"Les choses de la nature n'existent qu'immédiatement et d'une seule façon, tandis que l'homme, parce qu'il est esprit, a une double existence ; il existe d'une part au même titre que les choses de la nature, mais d'autre part il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n'est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi. Cette conscience de soi, l'homme l'acquiert de deux manières : Primo, théoriquement, parce qu'il doit se pencher sur lui-même pour prendre conscience de tous les mouvements, replis et penchants du cœur humain et d'une façon générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence (…). Deuxièmement, l'homme se constitue pour soi par son activité pratique (…). Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu'il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations. L'homme agit ainsi, de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu'il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. La première pulsion de l'enfant porte déjà en elle cette transformation pratique des choses extérieures ; le petit garçon qui jette des cailloux dans la rivière et regarde les ronds formés à la surface de l'eau admire en eux une œuvre, qui lui donne à voir ce qui est sien." (Friedrich Hegel, Esthétique)
"Pour-soi" s'oppose à "en-soi" : les choses de la nature existent en soi seulement, mais l'homme existe aussi pour soi car, grâce à sa conscience, il a une existence automne et il est pour lui-même son propre but. "Pour" exprime la finalité. L'arbre existe pour la forêt ou pour l'insecte qu'il abrite ; l'homme existe pour lui-même, mais cela prend la forme d'un trajet, d'une aventure, c'est pourquoi il ne peut rester en lui-même ni rester le même."L'homme pour soi est l'être qui existe consciemment pour lui-même, théoriquement et pratiquement" (Hegel). Pratique vient du grec praxis qui signifie l'action. Entre le théorique et le pratique, il y a tout l'écart entre le possible et le réel, entre ce que l'on veut faire et ce que l'on peut faire effectivement.
Une conscience vivante telle que l'être humain a besoin de se reconnaître à travers une œuvre, un travail, une action ou un projet. Comme l'artiste vérifie son talent dans l'œuvre réalisée, ou comme l'éducateur vérifie sa science dans le savoir de l'élève. D'une façon générale, l'être humain ne peut s'empêcher d'utiliser le monde et les choses comme un matériau pour imprimer, comme dit Hegel, "le sceau de son intériorité", voire comme un gigantesque miroir où il finit par se contempler lui-même.
Parallèlement, une conscience a besoin d'être reconnue par les autres consciences pour ce qu'elle est. Par exemple être-poète ne se manifeste pas simplement par un « état d’esprit » de poète, une vague « vision poétique » des choses, mais surtout par un travail d’écriture. Mais encore cela ne se vérifie pas seulement à travers l’écriture des poèmes, mais également dans le fait de les publier et de les donner à lire. Ce qui représente toujours un risque… Ce sont les lecteurs finalement qui consacrent le poète, pas le poète lui-même ! Bref, « c’est seulement par la reconnaissance qu’il y a réalité effective de la conscience de soi » comme l'écrit Hegel dans sa Phénoménologie de l'Esprit.
La "conscience malheureuse", maintenant : cette expression est employée par Hegel dans ce ouvrage pour désigner le sentiment de frustration et d'impuissance qu'éprouve une conscience (un être humain) lorsqu'elle n'est pas reconnue pour ce qu'elle est (ou ce qu’elle croit être) ; ou pour mieux dire, lorsqu'elle ne parvient pas à faire coïncider l'idée abstraite et théorique qu'elle a d'elle-même et son efficacité réelle dans le monde. Elle se pense libre et universelle, mais se découvre limitée, impuissante ou dépendante du monde et des autres. Elle se sent donc déchirée entre l’idéal et le réel. Hegel vise par-là aussi les âmes que l’on dit « belles », qui refusent d’agir de peur de se souiller : « La conscience vit dans l’angoisse de souiller la splendeur de son intériorité par l’action et l’être-là, et pour préserver la pureté de son cœur elle fuit le contact de l’effectivité et persiste dans l’impuissance entêtée, impuissante à renoncer à son Soi affiné jusqu’au suprême degré d’abstraction… ». Pour exister vraiment, la conscience doit se tourner vers les autres et vers le monde, auprès desquels elle cherche et parfois trouve la confirmation de ce qu'elle pense être.
