Les justifications rationnelles et philosophiques de la religion

 


1) La théologie rationnelle : la croyance en Dieu est-elle compatible avec la raison ?

 

a) Un Dieu qui est Esprit

On distingue en général la théologie "révélée" et la théologie "rationnelle". Étymologiquement la "théologie" est la science de Dieu, ce que l'on peut dire et savoir à propos de Dieu. La théologie "révélée" est réservée aux religieux : elle consiste seulement à commenter les textes sacrés (la Bible), à développer leur symbolique, sans les interroger sur leur validité ou sur leur fondement. 

On peut définir la théologie rationnelle comme l'effort de la raison, en l'occurrence de la philosophie, pour justifier une croyance religieuse. On cherchera à savoir par exemple : quelle est l'essence de Dieu ? peut-on prouver son existence ? le message de Dieu est-il clair ou ésotérique (à clarifier, à interpréter) ? Etc.

L’intérêt de la philosophie pour la théologie (et donc pour Dieu) se comprend à partir du moment où la Parole divine, soit la Révélation au sens strict, est assimilée au Logos (le Discours et la Raison en grec) : le Verbe, la parole de vérité, le discours vrai. 

Donc le concept de "Dieu" n'est pas en soi un scandale pour la raison. Dieu n’est-il pas censé être avant tout Esprit (invisible), Intelligence, Raison d’être de toute chose ?... Un concept assez proche finalement de ce qu’Aristote nommait l’« Être en tant qu’être » (objet de la Métaphysique) ou même le « Premier Moteur immobile » ayant mis le cosmos en mouvement.

C’est en ce sens qu’il est dit dans la Bible : "Dieu a fait l'homme à son image", au sens où Dieu étant Esprit il a donné aux hommes un esprit, une conscience, et même le libre arbitre…


b) Une forme de "connaissance" de Dieu est-elle possible ? 

Saint Thomas d'Aquin (13è siècle) : "Notre connaissance naturelle a son origine dans les sens, elle ne peut donc pas s'étendre au-delà du point où le sensible peut la conduire. En partant des réalités sensibles, notre intellect ne peut pas parvenir à la vision de l'essence divine. Les créatures sensibles, parce qu'elles sont les effets de Dieu, n'ont pas le même pouvoir que leur cause. Il n'est donc pas possible, en partant de la connaissance des réalités sensibles, de connaître tout le pouvoir de Dieu, ni par conséquent de voir son essence. Mais parce que les effets dépendent de la cause, ils peuvent nous conduire à savoir que Dieu est, et à connaître tous les attributs qui lui conviennent nécessairement, au titre de cause première de tout le réel et supérieure à tous ses effets. Nous connaissons donc de Dieu son rapport aux créatures, c'est-à-dire qu'il est la cause de toute la création ; nous connaissons aussi la différence entre Dieu et ses créatures, car il ne fait pas nombre avec les êtres dont il est la cause ; et nous savons que la distance qui le sépare des êtres créés n'est pas en lui un défaut mais un excès". (Somme Théologique)

D'après ce texte d’un célèbre théologien du Moyen-Âge, nous voyons que la connaissance parfaite de Dieu est impossible, car son essence dépasse les facultés de notre entendement (limité au sensible) ; mais nous pouvons néanmoins en savoir quelque chose, et notamment le fait qu’il existe en partant des créatures dont il serait la cause nécessaire.

 

c) Un Dieu qui « existe » : l’Être suprême et l’Autre absolu

L'un des termes importants employés par St Thomas, rapporté à l’existence divine, est celui de distance. Les dieux païens étaient en quelque sorte "présents" parmi les hommes, ou jamais bien loin, séjournant quelque part en un lieu réservé (l'"Olympe" chez les grecs). Du moins les Anciens l'imaginaient-ils… Tandis que le Dieu unique, il n'est pas exagéré de dire qu'il existe tout en étant absent… Philosophiquement, nous dirons qu'il n'est pas "immanent" mais "transcendant"… C’est évidemment en ce sens qu’il est dit que "Dieu est au Ciel", c’est-à-dire précisément qu’il n’est ni sur terre ni au ciel, car il n’est pas de ce Monde.

