Hegel, à propos de Socrate

 


« Avec Socrate, au début de la guerre du Péloponnèse, le principe de l'intériorité, l'indépendance absolue de la pensée en soi, est parvenu à s'exprimer librement. n enseignait que l'homme devait trouver et reconnaître en lui-même ce qui est juste et bien et que par sa nature ce juste et ce bien est universel. Socrate est célèbre comme maître de morale ; mais bien plus, il a inventé la morale. Les Grecs ont eu de la moralité, mais les vertus, les devoirs moraux, voilà ce que voulait leur enseigner Socrate. L'homme moral n'est pas celui qui veut et qui fait le bien, ce n'est pas seulement l'homme innocent, mais celui qui a conscience de son action. En appelant Sagesse la conviction qui détermine l'homme à agir, Socrate a attribué au sujet, à l'encontre de la patrie et de la coutume, la décision finale, se faisant ainsi oracle, au sens grec. Il disait qu'il avait en lui un "daimon" qui lui conseillait ce qu'il devait faire et qui lui révélait ce qui était utile à ses amis. Le monde intérieur de la subjectivité en paraissant a provoqué la rupture avec la réalité. Si Socrate lui-même, il est vrai, accomplissait encore ses devoirs de citoyen, la vraie patrie pour lui n'était pas cet État actuellement existant et la religion de celui-ci, mais le monde de la pensée. Alors fut soulevée la question de l'existence des dieux et de leur nature. »

Quelques mots de commentaire...

Extrait des Leçons sur la Philosophie de l'histoire, ce texte de Hegel commence précisément par une référence explicite à l'histoire grecque, comme pour signifier que les progrès de la conscience humaine s'inscrivent dans le temps. Il y est question de l'apparition du "sujet" avec Socrate. Le texte insiste sur l'indépendance de la pensée et sur la fondation de la morale dans l'intériorité. On remarque que Hegel aborde la question de l'intériorité au moyen d'un lexique essentiellement moral : justice, bien, devoirs, moralité, conscience…. Hegel expose la thèse d'une rupture, survenue historiquement avec Socrate et dans la pensée de celui-ci, entre la pensée extérieure, sociale ou culturelle, et la pensée intérieure qui fonde la vraie morale : seul le sujet autonome est en même temps un homme moral. Associer la liberté et la morale ne va pas de soi. Il faut démontrer que la subjectivité est porteuse de rationalité et donc d'universalité. L'enjeu essentiel – comme le signale la fin du texte - pourrait bien être d'opposer la sagesse philosophique intérieure à l'autorité religieuse purement sociale.

Hegel pose les principes d'une autonomie du sujet, d'abord dans l'intériorité ; une vie invisible, immatérielle… mais bien réelle. Hegel ne fait pas demi-mesure puisqu'il évoque "l'indépendance absolue de la pensée en soi". Les pensées sont des représentations mentales. Est "absolu" ce qui précisément ne dépend de rien d'autre pour s'affirmer. Certaines formes d'indépendance ne peuvent être que relatives. Or Hegel soutient que l'indépendance absolue de la pensée est le principe même de l'intériorité. On ne parlerait pas d'intériorité si l'âme était influençable par la première cause extérieure (physique) venue…

Puis Hegel fait dériver du concept d'autonomie le concept de sagesse, c'est-à-dire au fond l'usage de la raison. Le sujet qui se sait indépendant par la pensée possède des convictions, c'est-à-dire des pensées qu'il tient pour vraies et certaines, en fonction de quoi il se décide à agir. Alors il "se fait oracle" car il annonce à lui-même ses propres décisions. Hegel fait référence au "daemon" personnel de Socrate, que celui-ci prétendait héberger en lui-même, bien que "deamon" n'était rien qu'une formule métaphorique pour désigner sa raison (cependant en s'exprimant de cette manière, plutôt ironiquement, Socrate prenait probablement des risques vis-à-vis des autorités).

Hegel précise que le principe de l'intériorité est "parvenu à s'exprimer librement". On suppose donc qu'il était jusqu'ici "brimé", bridé, empêché par la société et ses contraintes. La dimension historique, événementielle, de l'apparition du sujet, est clairement affirmée. Mais l'indépendance de la pensée est-elle vraiment "absolue" ? L'antagonisme existant entre le sujet et la société (patrie et coutumes) est bien réel.

Hegel souligne d'ailleurs un autre antagonisme en réservant le terme de "morale" (avec "devoir", "vertu") pour la conscience personnelle, et en appelant "moralité" les mœurs et les coutumes sociales, auxquelles il suffit d'obéir pour être déclaré "innocent". Cette distinction des deux morales épouse l'opposition entre un monde extérieur social et un monde intérieur personnel. Les termes clefs sont ceux de "devoirs" et de "conscience", car ils impliquent une activité réflexive du sujet. Le lien entre l'autonomie, la raison, et la morale se fait dans le concept d'universalité.

Mais Hegel va très loin en évoquant une "rupture avec la réalité". Comment peut-on rompre avec la réalité ? Dans sa propre logique Hegel soutient le pouvoir essentiellement "négateur" (c'est-à-dire d'abord libérateur) de la conscience. Le propre de cette logique est de présenter les oppositions (intériorité/réalité, morale/mœurs, etc.) comme étant positives et productives : l'histoire serait faite de ce genre de ruptures. Socrate refusait-il la réalité sociale de son temps ? Il le fallait bien pour s'inscrire dans une démarche philosophique établissant la primauté de la pensée. La religion n'échappe pas à l'examen critique de la raison, même si explicitement Socrate n'a jamais critiqué la religion de son temps (d'où le caractère d'autant plus injuste de sa condamnation).     

L'essentiel de ce texte tient dans la relation directe qu'il établit entre l'intériorité, l'autonomie du sujet et la vertu morale revendiquée par le philosophe. En un sens, ce texte se contente de retracer objectivement ce qui s'est passé historiquement : l'apparition d'un homme exceptionnel, Socrate, ayant libéré le "sujet" en chaque homme. Il ne se contente pas d'enregistrer ce fait, il en souligne le caractère événementiel pour l'histoire de l'humanité. Socrate a-t-il vraiment "inventé" la morale ? Pour ce que nous en savons : oui ! On peut considérer la remarque finale sur les dieux comme l'apothéose du texte : la sagesse philosophique signe-t-elle son congé définitif à la foi religieuse ? Hegel suggère que la question fut soulevée… mais non réglée pour autant.

dm