Le statut épistémologique de l’histoire, dans le concert des sciences dites “positives”, est un cas intéressant et paradoxal, car rien n’est plus attaché à la vérité (des faits) que l’historien - lequel pourrait être comparé à une sorte de détective - alors même son "objet réel" fait défaut, par nature, puisqu’il s’agit du passé. Un passé toujours singulier dont on ne saurait extrapoler des « lois » et encore moins des prédictions pour l’avenir. En outre l’objectivité de l’historien est souvent mise en question tant il est vrai qu’une part de subjectivité (une bonne et une mauvaise comme nous le verrons) est requise dans l’exercice de cette discipline.
L’Histoire, science/récit des faits du passés
D’emblée le mot « histoire » est double puisqu’il désigne à la fois la réalité de l’évolution humaine, avec ses péripéties, et l’étude de cette réalité, que l’on peut envisager plutôt comme un récit ou plutôt comme une science… Mais les deux ne sont pas contradictoires, surtout si l’on rappelle la parenté étymologique des notions de « recherche » et de « récit » avec le mot historia.
Historia en grec signifie originellement étude, enquête ou recherche et, par suite, la connaissance qui en résulte. Chez Platon, l’on trouve déjà une opposition entre deux formes de connaissance : l’une relative aux données sensibles, c’est-à-dire aux faits, dont on cherche à connaître les causes dites “prochaines” (les plus proches) ; l’autre relative aux Idées ou essences qui constituent les causes dites “premières”, c’est-à-dire les causes principales des choses. — Cette opposition se retrouvera aux 17è et 18è siècles entre la connaissance de fait qui dérive de la perception et que la mémoire conserve et la connaissance qui procède par raisonnement. On appelle la première histoire, et la seconde philosophie. A son tour, l’histoire se divise en histoire naturelle et en histoire humaine. Donc, ce qu’on appelle “histoire”, à l’âge classique, n’est autre que ce que nous appelons aujourd’hui la “science” !
Effectivement, il y a un rapport nécessaire entre la recherche scientifique des causes et l’écriture de l’histoire comme récit : 1° parce que ces causes appartiennent nécessairement au passé (une cause est antérieure à son effet, de même que l’histoire est une évolution dans le temps) ; 2° parce qu’elles appartiennent au domaine des faits (ce sont des faits que l’on explique de même que ce sont des faits que l’on raconte). Donc expliquer c’est raconter (comme le montre encore l’exemple de la cosmologie : expliquer l’univers, c’est raconter l’histoire de l’univers). Comme l’écrit Karl Marx : “Nous ne connaissons qu’une seule science, celle de l’histoire. (...) On peut la scinder en histoire de la nature et histoire des hommes. Les deux aspects cependant ne sont pas séparables : aussi longtemps qu’existent des hommes, leur histoire et celle de la nature se conditionnent réciproquement”. Donc, pour l'instant, l'Histoire nous apparaît bien comme une science.
La construction du fait : fait et phénomène
Même si on peut le présenter sous forme de récit, le discours historique est une reconstruction intellectuelle et méthodique du passé, une re-création. L’établissement du fait historique représente le produit d’une d’abstraction. Tout d'abord, comme en toute science, l'historien étudie des "phénomènes" (= ce qui nous apparaît) – signes, traces, témoignages: il "s'est passé quelque chose ici, par ex. une bataille" – et il lui appartient d'en tirer la connaissance des "faits" (quelle bataille, dans quelles circonstances, pourquoi ?). Son travail consiste à établir des faits dans leur vérité, avec le plus de précision et d'exactitude possibles.
Une masse immense de matériaux est à la disposition de l’historien sous forme d’archives, de témoignages ; il faut choisir, sélectionner et construire des faits historiques privilégiés qui rassemblent et expliquent ces éléments épars. Pour qualifier ce travail de l’historien, on pourrait reprendre l’image de la “trame” (appartenant au domaine du tissage), laquelle illustre bien cette nécessité de raconter, mais en renouant les fils, en retrouvant une cohérence. Ainsi c’est l’historien qui produit le fait historique véritable, et non l’histoire qui en elle-même est une succession incohérente de phénomènes.
Fait et événement
Mais de quoi se compose un “fait historique” ? A partir de quand un fait est-il considéré comme historique, c’est-à-dire comme un événement ? Justement, après avoir distingué "phénomène" et "fait", il faut distinguer "fait" et "événement". Qu’est-ce qu’un événement? Est-ce simplement un fait historique remarquable et important ?
