1) L'idée de progrès (repères historiques)
On sait que la notion de progrès reste étrangère au mode de pensée en vigueur dans l'antiquité, période historique essentiellement soucieuse de permanence, voire nourrissant un véritable culte à l'idée d'éternité. Or dès la Renaissance (15è – 16è siècles) se manifeste un formidable désir de savoir, de voir, et de comprendre, qui se traduit également par une inventivité exceptionnelle chez certains savants et artistes de génie (Léonard de Vinci)… Découvrir et voir le monde, étudier l'homme et les choses, oser disséquer les corps (la pratique de l’autopsie a longtemps été marquée par différents interdits religieux)… Entre toutes les grandes découvertes de la Renaissance, il faut citer sans doute la plus importante : l'imprimerie (Gutenberg). Tel est l'esprit d'ouverture de la Renaissance, curieux et novateur sans être véritablement "scientifique" au sens moderne du mot.
a) Le 17è siècle, Descartes et l’essor la science
En revanche le 17è siècle se présente comme le siècle de la Raison et de la fondation de la "science" moderne. Le progrès continu des connaissances devient clairement un critère de véracité des sciences. Or il serait absurde de parier sur un progrès purement théorique ; le progrès des connaissances scientifiques ne peut avoir de sens que dans ses applications techniques ou pratiques en général, lesquelles deviennent les seules véritables finalités de la science. Descartes oppose à la vieille philosophie "spéculative" une philosophie moderne, "pratique" et inventive. C'est ainsi que Descartes présente l'ordonnancement du savoir en reprenant la vieille métaphore de l'"arbre de la connaissance" : de même que l'arbre n'existe que pour donner des fruits, les sciences théoriques ne se justifient que par leurs applications. Ainsi la métaphysique (les racines) et la physique (le tronc) n'existent que pour le développement des trois branches principales que sont la mécanique (la "technique" au sens étroit du mot), la médecine (science vitale s'il en est) et la morale (en tant que résultat d'une connaissance rigoureuse de l'homme et de ses passions). Ces branches pratiques du savoir étant liées : la morale s’informe de la nature réelle du corps et suppose la santé (médecine), de même que la médecine ne progresse que grâce à la technique (mécanique). La philosophie pratique de Descartes se présente donc bien comme une allégeance à l'idée de progrès, le but n'étant pas seulement de "devenir comme maître et possesseur de la nature" mais aussi d'assurer le bonheur de l'humanité. « Car [ces notions générales touchant la physique] m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le fondement de tous les autres biens de cette vie; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. » (René Descartes, Discours de la méthode)
b) Le 18è siècle et les Lumières
Au 18è siècle, Diderot et une équipe de philosophes-savants matérialisent l'esprit des "Lumières" dans une œuvre ambitieuse : l'Encyclopédie. Cet ouvrage, qui fait la part belle aux termes et inventions techniques en tous genres, rompt avec la présentation hiérarchisée des connaissances – comme les "sommes" médiévales - ne serait-ce qu'en adoptant le principe des entrées par ordre alphabétique. Diderot pourfend l'esprit conservateur qui surestime les "arts littéraires" et qui méprise les "arts mécaniques", pourtant principaux vecteurs de progrès à ses yeux. « En examinant les productions des arts [inventions et créations en général], on s’est aperçu que les unes étaient plus l’ouvrage de l’esprit que de la main, et qu’au contraire d’autres étaient plus l’ouvrage de la main que de l’esprit. Telle est en partie l’origine de la prééminence que l’on a accordée à certains arts sur d’autres, et de la distribution qu’on a faite des arts en arts libéraux et en arts mécaniques. Cette distinction, quoique bien fondée, a produit un mauvais effet, en avilissant des gens très estimables et très utiles, et en fortifiant je ne sais quelle paresse naturelle, qui ne nous portait déjà que trop à croire que donner une application constante et suivie à des expériences et à des objets particuliers, sensibles et matériels, c’était déroger à la dignité de l’esprit humain ; et que de pratiquer ou même d’étudier les arts mécaniques , c’était s’abaisser à des choses dont la recherche est laborieuse, la méditation ignoble, l’exposition difficile, le commerce déshonorant, le nombre inépuisable, et la valeur négligeable. » (Denis Diderot, Extrait de l’article Arts, Encyclopédie)
c) Les premières critiques contre le progrès technique
Pourtant, dès le 18è siècle, les critiques du progrès ne tardent pas à se faire entendre. On veut parler des critiques "positives", elles-mêmes "progressistes" à leur manière, mettant simplement en cause le progrès dans sa version "technicienne" ; on ne parle pas des thèses conservatrices ou réactionnaires qui ne proposent rien d'autre qu'un simple statut quo, c'est-à-dire le plus souvent qui s'en tiennent à l'autorité morale de la religion. L'idée commence à pointer selon laquelle le progrès technique correspondrait à une dénaturation de l'homme. L'accumulation des biens matériels et l'enrichissement qu'entraîne la technique développeraient la convoitise, le désir au-delà du nécessaire, et exacerberait le sens de la propriété. Plus précisément, la nature relativement paisible de l'homme serait mise à mal par des sollicitations toujours plus inutiles, le progrès de la technique équivaudrait à la tentation permanente du pouvoir. Ajoutons à cela que, selon Rousseau notamment, le progrès n'aurait fait que creuser les inégalités et accentuer les injustices. Bref le progrès technique, à travers ses conséquences sociales et morales désastreuses, causerait peu à peu la perte de l'humanité. « Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou à embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d'un commerce indépendant. Mais dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre, dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. » (Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes)
2) Technique et politique : un risque de totalitarisme ?
