L’invention de la technique et le monde du travail

 


1) L’intelligence fabricatrice et l'outil


Homo faber et homo habilis

Le mythe de Prométhée tel qu’il est raconté dans le texte de Platon pose la thèse selon laquelle l’homme serait défavorisé par la nature (= Épiméthée) mais, aidé (involontairement) par les dieux via Prométhée (= la culture) aurait développé les techniques en guise de compensation. Mais le disciple de Platon, Aristote, laisse entendre un autre « son de cloche », il défend au contraire l’idée selon laquelle l’homme par nature est un être favorisé, par son intelligence et par ces deux « outils » naturels qui servent cette intelligence : les mains. L’enseignement du mythe de Prométhée serait donc inutile, l’homme ne tiendrait pas la technique des dieux, mais bien de lui-même et de la nature. « En effet, l'être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d'outils : or, la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C'est donc à l'être capable d'acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l'outil de loin le plus utile, la main. Aussi, ceux qui disent que l'homme n'est pas bien constitué et qu'il est le moins bien partagé des animaux (parce que, dit-on, il est sans chaussures, il est nu et il n'a pas d'armes pour combattre) sont dans l'erreur. » (Aristote, Les Parties des animaux)

L'anthropologie (science moderne de l'homme, multidisciplinaire, basée sur l'observation) confirme bien le fait que l'homme est avant tout un homo faber (homme productif) et même un homo habilis (homme habile). C'est dire que l'homme se caractérise immédiatement par le travail et par la technique, l'outil faisant le lien entre les deux notions. Son intelligence est d'abord pratique et fabricatrice avant d'être théorique."Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber.  En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et, d’en varier indéfiniment la fabrication." (Henri Bergson, L’évolution créatrice)

Or en effet si l’homme est « habile » c’est parce qu’il possède une disposition corporelle singulière qui s'apparente à un outil, le plus polyvalent de tous (prendre, frapper, caresser…) : la main. Mais elle n'est pas un vrai outil, elle sert plutôt à tenir l'outil. Par ailleurs la main ne suffit pas. Les singes aussi possèdent des mains, et ils n’ont pas découvert l’outil. Chez l’homme la main est donc aussi le prolongement de la conscience, elle sert d'intermédiaire entre la conscience et l'outil, lui-même en contact avec la matière qu'il transforme.

Origine de l’outil

Pressé par la nécessité, sinon de produire, du moins de transformer dans un premier temps le donné naturel, on peut supposer que l'homme a manié des outils avant de manier les symboles. Pourtant il y a un rapport assez évident entre l'outil et le mot. Qu'est-ce qu'un outil ? C'est un objet confectionné par l'homme dans le but de rendre ses tâches plus efficaces et moins pénibles. L'outil permet de réaliser une économie d'efforts mais aussi de gagner du temps. C'est pourquoi deux principes président à la définition de l'outil, plus essentiels encore que son aspect fabriqué non-naturel, c'est la conservation et la répétition. Le propre de l'outil est de servir plusieurs fois. Exactement comme un mot permet de désigner une même chose (ou un genre de choses) plusieurs fois, l'outil sert à effectuer une même tâche un nombre indéfini de fois. Le langage articulé et le maniement de l'outil ont dû apparaître en même temps. Mais pour cela, il faut avoir l'idée – la simple idée ou intention – de conserver cet objet. Par exemple, un singe pris de colère peut se servir d'un bâton en guise de massue pour fracasser le crâne d'un de ses congénères, mais il n'aura certainement pas la "bonne idée" de conserver cet "outil" à l'intérieur de sa tanière pour en faire à proprement parler une "arme"… On pourrait aller jusqu'à dire que l'outil est l'incarnation d'une idée ou d'une intention. Le maniement de l'outil est bien la première forme d'une intelligence spécifiquement humaine. 