L'événement représente toujours une rupture dans le cours linaire de l'histoire des sociétés et des peuples. Il est la cause d'un changement profond, dont les effets ne se feront sentir qu'après-coup, et durablement. Ces effets atteignent souvent l'humanité tout entière. Ils demandent à être interprétés au niveau de leur sens (et pas seulement établis dans leur vérité, comme les faits simples).
Mais l'Histoire ne se focalise pas uniquement sur les grands événements. Il faut distinguer au moins deux façons d'étudier l'Histoire. 1) Trop souvent, par le passé, l’on a confondu l’événement avec le spectaculaire, parfois avec le catastrophique qui n’est jamais qu’accidentel, ou bien encore avec l’individuel comme les faits et gestes des grands hommes, des grands chefs. Tout ceci est sans doute plus facile à mémoriser et possède parfois une valeur symbolique donc pédagogique (on aime bien poser des repères comme : Charlemagne a “inventé” l’école, etc.). L’histoire a longtemps consisté en une présentation enchaînée et chronologique des actes d’une élite politique et militaire. C’est ce qu’on nomme l’histoire événementielle. On peut dire qu’elle est mal dégagée du mythe, de la légende. Très peu scientifique, cette méthode est délaissée par les historiens. 2) On opposera à cette histoire événementielle l’histoire à la fois plus complète, plus complexe et plus rigoureuse des faits et des ensembles de faits. La première suppose toujours que l’histoire est commandée par les intentions et les décisions de quelques hommes : elle est finaliste ; la seconde cherche à décrire les conditions géographiques, sociales, idéologiques, économiques, techniques et autres qui peuvent expliquer le déroulement de l’histoire : elle est scientifique et empiriste. Pour les historiens de “la Nouvelle Histoire” (Leroy-Ladurie, Ariès, Duby, Braudel, etc.), tout peut être objet d’étude historique, et la dimension politique ou guerrière des faits n’a pas à être spécialement privilégiée.
Les trois temps de l’Histoire
Fernand Braudel a proposé une solution qui consiste à distinguer trois temps fort différents mais superposables, correspondant en quelque sorte à trois angles de vue allant du plus large au plus étroit.
— 1° Un temps “géographique” tout d’abord qui est la toile de fond ou le décor de l’histoire, un temps “immobile” caractérisé par un rapport constant entre les hommes et le milieu géographique (il est possible de décrire ainsi “en synchronie”, par exemple l’histoire du monde méditerranéen). Pour utiliser une métaphore théâtrale, ce temps correspond donc au décor de la pièce. — 2° C’est devant ce décor que viennent se jouer en de très longues périodes les lentes évolutions spécifiques du temps social, faites davantage d’évolutions que de changements profonds (ces derniers ne pouvant intervenir qu’avec le milieu). C'est l'action de la pièce de théâtre, où plusieurs personnages interviennent simultanément — 3° Enfin, sur l’avant-scène, s’actualise le temps individuel, le temps des événements (surtout politiques et guerriers), ponctué par leur singularité instantanée et éphémère. Au théâtre, l'"avant-science" est le devant de la scène, où s'avance le personnage conduisant, à un moment donné, l'action.
L’objectivité ET la subjectivité de l’historien
Mais une science doit être objective, et non subjective ou partisane. Or s’il existe des conditions géographiques, linguistiques, culturelles au sens large qui peuvent créer une sorte de structure mentale invariante, comme des a priori inconscients, ne peut-on par ce même argument mettre en doute, sinon forcément la sincérité de l’historien, du moins peut-être la lucidité et donc l’objectivité de son travail ? Par exemple, l’historien européen peut-il faire une histoire de l’Orient, de la Chine ou de l'Inde, sans projeter abusivement sur une autre civilisation ses propres modes de pensée ? L’historien est-il fatalement ethnocentriste ? Le colonialisme par exemple n'a-t-il pas laissé des traces, des habitudes de pensée plus ou moins inconscientes ? Problème inverse : peut-on faire l’histoire de son propre pays, de sa propre famille ? N’est-ce pas en quelque sorte vouloir écrire son autobiographie, en étant à la fois l’observateur et l’observé ?