D’un point de vue métaphysique, le concept de Dieu désigne à la fois l’Être suprême et l’Autre absolu. L’Être suprême : le seul être éternel, à ne jamais tomber dans le non-être (le néant, la mort) et le « père » créateur de tous les êtres. L’Autre absolu : justement parce que cet Être demeure absent et distant, à jamais mystérieux, innommable, toujours « autre » ou différent de ce que l’on pourrait imaginer ou concevoir. Dieu serait le symbole de l’altérité, celui qui demeurera toujours l’Autre, que l'on ne doit pas chercher à connaître mais plutôt à rencontrer (comme Autrui ?). Cette altérité serait à relier avec l'absence de Dieu de ce Monde, et cette absence expliquerait d'autant plus (selon Lacan) l'Amour inconditionnel et certes irrationnel que les fidèles lui portent, tant il est vrai que ce Dieu manquant est d’autant plus désirable et par là "aimable"…

Dans la Bible en Ex 3:13-14, lors de l'épisode du "Buisson ardent", Moïse demande à Dieu de se nommer. Dieu répond : « Eyeh Asher Eyeh » ce qui est une sorte de non-réponse. Littéralement "je suis celui qui suit", formule étrange généralement traduite par "je suis celui qui est" - et partant, dans la plus pure tradition grecque, cela fait de Dieu l'Être suprême, le père de tous les êtres, l'esprit créateur… Mais si l'on s'en tient à la formule originelle, "je suis celui qui suit" signifie presque trivialement "je suis qui je suis", les éléments prégnants étant bien « je » et « qui » (et non l’être comme attribut ou comme essence). Soit seulement l’être à la première « personne », soit encore le « sujet » dont le nom (la formule entière) ne désigne rien d‘autre que ce « je » - je suis « moi », point.

 

d) Peut-on démontrer l’existence de Dieu ?

Enfin l'une des prétentions traditionnelles de la théologie au Moyen-Âge n'est autre que de vouloir prouver (ou plutôt démontrer) l'existence de Dieu. Il existe plusieurs (tentatives de) preuves, qui toutes ont été contestées voire réfutées (notamment par Kant).

1 - La preuve dite "cosmologique", plaquée sur l'argument aristotélicien d'un "premier moteur immobile" nécessaire pour expliquer le mouvement. Ce serait un peu un argument spontané : ne faut-il une "première Cause" à tout ce qui vit et se meut ? Or la science sait très bien se passer de la nécessité d’une telle première cause qui renvoie plutôt au fantasme de l’”origine” : si l’univers est infini, il n’y a pas plus de commencement dans le temps que dans l’espace. 

2 – La preuve "ontologique" : Dieu est parfait, or la perfection inclut l'existence, donc Dieu existe. Argument soutenu par plusieurs philosophes médiévaux, et même par Descartes : « revenant à examiner l'idée que j'avais d'un être parfait, je trouvais que l'existence y était comprise, en même façon qu'il est compris en celle d'un triangle que ses trois angles sont égaux à deux droits » Logique ? Pas spécialement car si le concept de perfection est à la limite intellectuellement acceptable, il n’implique pas que quelque chose de parfait existe réellement ! On ne passe pas comme cela du concept (une idée) à l’être (d’abord parce qu’être n’est pas un concept et qu’il n’y a rien à en dire, comme le soutient Kant) !

3 – La preuve par "l'idée d'infini", formulée par spécifiquement par Descartes : nous avons manifestement en notre esprit l'idée d'un être infini (Dieu), or les être finis et imparfaits que nous sommes ne peuvent être l'auteur d'une telle idée… Cela prouverait que cette idée d’infini a été “placée” dans notre esprit par un Esprit infini lui-même, le créateur. En réalité, il n’est pas plus difficile de concevoir logiquement l’infini à partir du manque (infini) que contient le fini, qu’il n’est compliqué d’expliquer la genèse de l’esprit à partir du fonctionnement cérébral (physique) d’une part, et des échanges entre les hommes (langage) d’autre part. Dans ce dernier cas, il est bien vrai que l’idée (de Dieu comme Autre) ne peut que nous venir de l’autre…

 

2) La foi comme expérience intérieure et existentielle : le cœur et l’amour du prochain

 

Mais on ne peut pas réduire l'approche philosophique de la religion à un exercice de ratiocination métaphysique. Des penseurs particulièrement profonds comme St Augustin, Pascal, ou Kierkegaard ont su donner à la foi une dimension spirituelle et existentielle authentiquement philosophique.

La foi est le cœur même de l'expérience religieuse, puisque c'est la croyance "nue", si l'on peut dire, en l'existence de Dieu et en la Vérité de la Révélation. En tant que personnelle, elle se distingue du culte religieux, par essence collectif. Cette croyance se présente comme une certitude, une "connaissance" de la vérité au-delà de ce que peut concevoir la raison. De ce point de vue, la seule preuve possible de Dieu (loin de toute démonstration) serait d’en éprouver personnellement (dans son cœur) la nécessité… Épreuve de quoi ? D’abord, comment ne pas aimer un Dieu qui commande d’aimer ?

