Russell : la valeur de la philosophie

 


« La valeur de la philosophie doit en réalité surtout résider dans son caractère incertain même. Celui qui n’a aucune teinture de philosophie traverse l’existence, prisonnier de préjugés dérivés du sens commun, des croyances habituelles à son temps ou à son pays et de convictions qui ont grandi en lui sans la coopération ni le consentement de la raison. Pour un tel individu, le monde tend à devenir défini, fini, évident ; les objets ordinaires ne font pas naître de questions et les possibilités peu familières sont rejetées avec mépris. Dès que nous commençons à penser conformément à la philosophie, au contraire, nous voyons, comme il a été dit dans nos premiers chapitres, que même les choses les plus ordinaires de la vie quotidienne posent des problèmes auxquels on ne trouve que des réponses très incomplètes. La philosophie, bien qu’elle ne soit pas en mesure de nous donner avec certitude la réponse aux doutes qui nous assiègent, peut tout de même suggérer des possibilités qui élargissent le champ de notre pensée et délivre celle-ci de la tyrannie de l’habitude. Tout en ébranlant notre certitude concernant la nature de ce qui nous entoure, elle accroît énormément notre connaissance d’une réalité possible et différente ; elle fait disparaître le dogmatisme quelque peu arrogant de ceux qui n’ont jamais parcouru la région du doute libérateur, et elle garde intact notre sentiment d’émerveillement en nous faisant voir les choses familières sous un aspect nouveau. » (Bertrand Russell, Problèmes de philosophie)

Ce texte est extrait des Problèmes de philosophie du philosophe britannique Bertrand Russell, écrit en 1912. Russell est connu pour ses travaux sur la logique et les fondements des mathématiques, enfin pour son intérêt marqué pour la science. Il est donc d'autant plus intéressant de connaître sa thèse sur ce qui fonde la valeur de la philosophie, discipline très éloignée des sciences exactes. Russell se livre ici à un véritable éloge de la philosophie en précisant le rapport qu'entretient cette méthode de pensée avec notre vision ordinaire du monde, de la société, et son caractère plus ou moins certain.

Russell soutient la thèse quelque peu paradoxale selon laquelle la philosophie ne nous autorise aucune certitude et que sa valeur réside précisément dans cette incertitude même. Il semble qu'il faille considérer cette incertitude comme un facteur d'ouverture et un moyen de lutter efficacement contre les préjugés, la servitude et le dogmatisme. Or la philosophie a beau ne pas revendiquer des vérités aussi certaines que celles des mathématiques, elle n'en poursuit pas moins un but d'éclaircissement et de connaissance. Dès lors comment peut-on prétendre que sa valeur réside dans son caractère incertain ? Serait-ce une forme de scepticisme ? Ou au contraire une façon d'assigner à la philosophe une fonction supérieure d'ouverture au réel ?

Une première série de remarques de l'auteur consistent à critiquer l'attitude à la fois naïve, conformiste, et dogmatique de tous ceux qui refusent la philosophie, justement parce qu'ils sont avides de certitudes trop faciles. "Prisonnier de préjugés dérivés du sens commun, des croyances habituelles à son temps ou à son pays"... Celui qui ignore la philosophie est un "prisonnier", c'est- à-dire un malheureux privé de cette liberté de penser qui caractérise le philosophe. Le "sens commun", les "croyances" et les "préjugés" constituent ce qu'on pourrait appeler une idéologie commune, reflet aveugle de la société dans laquelle on vit, mais non pensée autonome et réfléchie. L'on voit où mènent les préjugés et les croyances : au dogmatisme, c'est-à-dire la croyance inébranlable en une vérité unique et indiscutable. Sans même parler des préjugés raciaux ou xénophobes, l'on peut citer la croyance aveugle au progrès technique, le culte de la performance et de la compétitivité, etc. Le raisonnement de l'auteur consiste donc à tracer le chemin qui va du sens commun (apparemment sans gravité) jusqu'au dogmatisme dangereux (= "pensée unique"). Le terme de "prisonnier" n'est pas sans faire penser à l'allégorie de la caverne chez Platon. Le point de départ de Russell, comme de Platon, est l'illusion ordinaire de ceux qui se contentent d'interpréter des apparences, sans "le consentement de la raison". Cette dernière remarque rappelle le point de vue rationaliste de Russell. Hélas les ignorants se montrent d'autant plus méprisants et arrogants.

Une deuxième thématique forte, dans ce texte, est celle du doute libérateur. Le doute est bien l'antidote à l'esprit de conformisme et plus encore au dogmatisme. Les questions ne cessent alors d'affluer... Que se passe-t-il lorsque "nous commençons à penser conformément à la philosophie" ? Il ne s'agit pas de se "conformer" à des vérités pré-établies, mais de pratiquer une méthode à la fois interrogative et réflexive. Il apparait alors que l'incertitude et les questions gagnent du terrain. Les situations les plus ordinaires deviennent énigmatiques, problématiques. S'il y a partout "des problèmes auxquels on ne trouve que des réponses très incomplètes", c’est parce que seule la science peut nous fournir des certitudes (et encore, pas toujours absolues). Russell ne professe aucun scepticisme, il en appelle au contraire à la rigueur : à la science reviennent les certitudes vraies, au sens commun les certitudes fausses, à la philosophie le doute et le questionnement. Là encore une comparaison avec l'origine socratique de la philosophie s'impose. Socrate doutait de son savoir ("je sais que je ne sais pas") mais ne doutait pas de sa méthode (maïeutique) libératrice des âmes. Il reste que la méthode socratique se complète de la théorie platonicienne des Idées éternelles, et l'on peut se demander si le "vague" des objets philosophiques (Idées, Être, Essence) n’introduit pas un nouvel obscurantisme (cf. la critique nietzschéenne de la métaphysique).

Enfin, au-delà même du doute, l'aspect positif et même inventif de la démarche philosophique éclate au grand jour : le texte évoque le sentiment d'émerveillement et "des possibilités qui élargissent le champ de notre pensée"... L'étonnement et l'émerveillement sont encore des thèmes classiques. Aristote attribue au désir naturel de savoir la quête philosophique de la sagesse. Que faut-il entendre par "réalité possible et différente" ? La réalité ou le "réel" est l'existence vraie, authentique, par opposition à l’illusion ; la profondeur par opposition à la surface des choses, etc. Le "possible" s'oppose d'une part au réel (qu'il déborde) et d'autre part au nécessaire (qu'il limite). Apparaît la notion d'une réalité ou de plusieurs couches de réalité, qu'il faudrait découvrir ou dévoiler. Les expressions "champ de pensée" et "connaissance d'une réalité possible" se complètent. Il est toujours possible de penser même ce que l'on ne peut connaître. Russell assigne manifestement à la philosophie ce rôle qui déborde celui de la science. La philosophie ne fournit pas des réponses certaines, sa valeur réside dans le questionnement et l'ouverture d'esprit. Il est possible de rapprocher la curiosité philosophique et la créativité artistique ; laquelle nous découvre des aspects insoupçonnés du réel ("l'artiste est un voyant" disait Bergson).

dm