Le problème, c'est que cela conduit parfois à affronter les autres consciences : il y a une lutte pour la reconnaissance. Il faut forcer l'autre à nous reconnaître, il faut s'imposer à lui. Que l'on songe par exemple au "monde du travail", terrain de jeu favori des consciences en quête de reconnaissance et pas seulement avides de gains financiers… La reconnaissance n'est jamais donnée d'avance car, même si le but final est de recevoir la reconnaissance d'autrui dans le cadre d’un échange mutuel, après lui avoir accordé notre propre reconnaissance, on ne peut être reconnu comme "méritant" que si notre action a été efficace ; or dans le monde social "être efficace" signifie implicitement devenir meilleur mais aussi "être le meilleur". On veut être reconnu comme sujet par d'autres sujets, mais entre-temps il aura fallu dominer l'autre souvent perçu comme un concurrent, il aura fallu traiter l'autre comme un moyen voire comme un objet (au moins provisoirement).
Bref, une conscience est toujours confrontée aux autres parce qu'elle vise toujours un au-delà d'elle-même. Or au-delà de la conscience individuelle, il y a ce que Hegel appelle l'Esprit, l'Esprit universel : l'Humanité, l'Histoire, la Culture, le Savoir… La reconnaissance totale ne s'effectuera qu'au sein de l'Esprit, mais, paradoxalement, il faut renoncer à son individualité… Conséquence : en tant que telle, c'est-à-dire en tant qu'individuelle, et accrochée à son individualité, la conscience est toujours malheureuse ! Quand elle sera reconnue vraiment elle sera devenue Esprit, elle fera partie de la Culture, mais elle ne sera plus individuellement : disons-le plus trivialement, pour être reconnu pleinement, il faut être mort ! Mais ceci est un processus nécessaire, il faut accepter l'idée que l'universel est supérieur à l'individuel, et qu'il y a "quelque chose de plus important" que sa propre individualité.
Avoir autrui dans sa pensée (et pas seulement le Je, comme dit Kant), penser à autrui, tenir compte de l'autre, et le reconnaitre comme un sujet, c'est exactement ce qu'on appelle la "conscience morale". Il faut exister "pour-autrui" et pas seulement "pour-soi". Mais c'est encore une autre question...
Explication plus détaillée du texte de Hegel :
En quoi l’homme se distingue-t-il des choses de la nature. Quelle est la différence entre l’en-soi et le pour-soi ?
La Nature : dans le texte, c’est l’ensemble des choses qui existent en tant que déterminées par des lois objectives, donc dépourvues d’autonomie. L'Esprit : terme général pour désigner la pensée, la conscience ou même la raison. L'Esprit s’oppose à Matière. Le mot Existence est ici" employé implicitement par opposition à « être » (ou « en soi »), donc surtout rapporté à l’homme.
"Pour soi" : par opposition à en-soi (existence immédiate), désigne un mode d’existence orientée vers une fin autonome. L’être pour soi existe d’abord pour lui-même et détermine sa propre existence.
L’existence des choses naturelles est dite « immédiate » car elle ne passe par aucune de ces médiations (intermédiaires) que sont la conscience (réflexive) ou le langage. Et d’« une seule façon » justement parce que n’ayant aucun moyen de se re-présenter, se projeter, etc. elles se contentent d’être ce qu’elles sont…
L’homme possède deux existences, car s’il reste un être naturel (= tout ce qui est inné en lui), il est aussi « esprit » grâce à sa faculté de se représenter, de se contempler, donc grâce à sa conscience. La conscience de soi est présentée comme la finalité même de l’esprit. Hegel précise bien qu’elle s’acquiert : elle n’est pas donnée.
Cette distinction semble poser le problème classique de la « nature humaine », c’est-à-dire la recherche de la définition de l’homme et de sa spécificité. Comme la plupart des auteurs avant lui, Hegel pose que la pensée (ou la conscience) est le propre de l’homme. Mais il invoque l’« existence pour soi » et non la « nature humaine », qui reviendrait à une sorte d’en-soi supérieur… Le problème du texte est bien celui de l’existence ; non pas l’homme abstrait, mais l’homme concret.
