1) Le désir comme puissance d’être : la théorie du « conatus » (Spinoza)
a) Le désir de vivre. – La tradition eudémoniste ne cesse de parler "des" désirs (au pluriel) et surtout de leurs objets, mais nous devrions plutôt nous concentrer sur le désir (au singulier), comme force, moteur, production. Rappelons d'abord que le désir, en un sens, est l'essence de la vie. Vivre, c’est désirer vivre. Tout est désir, y compris l’aversion qui n’est que le désir de s’éloigner d’une chose qui ne nous plaît pas. Tout ce qu’on fait, on le fait parce qu’on le désire. Dans la philosophie de Spinoza, le désir se nomme premièrement “conatus”, d’un terme qui veut dire “effort”. Il écrit : “Chaque chose, autant qu’il est en elle [autant que possible], s’efforce de persévérer dans son être” (“Ethique III, prop. 6). Autrement dit le conatus, c’est ce qui manifeste la force d’exister d’un être, sa puissance d’être et l’affirmation de son individualité en fonction de sa nature propre.
Il faut comprendre que, dans le système de Spinoza, chaque chose singulière est un « mode » de la « substance » unique assimilée à Dieu, ce qui revient à dire que chaque chose est Dieu d'un point de vue déterminé (panthéisme). Comme Dieu est puissance infinie d'exister, chaque chose est donc puissance d'exister d'un point de vue déterminé. « Puissance d'exister » est alors à comprendre autant comme effort de conservation de son essence (sa nature propre) que comme augmentation, extension indéfinie de cette essence.
Enfin le concept de conatus est lié, chez Spinoza, au couple constitué de deux affects : joie et tristesse. Tout « facteur » qui vient augmenter notre puissance d'exister, et donc favoriser notre conatus, provoque inévitablement en nous un affect de joie ; inversement, tout facteur réduisant notre puissance d'exister provoque immanquablement de la tristesse. L’éthique, pour tout homme, consiste à rechercher des situations nous faisant éprouver un maximum de joie, car cette affection « active » nous permet non seulement de conserver notre puissance d’être mais encore de l’accroître (ce qui se produit spécifiquement lorsque, grâce à ses facultés intellectuelles, l’homme parvient à la contemplation de la nature divine).
La particularité de l’homme, c’est qu’il a conscience de cet effort, de cette puissance. Et aussi l'homme est un être dont la complexité lui permet de s'étendre beaucoup plus que tous les autres organismes connus, d’abord intellectuellement.
b) Le désir est l’essence de l’homme. — Donc le désir est le moteur même de nos actions, l’expression de notre puissance d’exister, l’affirmation de notre individualité.. C’est pourquoi Spinoza affirme « le désir est l’essence de l’homme ». L’essence de l’homme, c’est ce qui fait qu’un homme est un homme et le demeure. D’abord précisément à cause du conatus, du désir d’exister comme essence de tout être vivant. Mais si le désir est l’essence de l’homme, cela veut dire aussi qu’il est propre à l’homme. Car le désir n'est justement rien d'autre que le fameux "conatus" en tant que conscient : « le désir se rapporte aux hommes, en tant qu’ils ont conscience de leurs appétits et peut, pour cette raison, se définir ainsi : le désir est l’Appétit [tendance, pulsion, etc.] avec conscience de lui-même ». Les autres êtres vivants ont des tendances, des « appétits », ils subissent la loi du « conatus », mais ils ne connaissent pas le « désir ».
c) La subjectivité du désir. - Désir et conscience sont donc intimement liés. C’est pourquoi on peut parler d’une « subjectivité » du désir, au sens d’abord où l’homme est conscient de ses désirs selon Spinoza. De ce fait, tous ses désirs deviennent "son" désir propre. Le désir n'est pas seulement l'essence de l'homme, en général, il est propre à chaque homme. Chaque homme désire à sa manière. Effet de la conscience, le désir est personnel.
