Les Plaisirs de l'île enchantée, détail, François Chauveau, 1664
L'eudémonisme (eudemonia, bonheur) est la doctrine selon laquelle la finalité essentielle, et naturelle, de la vie humaine serait d'atteindre le bonheur ; lequel serait en même temps l'objet ultime, également naturel, du désir. Mais les théories eudémonistes, qui dominent dans l'Antiquité, ne s'accordent pas toujours sur la nature du bonheur, même si elles l'associent toujours au respect de la raison et donc à l'accomplissement d'une certaine sagesse. On retrouve d'abord l'opposition classique entre épicurisme et stoïcisme.
L’hédonisme et la recherche des plaisirs (épicurisme)
L’« hédonisme » (de hedon, plaisir) est la doctrine selon laquelle la recherche des plaisirs naturels est aussi la voie du bonheur. Pour le philosophe grec Epicure (IVè av. JC) il n’existe aucun autre but dans la vie que de trouver la satisfaction et d’éviter le manque – et ceci vaut pour tous les êtres. Pour autant ne confondons point le désir et la nécessité, ou la tendance et le besoin. La plante a besoin d’eau, c’est entendu ; mais trouver l’eau n’est point le but, la finalité de la plante. Le but de la vie, ce n’est pas seulement la survie, mais la croissance, la reproduction, l'épanouissement…
Que désire l’homme ? Parvenir à ce que les épicuriens nomment l’« ataraxie », soit l’absence de trouble, ou tranquillité de l’âme. C’est leur définition du bonheur. Mais pour un être pourvu de raison et de jugement tel que l’homme, le bonheur est synonyme de sagesse, et c’est la philosophie qui peut y conduire car elle permet de trier les bons et les mauvais désirs – les premiers se caractérisant comme « naturels ». Il est donc important de procéder à une hiérarchie fine des désirs et donc des plaisirs, que voici :
- I. Désirs naturels
- a. Désirs naturels et nécessaires
- i. pour le bonheur : paix avec soi et philia avec autrui ; ex. « convier des amis »
- ii. pour le bien-être du corps ; ex. « bien manger… mais pas trop »
- iii. pour la vie elle-même ; ex. « se nourrir suffisamment »
- b. Désirs naturels et non nécessaires ; ex. désir sexuel, désir esthétique…
- II. Désirs vains (« vides » : sans objet réel, inutiles et nuisibles) : ce sont tous les désirs excessifs ; dès qu’ils vont au-delà des limites prescrites par la nature, ils comportent l’illimité (et donc l’insatisfaction pathologique) ; ex. désir de possessions matérielles et de richesse, désir de pouvoir, désir de gloire…
Se fixer sur des choses extérieures à soi et superflues n’est pas naturel : comme la richesse, ou même la gloire, autant de désirs inutiles qui divisent les hommes et mènent à la guerre. Pour Epicure, comme pour son commentateur latin Lucrèce (1er s. av. J.-C.), le progrès matériel est suffisant au stade où il en est. Progresser dans l’abondance des biens matériels ne contribuerait en rien au bonheur.
« Alors, c'étaient donc les peaux de bêtes, aujourd'hui c'est l'or et la pourpre qui préoccupent les hommes et les fait se battre entre eux : ah ! c'est bien sur nous, je le pense, que retombe la faute. Car le froid torturait ces hommes nus, ces enfants de la terre, quand les peaux leur manquaient : mais pour nous, quelle souffrance est-ce donc de n'avoir pas un vêtement de pourpre et d'or rehaussé de riches broderies ? Une étoffe plébéienne ne suffit-elle pas à nous protéger ? Ainsi donc le genre humain se donne de la peine sans profit et toujours consume ses jours en vains soucis. Faut-il s'en étonner ? il ne connaît pas la borne légitime du désir, il ne sait les limites où s'arrête le véritable plaisir. Voilà ce qui peu à peu a jeté la vie humaine en pleine mer et déchaîné les pires orages de la guerre. » (Lucrère, De Natura, Livre V)
Le sage doit donc juger ce qui peut lui apporter la santé du corps et la tranquillité de l’âme (ataraxie)… Au fond cette sagesse n’est que trop évidente. Qui voudrait la contester ? Mais d’un autre côté, qui voudrait s’en satisfaire ? Si le sage épicurien rencontre le bonheur et donc la sagesse, qu’a-t-il d’autre à désirer ? L’homme ne cherche-t-il pas, constitutivement, à dépasser sa condition, à se transcender ?