 

a) Un Dieu qui « commande » d’aimer

Si le théologien raisonne à propos de Dieu, jusqu’à tenter de prouver son existence, pour le croyant lambda il s'agit simplement de croire en son existence… d’abord parce que c’est l’ordre divin ! C'est bien là le tout premier message de la Révélation, le premier commandement : crois en moi, J'existe ! C'est en quelque sorte le "cogito" de Dieu : tu crois en moi, donc j'existe… (version toutefois un peu ironique de la version "officielle" signifiant en substance : Je te dis que J'existe, donc tu dois croire en moi)…

Le 2è message de Dieu (celui de l'Ancien Testament) est ensuite : je suis le Seul et Unique Dieu. C'est-à-dire que tous les autres dieux sont des faux, des produits de votre imagination. Et donc : tu dois m’aimer et m’honorer.

Enfin le message de Jésus-Christ (celui qui dit être "Fils de Dieu" donc Dieu lui-même, dans le Nouveau Testament) est spécifiquement : aimez-vous (d’abord) les uns les autres, et alors vous aimerez Dieu votre Père…

Message qui revient à l’essentiel finalement, soit le respect d’Autrui et de la Vie en général au nom de Celui qui a donné la Vie.

 

b) Le « pari » de Pascal

Blaise Pascal (17è) : ce mathématicien de formation n'hésite pas à placer la foi au-dessus de la raison. Pour lui la foi ne relève pas de l'intellect mais du cœur. Le cœur n'est pas (ou pas seulement) le siège des sentiments, il faut le concevoir comme le centre mystique de l'être humain, le point sensible et mystérieux qui relie l'homme à son créateur. – Par ailleurs Pascal se livre à un curieux pari, présentant en fait l'alternative suivante : l'homme doit faire le pari de l'existence de Dieu, car si Dieu n'existe pas, pour lui les conséquences seront nulles, et s'il existe alors il gagnera le salut ; tandis que, dans cette dernière hypothèse, l'athée et le mécréant devront rendre des comptes et risquent l'enfer ! Ce "pari" est-il fondé logiquement ? Il faudrait que les chances pour que Dieu existe et les chances pour qu’il n’existe pas soient égales, or du point de vue de la raison ce n’est nullement le cas (toute alternative ne se présente pas sous la forme “une chance sur deux”). A l’époque de la connaissance scientifique, il y a plus de « raisons » de ne pas croire en Dieu plutôt que d’y croire… Il faut plutôt considérer que ce pari comme un « cri du cœur » pour affronter les épreuves de la vie et aider son prochain. La « vraie » vie selon Pascal, selon l’enseignement même de Christ, est une vie de piété et de compassion (envers les miséreux, les malchanceux, etc.). De sorte que faire le pari de croire, d’un point de vue éthique et personnel, serait le seul moyen de mener une vie digne, de dépasser le « divertissement » (manière commune d’oublier notre condition mortelle), donc d’être « sauvé » et, par ricochet, de « gagner » ce fameux pari.

 

c) Les 3 « stades » dans l’existence selon Kierkegaard

De même le philosophe danois Sören Kierkegaard (19è) pose l'existence de Dieu comme la condition d’une existence humaine elle-même authentique, la vérité même de l'existence. Laquelle s'éprouve toujours d'abord subjectivement. Kierkegaard distingue 3 stades dans l’existence. 1) Le stade « esthétique » : marqué par la superficialité, la recherche de la jouissance et la séduction, cette vie ne même qu’au désespoir et au vide de sens. 2) Le stade « éthique » : c’est l’engagement dans la cité, ou la fidélité auprès d’une épouse ou d’un époux. L’on se sent responsable et l’on assume librement son existence. Ce qui donne de l’espoir. 3) Le stade « religieux » : les règles de l’éthique sont rationnelles et c’est pour cela qu’elles sont limitées (aux codes sociaux, aux faiblesses de la raison elle-même), donc au-delà le stade religieux consiste à « faire un saut » dans la foi (la foi en Dieu et en l’au-delà). Un acte qui peut paraît absurde pour la raison (de même qu’Abraham s’apprêtait à faire quelque chose d’absurde et horrible en sacrifiant son fils), mais qui témoigne en fait qu’une espérance profonde à la mesure de la confiance qu’on a en Dieu (ainsi Abraham avait confiance dans le fait que Dieu lui rendrait son fils – et de fait, Dieu arrête son geste, avant le sacrifice). L'espoir diffère de l'espérance en ce sens que l'espoir s'engage là où il y a des chances de réussir alors que l'espérance s'engage contre toute attente rationnelle. Lorsque tout espoir est perdu, il nous reste encore l'espérance qu'un miracle advienne.

On voit bien que, d'un point de vue rationnel ou existentiel, la religion n'est nullement une absurdité, à défaut d'être totalement justifiée. Il y a du sens, il y a de la pensée dans la religion, et une forme de rationalité dans la croyance. Elle comprend en outre une dimension éthique indéniable. 

dm