La subjectivité comme sagesse, de l'Antiquité à la Renaissance

 


Même si le sujet ancien – aristotélicien, logico-métaphysique – semble fort éloigné des préoccupations « subjectivistes » des modernes, une forme de subjectivité a bien tenté de s’affirmer dès l'antiquité. Comme elle a pour nom “sagesse”, pour inventeur et défenseur principal un certain Socrate, autant dire qu’elle est contemporaine de la naissance même de la philosophie. Que demande Socrate ? Que l’on s’affranchisse des croyances, des préjugés et des fausses opinions. Il proclame l’autonomie, non pas encore de l’homme (comme le fait Protagoras : “l”homme est la mesure de toute chose”), mais de la raison et du discours. C’est une forme assez haute et particulièrement exigeante de subjectivité et de responsabilité : il faut faire attention à ce que l’on dit !

La question philosophique est de savoir à quel genre et à quel degré de savoir l’on peut prétendre. “Connais-toi toi-même” est une exhortation à la sagesse, mais quel est ce “soi-même” et quelle est cette “sagesse” ? Cette sagesse est-elle suffisamment forte, autonome et, en ce sens, “subjective”, pour être “la science d’elle-même et des autres sciences” comme il est dit dans le Charmide (dialogue de Platon mettant en scène Socrate) ? Pour certains, la sagesse consisterait à savoir à la fois ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas. Pour Socrate ceci est une contradiction dans les termes, et un piège : toute connaissance nécessite un objet réel. Quant au sage, s’il veut se connaître lui-même il doit en passer par l’autre, par ce qu’il y a de plus universel en l’autre, c’est-à-dire l’âme raisonnable. Ainsi il pourra s’appréhender lui-même, mais en tant qu’âme. Il s’agit fondamentalement de distinguer ce qui est à soi (accessoire), de l’ordre de l’avoir, et ce qui est soi (essentiel), de l’ordre de l’être. Ce que redoute par dessus tout Socrate, c’est la prétention, la suffisance de ceux qui tout à la fois affirment la subjectivité de leur savoir et le font passer pour vrai.

Défendant une position apparemment contraire, Aristote et Plotin conçoivent sans difficulté une “Pensée qui se pense elle-même” (Métaphysique, A, 9). Seulement la contradiction n’est qu’apparente, car ce n’est pas n’importe quelle pensée, mais la plus haute de toutes : la pensée divine à laquelle l’homme peut chercher à participer. Une pensée subjective, mais dans un sens absolu. Toute connaissance de soi qui viserait par exemple les sentiments ou l’expérience personnelle serait évidemment une supercherie.

Il faut aussi prendre en considération la notion stoïcienne de la vertu du sage, qualité tout intérieure définie comme “l’accord avec soi”. Le sage stoïcien recherche son propre bonheur, acquis par l’exercice de la vertu. On peut certes parler de “subjectivité” dans la mesure où il y a “souci de soi”, mais par ailleurs le sujet stoïcien ne vise rien d’autre que l’”accord de soi avec la nature” sans quoi il ne peut y avoir d’”accord avec soi”. C’est donc davantage un universalisme qu’un subjectivisme.

Cette sagesse consistant à mettre en accord la nature profonde de l'homme avec la nature reste l'objectif des penseurs de la Renaissance, juste avant la révolution cartésienne qui va placer l'ego au centre de toute démarche épistémique, et même métaphysique. Mais tandis que le stoïcien antique tente de fondre l’homme dans la nature, l’humaniste moderne, l’expression l’indique, tente de fonder la nature en l’homme (c'est-à-dire l'"humaine nature"). L’homme contient et récapitule en lui toute la nature, il en est l’expression parfaite. Il ne faut donc pas hésiter à rencontrer le monde pour se connaître en tant qu’homme. Cela est possible, car comme le dit Ramus : “l’homme a en soi naturellement la puissance de connaître toutes choses”.

Montaigne est le vrai découvreur du moi et de la subjectivité humaine. Il ne s’intéresse pas seulement à l’homme, mais à lui-même comme individu. Ses Essais défendent et illustrent une conception à la fois de la singularité du moi et de l’essence de l’homme, car “chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition”. Se connaître soi-même c’est donc connaître l’humanité entière. Et certes l’”humaine condition” relève finalement, comme tout le reste, de la Nature, à laquelle il faut “consentir”. Mais Montaigne — c’est là la nouveauté — se dépeint d’abord lui-même pour aller ensuite vers la nature.

dm