Le monde de la technique et du travail est-il le meilleur des mondes possibles ? (problématique)


Premières définitions : technique, travail, culture

Comme activité naturelle, le travail est en général la transformation de la matière ("travail de l'érosion" par exemple). Comme activité humaine – qui seule nous intéresse ici – le travail implique un effort de production qui débouche sur une véritable transformation du monde. C'est pourquoi en un sens le travail fait partie de la "culture" qui s'ajoute à la simple "nature" (sans préjuger ici d'une quelconque identité originelle de la dite "nature", concept problématique s'il en est). Toutefois, l'aspect proprement "culturel" du travail réside plus précisément dans les savoir-faire et les techniques, toujours particulières, qui l'accompagnent par définition. La technique accompagne le travail pour plus d'efficacité, mais nous le verrons aussi, la technique dans un certain sens réduit le travail…

A propos de la technique, on oublie trop souvent qu'elle est une composante essentielle de la culture, au point qu'on oppose parfois artificiellement le caractère pratique et concret de la première au caractère soi-disant "intellectuel" de la seconde. On oublie que la technique est un savoir. Conformément à l'origine grecque du mot et de la notion (technè), la technique est d’abord un savoir-faire : au départ il s'agit simplement d'un ensemble de règles ou de procédés empiriques, acquis par l'expérience puis transmis par l'homme, destinés à permettre la production d'un objet ou la réalisation d'une tâche. Or "règles" et "transmission" sont deux éléments constitutifs de toute culture.

Quant à la « science », le mot renvoie d’abord au terme grec épistémè qui désigne initialement le savoir théorique. Or la science et la technique ont évolué au fil des siècles, au point que le mot technique désigne maintenant un ensemble d'applications concrètes et utilitaires de la science (surtout la physique), toujours plus ou moins liées à la fabrication ou à l'utilisation des machines : dans ce cas on parlera plus précisément de "technologie". Est apparu plus récemment le vocable composé "techno-science" qui suggère bien le caractère indissolublement lié des deux notions : en effet les conditions d'exercice de la science théorique et de la recherche dite "pures" sont devenues dépendantes du progrès technique lui-même et sont soumises à la même finalité sociale utilitaire.


Monde de la technique, monde du travail, monde des échanges

C'est pourquoi on est de plus en plus fondé à généraliser le sens du mot "technique" pour l'appliquer finalement au "monde" dans lequel nous vivons, le monde contemporain qui est bien devenu un "monde de la technique" : la technique, au sens le plus général, n'est rien d'autre que la "civilisation technicienne". 

Parallèlement, ce monde est bien devenu tout autant le "monde du travail", un monde où le mot d'ordre général (hérité de la Bible) semble être plus que jamais : "travaillez (plus) et prenez de la peine (pour gagner plus)" ! Si bien que le mot travail a subi lui aussi une sorte de généralisation : qu'est-ce que "le travail" sinon la "société" elle-même ? 

Au couple technique/travail il faut ajouter une autre réalité indissociable qui est celle des échanges. Dès que les sociétés humaines ont été productives et techniciennes (et plus seulement consommatrices des biens naturels) elles ont connu le commerce et les échanges comme moyen principal de développement. De sorte que le monde généralisé de la technique et du travail se présente identiquement comme le monde généralisé des échanges. La course à la puissance technique et scientifique se double inévitablement d’une course à la puissance économique, et c’est bien cela que l’on résume parfois (à tort ou à raison) sous le terme de « capitalisme mondialisé » - comme si, de plus, technique et politique étaient elles-mêmes liées ! C'est bien ce que soulignait le philosophe allemand Herbert Marcuse dans on ouvrage L’Homme unidimentionnel : « L'a priori technologique est un a priori politique dans la mesure où la transformation de la nature entraîne celle de l'homme, et dans la mesure où les "créations faites par l'homme" proviennent d'un ensemble social, et où elles y retournent. On peut toujours dire que le machinisme de l'univers technologique est "en tant que tel" indifférent aux fins politiques — il peut révolutionner ou il peut retarder une société. (…) Cependant, quand la technique devient la forme universelle de la production matérielle, elle circonscrit une culture tout entière ; elle projette une totalité historique — un "monde". »


Le "meilleur des mondes" ?

Le progrès technique et les modifications sociales qu'il entraîne sont souvent perçus comme inquiétants ou même effrayants. Le célèbre roman d'anticipation d'Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, publié en 1932, dénonçait déjà les conséquences proprement tyranniques d'une course au « progrès » incontrôlée. L'ironie même du titre constitue un désaveu (après Voltaire dans Candide et bien d'autres ensuite) de la célèbre formule de Leibniz selon laquelle "tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles". Isolée de son contexte philosophique, cette phrase se prête naturellement à toutes les critiques et toutes les railleries. Mais pour nous, hommes du XXIè siècle, qui sommes confrontés au fait d'une technique toujours plus sophistiquée et surtout envahissante, il est pour le moins légitime d'exercer notre conscience critique et de nous demander si "ce monde-là", présenté comme l'unique présent et l'inéluctable futur, est bien le "meilleur possible"… Avons-vous pris la bonne direction, y avait-il d'autres choix de civilisation possibles, et y a-t-il éventuellement d'autres voies à explorer – plus "humaines" et peut-être moins risquées ? Les questions philosophiques ici sont à la fois morales et civilisationnelles.

Les progrès techniques posent de redoutables problèmes éthique et moraux (OGM, PMA, IA, etc..) ? L’« homme augmenté » est-il l’homme du futur ? Mais sera-t-il encore « humain » ? Le transhumanisme sera-t-il l’inévitable idéologie de demain ? Tout ce qui est possible scientifiquement et techniquement est-il souhaitable moralement ? 

Les préoccupations écologiques, légitimes, conduisent-elles à revoir (réduire ?) les ambitions technicistes et expansionnistes (sur le plan des échanges) de l’homme, ou bien au contraire nécessitent-elles de décisives avancées de la science ? Existe-t-il d’autres types d’échanges que les échanges de « biens » économiques nécessitant l’intervention des techniques ? Les « échanges (simplement) humains » ont-ils encore un sens dans ce monde ? Pour répondre, deux grands problèmes doivent être examinés successivement : 1) D'abord d’où vient la technique ? Comment a-t-elle accompagné logiquement la nécessité du travail ? Est-elle bien un aspect essentiel de l'intelligence et donc de la culture de l'homme ? 2) Une fois réglée cette question anthropologique, il faudra se pencher sur la question même du "progrès" : comment juger le progrès technique ? Ne s'est-il pas quelque peu "emballé" ? Quelles sont ses conséquences sur l'organisation politique de la société, sur le travail, sur l’éthique et sur notre mode de vie en général ?

dm