Mais le désir peut être dit « subjectif » dans un autre sens encore. En effet le désir est souverain, au sens de maître de soi ; il est “sujet” dans un sens parce qu’il « décide » lui-même de ce qui désirable et de ce qui ne l’est pas. Il ne se laisse pas commander par le jugement ou la raison. Contrairement à ce que prétendait Aristote, nous ne désirons pas une chose parce que nous la jugeons bonne (ce qui suppose que le jugement est premier), mais nous la jugeons telle parce que nous nous efforçons vers elle, parce que nous la désirons (cela suppose la primauté du désir). Spinoza : « Ce n’est pas parce qu’une chose est bonne que nous la désirons, c’est parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne ». C’est le désir qui crée la valeur, qui donne de la valeur aux choses, non l’inverse. Par exemple, ce n’est pas parce qu’une chose « est » belle (selon quel critère ?) que nous la désirons, c’est parce que nous la désirons que nous la voyons ou même que nous la rendons belle. Le désir est une puissance créatrice de valeurs. Tout semble indifférent lorsque l’on évacue toute référence a priori aux valeurs, aux vérités préétablies qui viendraient d’”en haut”. Mais justement, non, c’est le désir qui fait toute la différence. Dès qu’il y a désir, il y a comme une pente, une tendance, une force qui va nécessairement d’un bas (d’où pousse le désir) vers un haut, un haut qui est toujours “bien” parce qu’il est désiré.
De ce fait, il n’y a plus de « bons » et de « mauvais » désirs a priori. Ce n’est plus le choix de tel ou tel « objet » de désir (réaliser un projet, acquérir un bien, devenir savant, aimer quelqu’un, etc.) qui fait la valeur du désir, c’est la force du désir et son authenticité, le fait que ce soit bien notre désir (subjectif). Le désir étant fondamentalement désir d’être, d’exister (en fonction de sa nature propre, comme dirait Spinoza), l’"objet" du désir n’est autre que la Vie. Il est toujours bon de désirer, quand on désire de tout notre être, tandis que ne pas bien désirer (poussivement, passivement…) est un mal, une pitié, une perte de temps ! On ne désire pas quand on est sujet à la passivité, voire à la passion. Spinoza opposait assez nettement le désir et la passion, ce dernier terme prenant alors un sens négatif (car synonyme de "passivité"). Nietzsche reprendra cette conception du désir en termes d'"intensité" : le désir intense valorise et sublime tout sur son passage ; à l'inverse quand il se fige, lorsqu'il perd son dynamisme, son intensité, il devient négatif, "réactif", et ne mérite plus le nom de désir (il devient "mauvais", "coupable", il devient conscience !).
Cependant il nous faut examiner plus scrupuleusement les rapports du désir et de la conscience. C’est une chose de considérer la conscience comme une propriété majeure du désir (Spinoza), c’en est un autre de définir la conscience tout entière comme « désirante »… C’est ce que va développer Hegel : désirer et être conscient ne sont pas seulement « associés », il faut dire que c’est la même chose. C’est parce qu’elle est elle-même désirante, tournée à la fois vers elle-même et vers une « autre » en quête de reconnaissance, que la conscience est dynamique et peut évoluer.
2) Le désir comme processus conscient et quête de la reconnaissance (Hegel)
a) Le « désir de soi » et le désir de reconnaissance - Nous devons tenir pour acquis que le désir est l’essence de l’homme. Et que sa finalité n’est pas un « avoir » à posséder mais un « être » à exprimer et à développer. Nous devons montrer maintenant que le désir est l’expression même de la subjectivité humaine, comment il se trouve au cœur de la vie consciente. Dans sa Phénoménologie de l’esprit, Friedrich Hegel rappelle bien que l’homme désire avant tout être lui-même, et pour cela être reconnu. Cela signifie que la conscience désire avant tout être consciente d’elle-même : pas cette conscience de soi « théorique » ou immédiate qu’elle possède de toute façon, mais cette conscience de soi qui est connaissance de soi et qui passe par la reconnaissance de soi et des autres à travers les actions, les œuvres… Selon Hegel toute conscience est animée par un désir d’unité. Elle fait l’épreuve douloureuse du manque (cf. la « conscience malheureuse »), et cherche à restaurer la plénitude.