On peut donc redéfinir la technique comme étant le fait de répondre aux exigences vitales, non par des dispositions corporelles comme les animaux (merci Épiméthée), mais par un savoir-faire lié au maniement de l'outil (merci Prométhée)

Outil et apprentissage, technique et progrès

Là où l'instinct animal est répétitif, automatique, le maniement de l'outil apporte à chaque fois une acquisition supplémentaire, un apprentissage. Le geste technique est en soi une connaissance, et une connaissance qui progresse. C'est pourquoi les notions de technique et de progrès sont indissociables.

La technique n'est pas seulement un pouvoir d'agir plus efficace, elle correspond à un véritable mode de vie, à une culture… C'est-à-dire qu'une invention technique modifie globalement le mode de vie des hommes. Que l'on pense à la découverte de l'agriculture (grâce à l'invention d'outils spécifiques), qui a transformé des hordes nomades primitives en sociétés stables et organisées, qui a changé définitivement le monde sauvage en "monde du travail".

 

2) Le monde du travail et l'évolution de la technique

 

L’origine du travail : entre besoin et mérite, entre nécessité et moralité

Si l'on en croit Platon, l'origine du travail serait le besoin, autant dire la nécessité de survivre dans un environnement pas toujours propice. Que la "rareté" des ressources soit réelle ou redoutée et fantasmée, que l'homme ait besoin de travailler ou qu'il ait envie de travailler pour améliorer ses conditions d'existence, voire qu'il cherche et trouve la reconnaissance de sa propre valeur dans cette activité, ne change rien fondamentalement à l'essence du travail : par le travail, la production remplace la consommation pure et simple. Notons que le temps paradisiaque où l'homme pouvait se contenter de consommer les biens généreusement prodigués par une nature bienveillante relève évidemment du mythe, pas forcément de bon aloi selon Karl Marx : "Une nature trop prodigue retient l’homme par la main comme un enfant en lisière ; elle l’empêche de se développer en ne faisant pas de son développement une nécessité de nature". De plus, le simple exercice de la chasse ou de la pêche nécessite un minimum d'effort et surtout de technique. Emmanuel Kant n’hésite pas à en faire un devoir : « Il est de la plus haute importance que les enfants apprennent à travailler. L’homme est le seul animal qui doit travailler. Il lui faut d’abord beaucoup de préparation pour en venir à jouir de ce qui est supposé par sa conservation. La question de savoir si le Ciel n’aurait pas pris soin de nous avec plus bienveillance, en nous offrant toutes les choses déjà préparées, de telle sorte que nous ne serions pas obligés de travailler, doit assurément recevoir une réponse négative : l’homme, en effet, a besoin d’occupations et même de celles qui impliquent une certaine contrainte. Il est tout aussi faux de s’imaginer que si Adam et Eve étaient demeurés au Paradis, ils n’auraient rien fait d’autre que d’être assis ensemble, chanter des chants pastoraux, et contempler la beauté de la nature. L’ennui les eût torturés tous aussi bien que d’autres hommes dans une situation semblable. » (Réflexions sur l’éducatio

Le travail implique la technique et réciproquement

Mais justement le travail combine idéalement les deux notions de technique et de production. Au départ, nous trouvons la notion d'effort et surtout de contrainte non-naturelle. C'est ce que confirme l'étymologie puisque "travail" vient du latin tripalium, qui était un outil de contention chez les éleveurs de l'antiquité. On pourrait donc définir le travail comme l'effort consenti pour produire, selon un plan défini et grâce à une certaine technique, divers biens de consommation extra-naturels (fussent-ils "agricoles"). De ce point de vue le travail est bien le propre de l'homme, car les animaux travailleurs (fourmis, etc.) ne planifient pas leurs actions, et s’il leur arrive d’utiliser des outils (naturels) ceux-ci ne sont jamais construits et rarement conservés. « Notre point de départ c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté. » (Karl Marx, Le Capital)

Extension du travail à tout le monde social

De plus la notion de production doit être évidemment étendue, dans le cadre du travail moderne, à toutes sortes de tâches et de services – justement parce que le travail, au début strictement productif (agricole et artisanal) a peu à peu envahi la sphère de l'action et même celle de la transmission des savoirs.

