Peut-on convaincre autrui qu'une œuvre d’art est belle ?

 

Film "Le goût des autres", d'Agnès Jaoui


On dit souvent que « les goûts et couleurs ne se discutent pas », mais la popularité même de ce dicton devrait nous le rendre suspect. L’on assiste bien souvent au contraire à des discussions passionnées entre amateurs de musique, de littérature ou de cinéma : de quoi s’agit-il lors de ces échanges sinon de chercher à convaincre autrui qu’une œuvre d’art est belle, sublime, voire plus belle et plus sublime qu’une autre ? Mais y parvient-on vraiment ? Est-ce légitime ? Par ailleurs pourquoi cet empressement plutôt paradoxal ?

Une œuvre d'art est un objet spécifique qui, avant même de posséder une quelconque valeur esthétique (la "beauté") se définit comme symbolique et expressif, très différent en ce sens de l'objet naturel ou de l'objet technique. La beauté, que l’on attribue notamment aux œuvres (mais pas exclusivement) fait l'objet d'un jugement dit « esthétique » qui semble - a priori - demeurer personnel, surtout si on le compare au jugement « éthique » (portant sur le bien) ou au jugement « logique » (portant sur le vrai). « Convaincre » est une démarche intellectuelle pour amener quelqu'un à partager avec nous un jugement, une idée, ou un goût. Toute la question est de savoir justement si l’on peut mettre sur un même plan les idées et les goûts ! Convaincre se situe entre démontrer, qui est rationnel, est persuader, qui semble plutôt relever de l’émotionnel ou de la séduction. Enfin ne perdons pas de vue qu’« autrui » est par définition un autre « moi », un sujet  conscient et libre ayant droit au respect ; c’est pourquoi il serait choquant de prétendre « forcer » son goût ou son  jugement, spécialement en matière d’esthétique.

Alors peut-on amener - rationnellement - autrui à partager un jugement de goût en matière d'esthétique et en matière artistique ? Si ce jugement est par nature personnel et libre, avons-nous seulement le droit de vouloir influencer autrui ? Ne devons-nous pas simplement essayer de le comprendre et, à défaut, respecter au moins son point de vue ? Mais d'un autre côté, la beauté et l'art n'ont-ils pas une mission de communication et de rapprochement entre les personnes ? Ne véhiculent-ils pas des valeurs ? Autrement dit, n’est-il pas légitime en même temps de vouloir universaliser un jugement initialement personnel ?

Il faut se demander d'abord comment s'apprécie spécifiquement une œuvre d'art : il y a des différences évidentes entre le jugement esthétique et le jugement logique, ce qui pourrait nous décourager de vouloir convaincre autrui. Mais, d'autre part, insister sur le fait que l'art est bien une communication entre les sujets, à propos du "beau" et non simplement de l'"agréable", lesquels ne relèvent pas d'une même espèce de goût : la beauté et l’art veulent le partage et tendent vers universel. Reste enfin le problème le plus délicat : comment convaincre sans obliger ? Cette fois nous devrons distinguer le jugement esthétique, qui certes peut s'éduquer mais doit rester libre, et le jugement moral qui s'éduque également tout en étant cette fois exigible.  


Une œuvre d'art s’apprécie subjectivement (donc on ne peut ni juger ni convaincre).

Différence entre beauté et vérité : la beauté est d'ordre sensible, elle concerne l'apparence sensible des choses et donc s'adresse aux sens, mais aussi à l'émotion, au désir. "Le beau est ce qui plaît sans concept" (Kant). La vérité au contraire concerne directement l'intellect.

L'œuvre se donne à interpréter et non à expliquer : les interprétations sont plurielles, multiples, alors que l'explication est unique et tend vers l'Idée.

L'interprétation de l'œuvre se fonde sur une sensibilité, un vécu toujours subjectif, répondant à la subjectivité de celui qui l'a faite.

 

Mais l’œuvre d’art prétend à une valeur universelle, elle est une communication entre les sujets (on peut donc juger et convaincre).

Différence entre le beau et l'agréable : c'est à propos de l'agréable (plaisir des sens, lié à la matérialité des choses) que les goûts "ne se discutent pas", nullement à propos du beau (plaisir psychique), a fortiori s'il s'agit du beau artistique. "Le jugement de goût est seulement contemplatif" écrit Kant.

Le jugement esthétique relève d'un "sens commun" et, à sa façon, il est universel, selon Kant. Quand je dis qu'une chose est belle "j'attribue aux autres la même satisfaction" (Kant). Il s'agit bien d'un jugement (je dis que c'est beau) et non d'une simple appréciation (cela me plaît). Nous possédons un sens commun, "libre jeu de l’imagination et de l’entendement", qui certes ne revient pas à une connaissance mais permet de rapprocher nos points de vue. "Ce n’est donc que sous la présupposition qu’il existe un sens commun (…) qu’un jugement de goût peut être porté." (Kant)

Une création de l'esprit vers d'autres esprits : "l'œuvre d'art vient de l'esprit et s'adresse à l'esprit" (Hegel), or l'esprit a une dimension universelle. Par ailleurs s'il est vrai que "l'artiste est un voyant" (Bergson) qui dévoile la réalité "vraie", alors c'est cette vérité qui "veut" être universalisée.

 

On peut juste tenter de convaincre (on peut toujours juger et convaincre, mais ce n’est pas exigible impérativement).

Différence entre jugement moral et jugement esthétique : le premier est exigible impérativement (je dois, tu dois) en fonction de règles universelles ; à l'inverse le jugement de goût esthétique est seulement souhaitable (il faut amender Kant, en ce sens). La morale se fondant sur le respect absolu de la personne humaine, c'est justement un principe moral que de ne pas "forcer" (violenter moralement) autrui en ce qui concerne sa sensibilité (l'agréable, mais aussi le beau) : chacun est propriétaire de son corps et aussi de ses sens, donc le plaisir qu'il soit physique ou psychique n'a pas à être justifié (sauf bien sûr si cela porte atteinte à autrui).

Pourtant le partage de la sensibilité, l'élévation de celle-ci à la valeur reste la finalité de l'art : chercher à convaincre est légitime.

D'abord "le bon goût" en matière artistique n'est pas uniquement un principe "bourgeois" ou "dépassé". Déjà, au niveau des règles d'exécution et de la technicité, l'art fait l'objet d'un apprentissage (il y a des "Conservatoires" et des "Ecoles des Beaux-Arts" pour cela). En effet une éducation aux arts est possible, souhaitable même : le sens artistique, cela s'éduque. Bien sûr il ne s'agit pas d'imposer des critères de "réussite" ou des valeurs immuables, simplement d'apprendre justement à "évaluer", donner de la valeur à ce que l'on contemple ou à ce que l'on crée. Par ailleurs les valeurs esthétiques s'étudient et se transmettent grâce à l’"histoire l'art" qui met en perspective les formes, les styles, la culture et les idées philosophiques.

Enfin, l'on peut toujours essayer de faire partager un goût personnel, tout simplement car on le désire la plupart du temps : sans le justifier, mais plutôt par la suggestion, non en démontrant mais en montrant ce que cela nous inspire (mais dans ce cas cela nous rapproche sans doute plus de "persuader" que de "convaincre"). Donc en devenant artiste nous-même ?

dm