Jean Hyppolite (20è) écrit à propos du désir chez Hegel : " L'objet individuel du désir, ce fruit que je vais cueillir, n'est pas un objet posé dans son indépendance, on peut aussi bien dire qu'en tant qu'objet du désir, il est et il n'est pas ; il est, mais bientôt il ne sera plus ; sa vérité est d'être consommé, nié, pour que la conscience de soi à travers cette négation de l'autre se rassemble avec elle-même. (…) Le terme du désir n'est donc pas, comme on pourrait le croire superficiellement, l'objet sensible - il n'est qu'un moyen - mais l'unité du Moi avec lui-même. La conscience de soi est désir ; mais ce qu'elle désire, sans le savoir encore explicitement, c'est elle-même, c'est son propre désir et c'est bien pourquoi elle ne pourra s'atteindre elle-même qu'en trouvant un autre désir, une autre conscience de soi. (…) Le désir porte sur les objets du monde, puis sur un objet déjà plus proche de lui-même, la Vie, enfin sur une autre conscience de soi, c'est le désir qui se cherche lui-même dans l'autre, le désir de la reconnaissance de l'homme par l'homme ... "
b) Le « désir de soi » et le désir de pouvoir - Nous comprenons que le désir vise premièrement des objets divers et variés, qui disparaissent aussitôt, car le vrai objet est la plénitude avec soi-même, mais cela nous contraint à passer par l’intermédiaire d’autrui. L’aspect négatif de ce « désir de reconnaissance » réside dans sa face égocentrique qui se manifeste comme narcissisme, orgueil, ambition, et donc désir de pouvoir ; en bref le désir d’exalter sa personnalité en éprouvant le besoin de dominer les autres. Car exercer un pouvoir sur les autres est le passage obligé, dans un premier temps, pour valoriser son « moi ». Or le vice inhérent au désir de pouvoir, c’est qu’il est sans fin, car ainsi que l’explique Hobbes le but n’est pas tant d’accroître sa domination sur les autres que de la conforter dans le temps, ce qui oblige à la surenchère, par peur de perdre un jour ce pouvoir :
Thomas Hobbes (17è), Le Léviathan, chap. II – « Je mets au premier rang, à titre d'inclination générale de toute l'humanité, un désir perpétuel et sans trêve d'acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu'à la mort. La cause n'en est pas toujours qu'on espère un plaisir plus intense que celui qu'on a déjà réussi à atteindre, ou qu'on ne peut pas se contenter d'un pouvoir modéré : mais plutôt qu'on ne peut pas rendre sûrs, sinon en en acquérant davantage, le pouvoir et les moyens dont dépend le bien-être qu'on possède présentement. De là vient que les rois, dont le pouvoir est le plus grand de tous, tournent leurs efforts vers le soin de le rendre sûr, à l'intérieur du pays par des lois, à l'extérieur par des guerres. Et quand cela est fait, un nouveau désir vient prendre la place : désir, chez quelques-uns, de la gloire de conquêtes nouvelles ; chez d'autres, de commodités et de plaisirs sensuels ; lez d'autres enfin, d'être admirés ou loués par des flatteurs, pour leur maîtrise en quelque art, ou pour quelque autre talent de l'esprit. »
Le désir est donc ordinairement narcissique, auto-centré, pure ambition… Mais ce n’est pas une solution durable, car les autres nous le font payer cher ; en effet eux aussi sont susceptibles de chercher le pouvoir et la domination ! Le désir de reconnaissance nous met en concurrence avec autrui…
c) Le désir de l’autre et le désir mimétique – Comment passe-t-on du « désir de soi » (qui est narcissisme, puis ambition) au vrai « désir de l’autre » (qui est altruisme, puis amour) ? Cette expression « désir de l’autre » peut s’entendre de plusieurs façons. 1) Désirer « autre chose » en général : cela résulte de notre point de départ, à savoir que le désir s'origine dans le manque, il vise toujours quelque chose d'autre (que l'on n'a pas). 2) Surtout, désirer « ce que l’autre désire » : en effet le désir est fondamentalement social et mimétique selon le philosophe René Girard (20è). Qu’est-ce qui rend un objet désirable, qu’est-ce qui lui confère de la valeur à nos yeux ? Bien évidemment le fait que d’autres le désirent et le convoitent aussi ! Cela signifie qu’entre l’objet de mon désir et moi-même, se tient un « médiateur » (autrui, la société, un tiers quelconque) qui valorise l’objet dans son « être », ce qui explique ma volonté de le posséder à mon tour, de l’« avoir ». Cela vaut pour toute sorte d’objets, des plus ordinaires aux plus sophistiqués. Qu’est-ce qui rendrait désirable une superbe voiture de sport Ferrari si cet objet n’était pas regardé admirativement par …les autres ? Qu’est-ce qui rendrait cette femme désirable à mes yeux si je ne pensais pas qu’elle pourrait être aussi bien désirée par d’autres hommes ? Etc. Et bien sûr ce processus est inconscient.