Rappelons donc ce que doit être une connaissance objective et rigoureuse, et est-ce le cas de l'Histoire ? Plusieurs critères sont à retenir.
1) Toute science doit porter sur un "objet" précis et défini : c'est la première condition, évidente, de l'objectivité. De ce point de vue, l'Historien possède bien un objet précis, ne serait-ce que les faits et leur trame qu'il s'agit d'établir dans leur vérité. On dira que l'Histoire est une science positive ou empirique (au sens où empirique s'oppose à "transcendantal"). (La philosophie n'est pas une science positive pour cette même raison : elle n'a pas d'"objet" factuel défini.)
2) Les désirs, les opinions, les croyances – bref la subjectivité - du chercheur doivent être mis à l'écart, justement pour laisser place à l'objectivité (au sens où objectif s'oppose à subjectif). Or, on l'a dit, de ce point de vue l'Histoire n'est pas toujours objective : il est très difficile, pour l'Historien, de s'effacer en tant qu'être humain lorsqu'il s'agit d'expliquer les comportements d'êtres humains.
3) D'autre part une science doit disposer d'une méthodologie précise et rigoureuse, lui permettant de progresser et de vérifier ses résultats selon des protocoles stricts. C'est le cas en Histoire : que cela soit les préhistoriens travaillant sur les vestiges et les historiens proprement dit travaillant sur les archives, les enquêtes se font désormais avec grand renfort de procédures et de moyens scientifiques (carbone 14 utilisé pour la datation, etc.).
4) Enfin la vérité scientifique est plutôt collégiale, voire consensuelle, elle est le fruit d'un ensemble de travaux collectifs où chacun apporte sa pierre à l'édifice de la connaissance (ce n'est pas forcément le cas en philosophie). Ce principe s'applique manifestement à l'Histoire.
Dans le texte suivant, Paul Ricœur (20è) explique que l’histoire, comme toute science humaine, comporte une part d’objectivité et une part de subjectivité. L’histoire est une discipline qui doit composer avec un certain nombre de manques, de frustrations, et donc d’imprécisions : en particulier parce que les faits étudiés sont passés par définition, donc jamais observables au présent. La compréhension, l’empathie, voire la culture générale sont autant de qualités en quelque sorte « interprétatives » que l’historien peut utiliser pour recomposer la trame de l’histoire, quand les données empiriques se révèlent insuffisantes. Mais aussi son désir de chercheur, ses obsessions, son obstination, son génie propre d’homme et de sujet… Cette remarque vaut pour tout scientifique en tant que génie potentiel, en tant qu’il « découvre » quelque loi ou quelque fait remarquable : Darwin, Einstein… Paul Ricœur, Histoire et Vérité, 1955 : « Nous attendons de l'histoire une certaine objectivité, l'objectivité qui lui convient : c'est de là que nous devons partir et non de l'autre terme. Or qu'attendons-nous sous ce titre ? L'objectivité ici doit être prise en son sens épistémologique strict : est objectif ce que la pensée méthodique a élaboré, mis en ordre, compris et ce qu'elle peut ainsi faire comprendre. Cela est vrai des sciences physiques, des sciences biologiques ; cela est vrai aussi de l'histoire. Nous attendons par conséquent de l'histoire qu'elle fasse accéder le passé des sociétés humaines à cette dignité de l'objectivité. Cela ne veut pas dire que cette objectivité soit celle de la physique ou de la biologie : il y a autant de niveaux d'objectivité qu'il y a de comportements méthodiques. Nous attendons donc que l'histoire ajoute une nouvelle province à l'empire varié de l'objectivité. Cette attente en implique une autre : nous attendons de l'historien une certaine qualité de subjectivité, non pas une subjectivité quelconque, mais une subjectivité qui soit précisément appropriée à l'objectivité qui convient à l'histoire. Il s'agit donc d'une subjectivité impliquée, impliquée par l'objectivité attendue. Nous pressentons par conséquent qu'il y a une bonne et une mauvaise subjectivité, et nous attendons un départage de la bonne et de la mauvaise subjectivité, par l'exercice même du métier d'historien. »
Il n’y a pas de « lois » historiques
Cependant, il existe un argument susceptible de mettre en question la scientificité des recherches historiques. Il consiste à prétendre que l’histoire ne saurait être une science en raison de la singularité de ses objets. Depuis Aristote, on soutient en effet qu’"il n’y a de science que du général". C’est-à-dire des objets à partir desquels l’on puisse établir des principes. Depuis Descartes et Galilée, les conditions sont plus strictes encore puisque, avec le principe du déterminisme ("les mêmes causes produisent les mêmes effets"), une vraie science a pour but d’établir des lois à partir desquelles l’on puisse reproduire et donc prédire un phénomène. Or en histoire, il est clair qu’on ne peut, à partir d’un fait historique singulier, tirer une loi générale telle que l’on puisse prévoir sa répétition. En effet le comportement des hommes et des sociétés n'est pas prévisible à ce point ; il faut bien admettre qu'une part d'imprévu, de hasard, d’indétermination voire de …liberté sert de moteur à l'Histoire.