Antithèse : désir et vertu (stoïcisme)
La thèse stoïcienne (une autre grande Ecole philosophique grecque), c’est que le bonheur s'obtient en pratiquant la vertu et non en réalisant tous ses désirs, fussent-ils naturels. Les stoïciens, comme les chrétiens plus tard, n’ont pas une vision égalitaire de la vie du corps et de la vie de l’esprit : l'esprit gouverne, à lui revient la dignité… C’est pourquoi il convient de se méfier des désirs ne visant que les plaisirs physiques et immédiats. Qu’est-ce que la vertu ? Pour le stoïcien, c’est avant tout la maîtrise de soi, l’autonomie de la volonté, la capacité de résister à nos désirs justement, et le fait de n’accorder d’importance qu’à ce qui dépend de soi. Certes nos désirs dépendent de nous, comme nos pensées, mais ils ont une cause extérieure puisqu’ils « tendent » (par définition) vers un objet manquant : on désire toujours ce que l’on n’a pas. Il ne faut donc pas se laisser troubler par eux. A la limite, plutôt que de chercher à distinguer les bons et les mauvais désirs, comme les épicuriens, il vaut mieux les rejeter en bloc si l’on ne peut les maîtriser… Mieux vaut ne pas se laisser envahir. En théorie, le désir n’est pas condamnable en lui-même… mais il faut lui préférer cette sorte de « désir de l’intellect » qu’est la volonté, guidée par une raison plus sûre.
Cette thèse selon laquelle nous pouvons et devons contrôler, voire réduire, nos désirs (le fameux "tu peux si tu veux"), se retrouvera chez Descartes. « Mieux vaut changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde » écrit celui-ci. Comme il est plus aisé de se connaître soi-même que de connaître le monde, selon Descartes, il est plus facile et plus raisonnable de régler ses désirs en fonction du possible, plutôt que de prétendre changer à soi seul le monde, et surtout les lois de ce monde. Autrement dit mieux vaut ne pas désirer l'impossible, car Descartes a bien vu que justement nous tendons à désirer l'impossible, et nous nous égarons !
Mais ce point de vue en tous points raisonnable, la « maîtrise de soi », le « contrôle de la volonté » suffisent-ils pour définir la sagesse ? L’homme est mu par un désir spécifique, en rapport avec sa nature d’être raisonnable : c’est le désir de savoir. D’ailleurs, ce désir apparaît comme étant encore naturel…
Le désir de savoir (Aristote)
“Tous les hommes désirent naturellement savoir” écrit Aristote. Ceci est conforme à notre nature d’êtres essentiellement raisonnables. Aristote distingue trois grands types de vie : productive, active et contemplative, et donc corollairement trois grands types de biens convoitables : les biens matériels, les honneurs, et la sagesse. Tous trois sont naturels, mais hiérarchisés. Les biens matériels et les plaisirs immédiats ne sont nullement condamnables, car ils font partie de l’existence humaine ; Aristote ne partage pas le rigorisme intransigeant des stoïciens, leur mépris du plaisir. Cependant la vie intellectuelle doit être privilégiée, puisqu’elle correspond à l’essence de l’homme (la raison). C’est la raison qui fixe les normes du désir, qui oriente le désir ultimement vers le savoir et non vers les choses futiles. Le savoir est désirable car il est le bien le plus durable ; inversement il n’est pas raisonnable de vouer sa vie au plaisir charnel parce que cela ne dure pas. Notons que pour Aristote la vertu morale (le juste milieu) participe elle aussi à la vie heureuse. Quant à la gloire, que recherche le soldat ou l’homme politique, elle apparaît elle-même bien superficielle. Résumons : pour Aristote, le désir est cette activité-tendance naturelle qui permet à l’homme d’atteindre son but également « naturel » (essentiel) : la vie morale et surtout la connaissance. La raison nous présente les biens les plus durables (intellectuels, spirituels) comme étant les plus désirables. Lorsque nous jugeons qu’une chose est bonne pour nous, logiquement nous la désirons.
Au fond, le point de vue ici (mais cela vaut pour l’ensemble des théorie eudémonistes) repose sur l’idée que le désir humain peut être naturellement assouvi, voire comblé, à partir du moment où l’on ne se trompe pas d’objet (le savoir, plutôt que les plaisirs fugitifs ou les biens matériels). Il s’agirait de ne pas vivre dans l’insatisfaction. Mais est-ce bien si évident ?