« En observant les hommes autour de nous, on s'aperçoit vite que le désir mimétique, ou imitation désirante, domine aussi bien nos gestes les plus infimes que l'essentiel de nos vies, le choix d'une épouse, celui d'une carrière, le sens que nous donnons à l'existence. Ce qu'on nomme désir ou passion n'est pas mimétique, imitatif accidentellement ou de temps à autre, mais tout le temps. Loin d'être ce qu'il y a de plus nôtre, notre désir vient d'autrui. Il est éminemment social... L'imitation joue un rôle important chez les mammifères supérieurs, notamment chez nos plus proches parents, les grands singes ; elle se fait plus puissante encore chez les hommes et c'est la raison principale pour laquelle nous sommes plus intelligents et aussi plus combatifs, plus violents que tous les mammifères. L'imitation, c'est l'intelligence humaine dans ce qu'elle a de plus dynamique ; c'est ce qui dépasse l'animalité, donc, mais c'est ce qui nous fait perdre l'équilibre animal et peut nous faire tomber très au-dessous de ceux qu'on appelait naguère « nos frères inférieurs ». Dès que nous désirons ce que désire un modèle assez proche de nous dans le temps et dans l'espace, pour que l'objet convoité par lui passe à notre portée, nous nous efforçons de lui enlever cet objet et la rivalité entre lui et nous est inévitable. C'est la rivalité mimétique. Elle peut atteindre un niveau d'intensité extraordinaire. Elle est responsable de la fréquence et de l'intensité des conflits humains, mais chose étrange, personne ne parle jamais d'elle. Elle fait tout pour se dissimuler, même aux yeux des principaux intéressés, et généralement elle réussit ». (René Girard, Celui par qui le scandale arrive, 2001)
“Personne ne parle jamais d’elle”…. il ne faut pas entendre l’existence de quelque “complot” en la matière, mais plutôt l’indication du caractère inconscient de ce processus à la fois mimétique et narcissique, que la psychanalyse met d’ailleurs parfaitement à jour. S’il est la source de tous les progrès humains, c’est également ce mimétisme - ce passage de mon désir par le désir de l’autre - qui nourrit le désir de possession, de même que l’ambition, et explique la violence entre les hommes. Sméagol (dans le « Seigneur des anneaux ») désirerait-il plus que tout le « précieux » anneau si cet objet n’était pas initialement convoité par son cousin ? Qu’est-ce qui confère à cet objet symbolique un tel attrait - outre son pouvoir légendaire - si ce n’est certes sa rareté mais aussi le fait qu’il soit ardemment recherché par toutes sortes de « personnes » ? On voit bien à travers cet exemple que le désir de possession et la soif de pouvoir peuvent mener jusqu’à la folie et l’autodestruction…

Le désir de l’homme est donc désir de reconnaissance comme l’affirme Friedrich Hegel, et le désir de dominer autrui, de régner, le désir de pouvoir et de gloire en font partie. Au-delà de ces aspects négatifs, en quoi consiste la vraie reconnaissance ? Ce n’est certes pas en écrasant les autres que nous serons reconnus par eux comme quelqu’un de bien et de valeureux, mais c’est en les aidant, en leur permettant d’être à leur tour d’être des « sujets du désir » autonomes… Au-delà de l’altruisme moral, on comprend bien que le prolongement de cette problématique de la « reconnaissance » n’est autre que celle de l’amour, le désir amoureux comme la vraie et la « grande affaire » du désir humain…
dm
