Film Le locataire, Roman Polanski
Nous avons généralement le sentiment de maîtriser nos sentiments et nos émotions, d’en savoir suffisamment sur nous-mêmes pour anticiper nos actes, et donc a priori nous ne connaissons pas ce que nous pourrions appeler, paradoxalement, la « peur de soi-même ». Nous entretenons avec nous-mêmes une relation de proximité, de confiance et parfois d’amitié. En revanche il nous arrive fréquemment d’avoir peur des autres parce que nous ne pouvons pas anticiper leurs comportements parfois dangereux.
Pourtant nous disons bien quelques fois, dans certaines situations, « méfie-toi, je ne sais pas comment je pourrais réagir » (ce qui sonne comme une menace) ou bien lorsque l’on se rend compte qu’on a mis sa propre vie en danger : « je me suis fait une grosse frayeur ». C’est pourquoi il n'est pas absurde de se demander si l’on peut avoir peur de soi-même.
La peur est une émotion intense et désagréable, ressentie face à la présence ou l’anticipation d’une menace, d’un danger qu’on veut éviter ou fuir. Est un danger ce qu’on sait être dangereux et nuisible pour nous (ce qui ne s’accorde pas avec notre nature, étranger) ou simplement ce qu’on ne connaît pas (l’inconnu fait peur). Pourtant il semble bien que l’appréhension face à l’inconnu caractérise plutôt l’angoisse, qui est une sorte de peur sans objet défini, et en tout cas un sentiment plus diffus. Tandis que la peur se rapporterait plutôt à un objet reconnu comme dangereux (on pense – à tort ou à raison - que le loup peut attaquer donc on a peur du loup, mais la « peur du noir » – l’inconnu même – serait plutôt une angoisse).
Il semble impossible dans un premier temps de remettre en doute la relation de confiance et de connaissance que nous entretenons spontanément avec nous-mêmes, en tant qu’êtres conscients et rationnels. Littéralement, il n’y a pas de « raison » d’avoir peur de soi-même. Mais dans les faits il en va différemment : nos comportements ne sont pas toujours rationnels, les désirs et les passions peuvent nous entraîner au-delà de l’anticipable, sans compter que nous sommes peut-être habités par un « alien », un autre en nous-même que nous appelons « l’inconscient », mais qui est peut-être notre vraie identité à l’insu de nous-même. Pour autant, comment se résigner à être un étranger pour soi-même, ou à vivre sa vie en ayant « peur de soi-même » ? Mais comment l’ignorer tout à fait ? Dans les deux cas ne serait-ce pas faire preuve de lâcheté ?
A première vue, concédons qu'il n’y a pas de raison d’avoir peur de soi-même.
La conscience me définit et me protège : c’est la thèse de Descartes selon laquelle tout ce qui se passe « en moi » m’est connu (c’est la pensée au sens large), car se connaître soi-même est plus et simple et plus évident que de connaître le reste du monde. J’ai toujours une em-prise sur moi-même qui me préserve de toute sur-prise venant de moi-même. Si nous pouvons anticiper nos actes, dans une large mesure, c’est parce que l’intériorité est avant tout une mémoire continue (même si elle est subconsciente : Bergson), le fil même de notre identité, qui ne peut être rompu ; et donc si je peux me remémorer mon passé personnel, je peux aussi anticiper mes actes, au moins dans une certaine mesure.
On a peur toujours de quelque chose d’autre, et non du « même ». Sartre distinguait ainsi l’angoisse de la peur : « L’angoisse se distingue de la peur par ceci que la peur est peur des êtres du monde et que l’angoisse est angoisse devant moi. Le vertige est angoisse dans la mesure où je redoute non de tomber dans le précipice mais de m’y jeter. » Donc même si la parfaite maîtrise de soi, cartésienne ou stoïcienne, était exagérée ou mythique, il n’en reste pas moins que parler de peur de soi-même serait absurde ou inapproprié. A cela Jacques Lacan répliquait inversement : « l’angoisse est la sensation obscure du désir de l’autre ». Mais peut-être visait-il cet autre dissimulé en moi-même, que Freud a nommé l’inconscient ?
C'est aussi un fait que nos comportements ne sont pas toujours rationnels et nos pensées pas toujours conscientes.
Les désirs et les passions, par définition, nous entrainent au-delà du rationnel. Les stoïciens préconisent bien de les réprimer, les cartésiens nous disent bien de les connaître pour les vivre sans dommages, mais cela revient à sous-estimer la force du Désir et surtout le désir chez l’homme de transcender sa condition (cf. l’hubris grec, l’excès), pour dire simplement : le goût du risque (ex. le motard qui, conscient du danger, fera quand même de temps en temps une « pointe » à 220 k/h pour sentir « monter l’adrénaline » et « se faire peur » justement).
De plus toutes nos pensées ne sont pas conscientes si l’on en croit Freud. Certaines seraient refoulées dans ce qu’il appelle l’inconscient, car elles seraient en rapport avec des désirs interdits. Mais de temps en temps l’on assiste à un « retour du refoulé » qui en effet a de quoi faire peur : des symptômes douloureux, des actes manqués, des rêves effrayants, des hallucinations (chez les psychotiques), etc. Or nous ne contrôlons pas cet inconscient, de même que nous ne savons pas consciemment, par définition, de quoi il est fait. Par exemple des traumatismes de l’enfance ont pu y laisser des traces, de sorte que nous ne sommes pas forcément en paix avec nous-même, même si nous aimons à penser le contraire. De plus, au « fond » de l’inconscient Freud désigne aussi ce qu’il appelle le « ça », un réservoir de pulsions archaïques violentes, ne cherchant que le plaisir immédiat, qui peuvent surgir chez certains sujets (pervers par exemple). Sachant cela l’homme sain ressentira de la peur…. mais le pervers ou le délirant ignorera ce sentiment : d’où l’intérêt de la peur qu’il faut souligner maintenant.
D'autant plus que cette peur n’est pas insurmontable et peut-être aussi utile.
La peur n’est pas toujours paralysante, elle peut être aussi un signal utile et une incitation à agir, à remédier à une situation. Si la peur n’était pas ressentie nous mettrions notre vie en danger fréquemment, de même que si la douleur n’était pas ressentie, nous ne connaîtrions pas notre état malade. De plus l’existence consiste à surmonter les épreuves de la vie : refuser de prendre en compte la peur d’exister, refouler toute peur reviendrait à une forme de lâcheté.
Quant à la partie inconsciente de ma personnalité, ce « je » qui est un « autre », Freud a inventé une méthode (la psychanalyse) pour apprendre, sinon à la connaître parfaitement, du moins à vivre en bonne intelligence avec elle. Donc il s’agit d’avoir le courage d’examiner son inconscient, au risque de se faire peur – mais c’est la condition pour vivre pleinement des moments de bonheur et d’exaltation. C’est ce qu’ont fait de grands génies qui ont su affronter leurs propres « démons » pour en extraire des œuvres marquantes et universelles.
Bien que cela soit effectivement paradoxal, il est donc possible d’avoir peur de soi-même dans la mesure où notre identité n’est jamais simple, et ne se réduit pas à la conscience. Si cette peur était une manière d’être elle serait pathologique et négative, mais elle reste un moyen à la fois pour se protéger soi-même et pour se frayer un chemin dans l’existence. En d’autres termes, il ne faut pas avoir peur de la peur !
dm