Sur le plan social, dès qu'il y a travail, il y a une organisation sociale spécifique. Le travail, à commencer par l'agriculture, apporte une division des tâches et une multiplication des métiers (laboureur, forgeron, etc.) : les habitants ne font plus tous la même chose, contrairement à ce qui se passe dans un village de chasseurs… où tout le monde va à la chasse par définition ! Cela entraîne une coopération toujours plus grande et donc une organisation sociale toujours plus subtile (il ne faut plus seulement un "chef" mais des "responsables", domaine par domaine). Conséquence de taille : cela signifie que le monde du travail est aussi le monde des échanges. 

Passage de l’outil à la machine et évolution sociale

Autre conséquence : plus le travail se spécialise, plus la technicité des tâches augmente. Finalement l'artisan maniant l'outil cède la place au technicien utilisant la machine, pour une productivité accrue et une pénibilité moins grande. Le technicien ne se contente pas de répéter un savoir-faire ancestral, il applique une science théorique qu'il a dû étudiée préalablement avant de l'appliquer à un domaine concret particulier. Il est sans doute possible changer soi-même le disque dur de son ordinateur (c’est du bricolage à la portée de – presque – tout le monde) en cas de panne, mais il est impossible de le réparer si l’on n’a pas étudié l’informatique (c’est une science).

La différence entre l'outil et la machine s'avère capitale. Au départ, l'outil est un prolongement de la main, voire remplace la main. Mais la machine est plus complexe et surtout plus autonome : son énergie n'est plus le muscle ! Cela signifie cette fois que la machine peut remplacer un homme.  

Une des conséquences de la technologie n'est plus seulement la spécialisation des métiers, mais la libéralisation des emplois. Par exemple, c'est bien la technologie et la science qui permettent aujourd'hui à une femme d'être agricultrice ("technicienne", voire "exploitante" agricole) au même titre qu'un homme : ce n'est plus la force physique qui prime mais la compétence technique. Il n'en a pas toujours été ainsi… 

Rappel historique : dans l'Antiquité, prédominait une conception dite "finaliste" selon laquelle chaque être devait faire "ce pour quoi il était fait", selon une "nature des choses" intangible. Déjà, le simple travail productif était déconsidéré par rapport aux activités nobles et élevées qu'étaient le combat ou la méditation… Le travail était généralement dévolu aux esclaves. Platon enseignait qu’aux 3 parties de l’âme (les besoins et les désirs, le cœur et le courage, l’intelligence et la raison) correspondaient 3 grandes activités sociales : dans ce système le travail visait à satisfaire la partie basse ! De même Aristote enseignait que la finalité de l’existence humaine, pour être conforme à l’essence de l’homme, soit la raison, était le savoir et la contemplation (mais cela n’était pas spontanément associé à l’idée de travail, même si de fait cela a toujours été le cas). Donc si le "progrès technique" a été si lent voire quasiment nul pendant toute une période de l'antiquité, c'est bien parce qu'en fonction d'un système de valeur particulier le progrès en question n'était tout simplement pas recherché ! Le traditionalisme n'a jamais fait bon ménage avec la technique. Dans l'Antiquité on n'imaginait pas qu'une femme puisse accomplir autre chose qu'une des tâches dévolues traditionnellement ("par nature") aux femmes, ni même qu'un fils de laboureur puisse devenir chevalier ou philosophe… C'est bien la technique qui a changé tout cela, plus précisément la technologie en apportant à la fois plus de technicité dans le travail et plus de mobilité dans l'emploi.

Pourtant l’impact de la technique et de la technologie au sein de la civilisation sont tels que nous devrons interroger, en tant que telle, la question du progrès et de son bien-fondé. 

dm