du maître. Avant Socrate il y avait bien des penseurs (dits “pré-socratiques” justement : Empédocle, Héraclite...), mais ceux-là étaient surtout des physiciens. Socrate est le premier à avoir pris pour cible exclusive de sa réflexion le sujet humain, et en particulier sa capacité à tenir un discours vrai.

Le personnage de Socrate est, littéralement, atypique. D'après l'oracle de la pythie de Delphes, Socrate serait le plus savant des hommes. Pourtant, paradoxalement, ce dernier affirme ne rien savoir. Il s'interroge donc sur le sens de cet oracle et recherche à travers les rue d' Athènes des concitoyens plus savants que lui. Or il ne rencontre que des individus professant un savoir faux et illusoire (des "opinions"). Socrate ne sait rien, mais le fait d'en avoir conscience représente un savoir précieux, et surtout il ne professe aucun scepticisme. Sa recherche de la vérité est sincère ; en atteste sa lutte contre les sophistes (des spécialistes de la rhétorique) qui prétendent que toutes les opinions se valent, que l'on peut donc toutes les démontrer, aucune n'étant vraie puisque notre connaissance n'a aucun fondement.

Socrate utilise le dialogue pour rechercher la vérité, grâce à des questions, des hypothèses, des déductions échangées avec ses interlocuteurs. Mais certains questions demeurent sans réponses, elles sont dites alors "aporétiques". Puisqu'il affirme ne rien savoir, Socrate cherche à s'appuyer sur le savoir (prétendu) des autres, ce qui l'amène à utiliser l'ironie. Il feint d'adhérer à l'opinion de son interlocuteur, pour le questionner et révéler des contradictions, entre son opinion et les conséquences qui en découlent. Par analogie avec sa mère, Phénarète, qui était sage-femme, Socrate se dit accoucheur des esprits, autrement dit "maïeuticien". Il aide son interlocuteur à découvrir la vérité qui était cachée en lui.

Mais l’enseignement de Socrate, basé sur la critique rationnelle et la réflexion autonome, a été perçu comme subversif par ses concitoyens. Un fait témoigne de la haute valeur morale de Socrate. Injustement condamné à mort par le tribunal d'Athènes, et alors qu'il a la possibilité de s'évader, Socrate préfère subir cette condamnation, même si elle est injuste, plutôt que de bafouer la justice de sa Cité. "Subir une injustice est préférable à la commettre" déclare-t-il. 

b) L’amour de la sagesse

Conformément à l’étymologie grecque, Philo-sophia est l’Amour de la sagesse (du verbe philein, aimer, et de sophia, sagesse). Philo-sophos s’oppose ainsi, par exemple, à philo-somatos (amour du corps), ou bien à philo-edenos (amour des plaisirs).

Cet amour est synonyme de « désir », ou encore de recherche, et donc de manque. Celui qui désire la sagesse ne la possède pas. Dans le contexte grec, seul le Dieu est Sophos, sage. Pour l’humain cela implique donc un parcours d’apprentissage, une étude. Le philosophe n’est pas le « vieux sage » traditionnel, possesseur des secrets de la nature et rempli d’expérience. Ce n’est pas non plus un “maître” accompli comme le sage oriental, un demi-dieu comme le Bouddha…

Dans son ouvrage le Banquet, Platon met en scène Socrate racontant comment une mystérieuse Diotime lui aurait enseigné la véritable identité du demi-dieu Eros (Amour) et par-là même la vraie nature de la philosophie, car selon Diotime, Eros – par son imperfection même – est le seul parmi les dieux à être philosophe.

« DIOTIME. — Comme fils de Poros et de Pénia, voici quel fut le partage de l'Amour : d'abord il est toujours pauvre, et, loin d'être beau et délicat, comme on le pense généralement, il est maigre, malpropre, sans chaussures, sans domicile, sans autre lit que la terre, sans couverture, couchant à la belle étoile auprès des portes et dans les rues; enfin, comme sa mère, toujours dans le besoin. Mais, d'autre part, selon le naturel de son père, il est toujours à la piste de ce qui est beau et bon; il est mâle, hardi, persévérant, chasseur habile, toujours machinant quelque artifice, désireux de savoir et apprenant avec facilité, philosophant sans cesse, enchanteur, magicien, sophiste. De sa nature, il n'est ni mortel ni immortel. Mais, dans le même jour, il est florissant et plein de vie, tant qu'il est dans l'abondance, puis il s'éteint, pour revivre encore par l'effet de la nature paternelle. Tout ce qu'il acquiert lui échappe sans cesse, en sorte qu'il n'est jamais ni riche ni pauvre. Il tient aussi le milieu entre la sagesse et l'ignorance, car aucun dieu ne philosophe ni ne désire devenir sage, puisque la sagesse est le propre de la nature divine; et, en général, quiconque est sage ne philosophe pas. Il en est de même des ignorants : aucun d'eux ne philosophe ni ne désire devenir sage, car l'ignorance a précisément le fâcheux effet de persuader ceux qui ne sont ni beaux, ni bons, ni sages, qu'ils possèdent ces qualités ; or nul ne désire les choses dont il ne se croit point dépourvu.

SOCRATE. — Mais, Diotime, qui sont donc ceux qui philosophent, si ce ne sont ni les sages ni les ignorants.

DIOTIME. — Il est évident, même pour un enfant, dit-elle, que ce sont ceux qui tiennent le milieu entre les ignorants et les sages, et l'Amour est de ce nombre. La sagesse est une des plus belles choses du monde ; or l'Amour aime ce qui est beau ; en sorte qu'il faut conclure que l'Amour est amant de la sagesse, c'est-à-dire philosophe, et, comme tel, il tient le milieu entre le sage et l'ignorant. »