L'automne en questions

 


Le plus "philosophe" n'est pas celui qu'on croit... Sorte d'ironie socratique à l'envers, quand on se moque des questions plutôt que des réponses... N'est pas philosophe celui dont la condition est d'avoir un maître (hélas).

Peut-on vivre sans se poser de questions ?

"Tu te poses trop de questions !" Quel passionné de philosophie, ou simplement quel adolescent soucieux de son avenir n'a pas dû subir au moins une fois ce genre de remarques ? La vie sociale en général privilégie les "producteurs" plutôt que les "questionneurs"… Peut-on vivre sans se poser de questions ? Bien sûr ici la "vie" n'est pas un concept biologique (le "vivant", qui ne cherche qu'à survivre et à se reproduire) mais un concept existentiel, c'est-à-dire la "vie humaine". Une existence humaine n'a pas de but prédéterminé, contrairement à la vie animale, elle se définit comme un projet, une histoire, elle est comme une "question" à jamais irrésolue. « Se poser des questions », d'accord, mais quelles questions ? posées à qui ? Il y a les questions que l'on pose aux autres (objectives) et celles que l'on se pose (subjectives) ; il y a les questions secondaires et les questions primordiales, les questions pratiques et les questions philosophiques – celles qui portent sur le sens de la vie.Donc peut-on éviter les questions philosophiques dans une vie humainement accomplie ? Tel est bien le sens de la... question. Nous sommes confrontés au paradoxe suivant : soit l'on "croque la vie" sans trop se poser de questions (mais ne va t-on pas passer à côté de la vraie vie ?) ; soit l'on réfléchit à la vraie vie et l'on se pose de multiples questions, mais ne risque t-on pas de passer à côté de la vie tout simplement ?    

Se poser des questions n'est-il pas tout simplement naturel et inévitable de la part d'un être parlant et conscient. "Questionner" et "se questionner" ne font-ils partie intégrante de la condition humaine ? Déjà la forme première de toute parole humaine est la demande adressée à l’Autre ; lorsque la demande porte sur un besoin de l'esprit et non sur un besoin matériel, c'est une question. Les enfants posent des questions aux parents, les élèves posent des questions au maître. Le désir de savoir et la curiosité sont naturelles chez l'homme. Celui-ci ne peut pas vivre sans comprendre ce qu'il fait ni pourquoi il le fait. Ce désir ne se tarit jamais. Aristote : "Ce fut l’étonnement qui poussa les premiers penseurs aux spéculations philosophiques." La conscience et la subjectivité sont structurellement réflexives : quoi de plus naturel que de réfléchir, s'interroger, douter… Par définition, l'être pensant prend ses "distances" avec les choses et même avec lui-même… A contrario le "fou" est, par excellence, celui qui ne se pose jamais de questions, celui qui ne "doute de rien"… Donc l'homme est un être parlant, conscient, désirant, toujours enclin à se poser de multiples questions. Il est sûrement "possible" de survivre sans se poser "trop" de questions, mais la condition humaine nous impose la réflexion et l'interrogation.

Mais inversement, pourquoi se poser des questions sur le sens de la vie, sur le sens de l'existence. N'est-ce pas inutile ? Ne pouvons-nous faire le choix philosophique de limiter les questions et de privilégier le vécu ? La meilleure sagesse nous dicte de jouir de la vie et de vivre en harmonie avec la nature. On ne peut pas changer l'ordre du monde ; on peut seulement se discipliner soi-même. Telle est la sagesse épicurienne, voire stoïcienne ; plus radicalement, la position du sophiste Calliclès. On pourrait arguer que plupart des questions métaphysiques sont mal fondées car elles reposent sur des concepts inconsistants (l'"Être") ou sur un idéal inexistant (Dieu). Les philosophes ont depuis longtemps effectué leur autocritique à ce sujet... Kant, Wittgenstein ont fait la critique de l'"illusion métaphysique". N'est-ce pas le portrait type du névrosé : celui qui s'interroge à l'infini sur ce qu'il désire ou ce qu'il doit faire sans jamais agir ni désirer… Poser des questions (trop) personnelles comme si c’étaient des questions métaphysiques. "Qui suis-je, où vais-je, "à quel étage j'erre"… ! Cf. le ridicule de certaines questions faussement philosophiques. Questionner la vie au lieu de vivre et de bien vivre : quelle erreur ! Il faut s'affirmer et non douter de soi. La vie n'a pas d'autre but qu'elle-même ; il est inutile et vain de chercher un "au-delà".

Certes. Cependant l'existence humaine est un parcours, jamais tracé d'avance : pour se diriger dans cette vie de façon autonome, comment ne pas s'interroger sur son sens. D'une façon générale, rappelons les vertus du doute : non par scepticisme systématique, mais par conscience critique. Refuser le péril d'être aliéné et manipulé… Descartes a écrit "je pense donc je suis" après avoir étendu le doute à la totalité de ses certitudes antérieures. De plus certaines questions éthiques (le bien, le mal, le devoir…) sont incontournables : en tant qu'êtres libres, nous sommes responsables de nos pensées et de nos actes devant nous-mêmes et devant autrui. L'examen de conscience est une obligation éthique… C'est le problème de la "raison pratique" (Kant) : ai-je bien agi ? Il est vrai que le philosophe est un faiseur de questions "professionnel", et il peut paraît agaçant. Mais il développe des problématiques universelles. Il n'invente pas les problèmes ; ce n'est pas lui qui est "compliqué", c'est la réalité qui est complexe ! La "connaissance de soi" élevée au niveau du rationnel et de l'universel : tel était la règle de Socrate.

Bref, iI faut sans doute se poser les "bonnes" questions, celles qui engagent notre responsabilité de sujet et d'être humain, et pour lesquelles il faut trouver des réponses. Ce n'est pas un "luxe" mais une nécessité existentielle. L'homme questionne "comme il respire" : c'est le constat que nous avons déjà dressé ; mais bien sûr, questionner sans agir ou sans jamais répondre devient synonyme de perdition. L'important est de repérer les questions essentielles et de rejeter les questions futiles. L'homme n'étant pas au monde pour (sur)vivre mais pour exister pleinement, il ne peut que se poser des questions existentielles, à la fois personnelles et universelles. Impossible de "prendre conscience" d'une moindre vérité sans s'interroger. Cette prise de conscience prend l'allure d'une véritable "libération", au regard de tout ce que la vie sociale peut comporter d'aliénations. Il se peut, bien sûr, que chaque âge de la vie induise des questions spécifiques… 

dm