Arthur Schopenhauer dans Le Monde comme volonté et comme représentation, 1819, écrit : "L'histoire est une connaissance, sans être une science, car nulle part elle ne connaît le particulier par le moyen de l'universel, mais elle doit saisir immédiatement le fait individuel, et pour ainsi dire, elle est condamnée à ramper sur le terrain de l'expérience. (...) Les sciences (...) ne parlent jamais que des genres ; l'histoire ne traite que des individus. Elle serait donc une science des individus, ce qui implique contradiction. Il s'ensuit encore que les sciences parlent toutes de ce qui est toujours, tandis que l'histoire rapporte ce qui a été une seule fois et n'existe plus jamais ensuite. De plus si l'histoire s'occupe exclusivement du particulier et de l'individuel, qui, de sa nature, est inépuisable, elle ne parviendra qu'à une demi-connaissance toujours imparfaite. Elle doit encore se résigner à ce que chaque jour nouveau, dans sa vulgaire monotonie, lui apprenne ce qu'elle ignorait auparavant."
Il n'y a pas de lois historiques. L'Histoire reste donc une science singulière, puisqu'elle a pour objet des singularités dont elle ne tire aucune loi, sinon toutefois des liaisons, les trames qui unissent ces singularités (faits, événements…): cette trame n'est rien d'autre que l'Histoire (réelle), objet de l'Histoire ! Notons que l’Histoire n’est pas la seule science « singulière » : on pourrait en dire autant de la psychologie et surtout de la psychanalyse pour qui chaque « sujet » est « singulier ».
La subjectivité réflexive de l’historien
Force est de reconnaître que l'Histoire n'est pas seulement l'objet de l'Historien, elle est également l'objet de réflexion du philosophe, donc de tout homme, et relève d'une subjectivité philosophique élevée.
Paul Ricœur à nouveau : "Ce n'est pas tout : sous le titre de subjectivité nous attendons quelque chose de plus grave que la bonne subjectivité de l'historien ; nous attendons que l'histoire soit une histoire des hommes et que cette histoire des hommes aide le lecteur, instruit par l'histoire des historiens, à édifier une subjectivité de haut rang, la subjectivité non seulement de moi-même, mais de l'homme. Mais cet intérêt, cette attente d'un passage - par l'histoire - de moi à l'homme, n'est plus exactement épistémologique, mais proprement philosophique: car c'est bien une subjectivité de réflexion que nous attendons de la lecture et de la méditation des œuvres d'historien ; cet intérêt ne concerne déjà plus l'historien qui écrit l'histoire, mais le lecteur - singulièrement le lecteur philosophique -, le lecteur en qui s'achève tout livre, toute œuvre, à ses risques et périls. Tel sera notre parcours : de l'objectivité de l'histoire à la subjectivité de l'historien (…)" (ibid.).
En fin de compte, l'Histoire nous apparaît plutôt comme une science ou en tout cas comme une connaissance véritable, laissant une certaine part à l’interprétation. Certes, il n’y a pas de « lois historiques » comme il y en a dans le domaine de la physique. Certes, le savoir historique ne vise pas une objectivité comparable à celle des sciences de la nature, et l’historien ne s’efface jamais totalement derrière les documents. Cependant nous avons montré la nécessité de confier à une science de l'Histoire la connaissance rigoureuse du passé et l'exhaustion des faits dans leur vérité ; une science qui s’appuie sur des règles de recherche très strictes (critique et multiplicité des documents). Reste que chaque homme, chaque conscience doit s'approprier l'Histoire et y insérer sa propre histoire individuelle : cette démarche, comme le dit Ricoeur, est pleinement philosophique.
dm