Hegel détaille ce qu'il entend par la "conscience théorique". Comment la pensée fournit-elle à l’homme la possibilité de se contempler lui-même et de connaître son essence ? Essence : c’est l’être vrai en général ou l’« essentiel » de l’être. Théorie : theoria signifie à l’origine la « contemplation ». Conscience : avant Hegel, c'est un terme employé surtout par Kant, qui l’applique à l’« aperception transcendantale », le « Je présent dans toutes ses représentations ». Mais le concept a été magistralement mis en place par Descartes, lequel situe d’un même mouvement la pensée (cogito) et l’existence (sum), le tout formant la « conscience » comme connaissance de soi (même si Descartes n'emploie pas ce terme de conscience, c'est bien de cela qu'il s'agit).
Se « pencher sur soi » est le propre de la conscience en tant qu’immédiatement réflexive. Puis elle devient « réfléchie », la vision de soi se fait introspection, réflexion sur l’essence. L’être qui peut découvrir son être par la pensée finit par se demander ce qu’il est vraiment (comme Descartes, dans une 3è phase du « cogito », déduit la « substance pensante »). C’est la différence entre « conscience » et « prise de conscience ».
La conscience n’est pas pure intériorité : elle se reconnaît aussi bien dans les données « extérieures ». Elle est perception au sens large. Par le concept de « reconnaissance », déjà présent, le texte fait signe vers ce qui est déterminant pour la conscience, soit son existence pratique. En effet la conscience théorique est largement insuffisante, voire « malheureuse » dans certains cas. Une existence théorique n’est pas encore pleinement réalisée. C’est ce qu’explique Hegel dans la suite du texte.
Comment l’engagement dans le monde et sa transformation contribuent-ils à la pleine réalisation de la conscience ? Pratique : à ne pas confondre avec « commode », signifie l’action en général. Le terme se charge chez Kant d’un sens nettement moral. Reconnaissance : c’est la clef du « fonctionnement » de la conscience chez Hegel, en tant qu’elle n’est pas pure intériorité mais contact avec et « provocation » des autres consciences. Liberté de sujet : le Sujet est le siège de la pensée, il est donc conscient de lui-même et maître de son existence, ce qui définit un être libre.
L’homme va chercher à se reconnaître : c’est le sens plein de concept de conscience, qui n’est donc pas une simple connaissance. L’élément réflexif déterminant, dans la conscience, c’est l’action ; parce que la conscience a besoin de se « refléter » dans le monde pour prendre conscience d’elle-même, et surtout elle a besoin des autres consciences.
« Changer les choses extérieures » est le propre du travail : chaque sujet appose sa marque (« sceau ») sur l’objet transformé. Ce qu’il retrouve alors, c’est lui-même. L’existence apparaît alors comme une sorte de domestication du monde
L’importance de cette activité pratique, pour la conscience, avait déjà été notée par Kant, mais dans un sens surtout moral. Ici, les « belles âmes » sont condamnées à errer si elles refusent d’embrasser et/ou affronter le monde pour mieux se reconnaître. Les existentialistes (Sartre notamment) interprèteront l’activité pratique en terme d’« engagement » ; mais il s’agit moins de se « reconnaître » que de transformer réellement et socialement le monde.
C’est bien la double existence de l’homme qui, selon Hegel, lui permet d’accéder à la conscience de soi. Avec Hegel, la conscience cesse d’être ce sujet « abstrait » dont certains on pu douter de l’existence. Hegel revient à la source réflexive de la conscience et développe le concept quasi-existentiel de reconnaissance. Mais « retrouver ses propres déterminations » reste une formule ambiguë : la philosophie du « Sujet » n’est-elle pas inapte à rendre compte de la conscience humaine comme réalité également sociale ? N’y aurait-il pas intérêt à conserver au monde extérieur, mais également au Sujet, « un caractère étranger », rendu simplement moins « farouche » ?
dm