Platon et l'image du tonneau percé
Platon est un eudémoniste métaphysique ou transcendant, non naturaliste : pour lui le bonheur résulte de la vertu et de la connaissance du suprême Bien. Il dénonce lui aussi le caractère superficiel des plaisirs immédiats, en opposant deux styles de vie : la « vie ordonnée » (par la raison et le savoir) et « la vie déréglée » (par la recherche frénétique des plaisirs et des biens matériels). C’est ce qui ressort de la célèbre image du tonneau percé » :
« Socrate — Bien. Allons donc, je vais te proposer une autre image […]. En effet, regarde bien si ce que tu veux dire, quand tu parles de ces deux genres de vie, une vie d’ordre et une vie de dérèglement, ne ressemble pas à la situation suivante. Suppose qu’il y ait deux hommes qui possèdent, chacun, un grand nombre de tonneaux. Les tonneaux de l’un sont sains, remplis de vin, de miel, de lait, et cet homme a encore bien d’autres tonneaux, remplis de toutes sortes de choses. Chaque tonneau est donc plein de ces denrées liquides qui sont rares, difficiles à recueillir et qu’on n’obtient qu’au terme de maints travaux pénibles. Mais, au moins, une fois que cet homme a rempli ses tonneaux, il n’a plus à y reverser quoi que ce soit ni à s’occuper d’eux ; au contraire, quand il pense à ses tonneaux, il est tranquille. L’autre homme, quant à lui, serait aussi capable de se procurer ce genre de denrées, même si elles sont difficiles à recueillir, mais comme ses récipients sont percés et fêlés, il serait forcé de les remplir sans cesse, jour et nuit, en s’infligeant les plus pénibles peines. Alors, regarde bien, si ces deux hommes représentent chacun une manière de vivre, de laquelle des deux dis-tu qu’elle est la plus heureuse ? Est-ce la vie de l’homme déréglé ou celle de l’homme tempérant ? En te racontant cela, est-ce que je te convaincs d’admettre que la vie tempérante vaut mieux que la vie déréglée ? Est-ce que je ne te convaincs pas ? » (Platon, Gorgias, 493d-494a)
On voit bien que l’un des hommes vit heureux à partir du moment où, son tonneau étant rempli, il évite de gaspiller son contenu : il n’a donc plus rien à désirer. Tandis que le second désire constamment remplir ses tonneaux puisqu’ils sont percés (image de l’intempérance et de la vie déréglée) : il vit dans l’insatisfaction permanente. Que vaut-il mieux : avoir comblé ses désirs une fois pour toute et ne plus rien désirer (quel ennui !), ou bien dépenser tout ce que l’on gagne (quelle folie !) et toujours désirer ? Nos deux personnages ne sont-ils pas victimes d’une même illusion, à savoir le fait qu’il serait possible de combler ses désirs ? Et cela parce que l’objet du désir serait assimilé à un « avoir », à une possession ?
C'est justement ce que conteste Platon qui a une vision beaucoup moins naturaliste du bonheur et du désir ; pour lui le désir vise "autre chose", qui est beaucoup plus de l'ordre de l'amour ou même de la création (il le développe notamment dans son dialogue Le Banquet - nous en parlons ailleurs).
Critique de l'eudémonisme
Plus généralement, une critique de l'eudémonisme s'impose. Est-ce bien raisonnable de penser que le désir peut être aussi facilement comblé, fût-ce par le savoir ? Ou bien de prétendre qu’il pourrait être aussi aisément contrôlé, guidé par la raison et la volonté ? Comme si la raison seule définissait ce qui a de la valeur, et donc ce qui est désirable, pour l’homme ? N’est-ce pas sous-estimer le désir comme tendance et activité profonde – intrinsèquement insatiable – de l’homme, non seulement en tant qu’être vivant mais aussi en tant qu’être social ?
On ne peut pas se contenter d'analyser le désir comme un mouvement naturel destiné à combler un manque lui-même naturel (et cela culmine dans le « désir de savoir »), donc comme un désir d’avoir. Le désir ne serait-il pas plutôt un désir d’être, enveloppant l’ensemble de l’être, dont l’objet serait de ce fait bien moins défini et la possession beaucoup plus problématique ? Déjà il est clair que le désir concerne l’ensemble de la personne, le « sujet » lui-même. Le désir est profondément subjectif. Au-delà, dans le monde social, qui est celui de « l’intersubjectivité », le désir d’avoir n’est-il pas enveloppé par le désir d’être reconnu ?
dm
