Les artistes sont-ils plus utiles à la société que les prêtres ?

 Chacun peut constater, au moins dans les pays européens, que les Églises se vident chaque jour davantage de leurs fidèles ; et si elles sont de plus en plus fréquentées par les touristes et les amateurs d’art, la présence des prêtes y devient – ironie du sort - accessoire… Inversement les Musées attirent toujours plus de visiteurs ou accompagnent de plus en plus des activités éducatives, comme si la beauté nous importait désormais davantage que le sacré. Sans parler des salles de cinéma ou de concert. L’athéisme progresse, tandis que l’art se démocratise et se popularise. 

Ceci est d’autant plus paradoxal que, traditionnellement, les prêtres ont toujours eu pour mission d’assurer un certain lien social fondé sur des règles et des croyances propres à chaque religion. Le prête est le représentant d’une Eglise qui est elle-même le moyen institutionnel et communautaire par lequel se répand et se fait entendre la voix divine. Au contraire il semble que l’artiste soit plus individualiste, il n’a pas besoin de « chapelle » pour s’affirmer et pour s’exprimer. De plus il faut constater que l’activité religieuse, la prière comme recueillement, n’a pas grand-chose à voir avec l’activité artistique, la création comme production.

Se demander quelle est l’utilité respective, puis les comparer, des prêtres et des artistes revêt un caractère paradoxal de toute façon, car, qu’entend-on par « utile » ? Si l’utilité sociale signifie ce qui est utilitaire d’un point de vue pratique, matériel, économique, etc., alors ni les artistes ni les prêtes ne sont très utiles. Ils le seront toujours bien moins qu’un maçon ou qu’un médecin. Mais si par « utile » l’on entend ce qui est nécessaire à l’homme et même à la société d’un point de vue moral et culturel, alors la comparaison redevient pertinente. Art et religion peuvent partager une même finalité culturelle, morale, éducative, conforter un lien communautaire (dans le cas de la religion) ou faciliter la communication entre les individus (dans le cas de l’art).

L’opposition temporelle entre une époque révolue où les prêtres dominaient l’ordre social et le temps présent où les artistes et les « stars » tiennent parfois le rôle d’idoles, est un premier critère, une première indication. Elle ne fait que se confirmer si l’on confronte la tendance manifestement conservatrice et souvent dogmatique de toute religion avec la tendance ouvertement progressiste, libératrice, et individualiste de la création artistique. Cependant il faut relativiser ce critère temporel qui ne vaut pas identiquement dans tous les pays (c’est un fait que l’Islam progresse si le Christianisme stagne ou régresse). Il faut se demander ce qui, par nature ou par essence, dans la religion comme dans l’art, constitue ou contredit le facteur socialisant.

Les prêtres sont traditionnellement les gardiens d’un ordre social fondé sur l’obéissance. Originairement, le culte des morts et le sens du sacré qui prennent forme dans la religion contribuent à socialiser l’être humain. Puis les Églises ont bâti des empires, ont cautionné des pouvoirs politiques, sur le modèle d’une « Cité de Dieu » idéale (cf. Saint Augustin, philosophe et théologien). Les prêtres continuent à notre époque de rassembler des fidèles et de maintenir les traditions, malgré le déclin ; phénomène plus important voire exacerbé dans les pays qui s’appuient sur la religion pour mettre en avant des revendications politiques (islamisme).

De leur côté, les artistes sont des créateurs individuels mais aussi des artisans de la libération sociale. Originairement l’art a une fonction de catharsis, éminemment collective (cf. Aristote). Les artistes servent de révélateurs pour la société, s’il est vrai que le rôle de l’art est moins de faire beau et de distraire que de dire vrai et déranger. Les artistes ouvrent de nouvelles possibilités de communication entre les individus, etc.

Or, en vérité ni les prêtres ni (surtout) les artistes ne sont les serviteurs ou les otages de la société. Ce que montre l’histoire politique, c’est que le lien social est devenu autonome (démocratique et républicain), il n’a pas besoin de la religion ; alors le rôle des prêtres se recentre sur l’essentiel (seulement pour les croyants) qui est de susciter et entretenir la foi chez les personnes. Et ce que montre l’histoire de l’art, c’est que les artistes n’ont cessé de se libérer (et de libérer le public) des dictats de l’ordre social ; tout en devenant plus populaire (parfois), l’art contemporain assume (toujours) son individualisme.

Conclusion : bien que son essence soit plutôt individualiste, l’art se montre paradoxalement plus utile socialement (car plus libérateur) que la religion (toujours aussi conservatrice, freinant le progrès social).

dm