On se rappelle que dans son récit du mythe de Prométhée, Platon soulignait que les hommes (via les titans) ravissant la techniques aux dieux n’étaient pas parvenus à leur prendre la « politique »… Le danger politique de la technique peut se mesurer en termes de « totalitarisme » (système de domination du monde impliqué par un mode de production et d’organisation de la société)... que certains rapportent au Capitalisme libéral, d’autres inversement à la Technocratie étatiste, d’autres encore à l’essor incontrôlé des nouvelles technologies : internet, IA…
a) Machinisme et aliénation, travail salarié et capitalisme (Marx)
Contrairement à l’outil qui se contente de remplacer ou prolonger la main, la machine peut remplacer l’homme et le travailleur. Les conséquences sociales du machinisme sont considérables. (On appelle "machinisme" le système du travail basé sur l'utilisation intensive des machines, notamment en usine.) Même s'il faut un homme pour piloter et pour entretenir la machine, celle-ci fait le travail de l'homme et souvent même plus efficacement. On peut donc redouter que la machine ne prive l'homme de son emploi et génère du chômage ; mais cet argument est fallacieux car la machine améliore la productivité de l'entreprise, et donc permet de créer des emplois. Mais surtout : alors que l'artisan était propriétaire de son outil de travail, le technicien ne peut être qu'un employé, un salarié, car les machines sont onéreuses. Changent donc en même temps les formes contractuelles du travail : le travail salarié devient prépondérant et se développe ce que Marx appelle le Capitalisme, soit la recherche exponentielle du profit sur la base d'une exploitation du travail salarié. Donc, avec le machinisme est apparu un hiatus, une contradiction mise en lumière par Karl Marx : ceux qui travaillent et ceux qui possèdent les outils de production ne sont plus les mêmes personnes. Ceux qui possèdent les machines (les riches) contrôlent en même temps le monde du travail… Le travailleur subit alors une double aliénation (dépendance à l'Autre et privation de ce qui devrait nous revenir comme notre dû) : vis-à-vis de la machine d'abord, le travailleur n'est bien souvent lui-même qu'une "pièce rapportée" dans la chaîne de production, et son rôle (sa vie ?) semble moins essentiel que celui de la machine (cf. le film de Charlie Chaplin : Les Temps modernes) ; vis-à-vis de l'employeur ensuite, qui en tant que propriétaire de la machine, accorde plus de valeur économique à la machine qu'au travailleur, de sorte que l'emploi de ce dernier va en se précarisant.
Deux textes sur cette double aliénation, "machinique" d'abord (Annah Arendt), et "politique" ensuite (Karl Marx). Le problème de fond étant : le progrès technique s’accompagne-t-il toujours d’un progrès social ou bien au contraire l’entrave-t-il ?
« On ne s’était jamais demandé si l’homme était adapté ou avait besoin de s’adapter aux outils dont il se servait : autant vouloir l’adapter à ses mains. Le cas des machines est tout différent. Tandis que les outils d’artisanat à toutes les phases du processus de l’œuvre restent les serviteurs de la main, les machines exigent que le travailleur les serve et qu’il adapte le rythme naturel de son corps à leur mouvement mécanique. Cela ne veut pas dire que les hommes en tant que tels s'adaptent ou s'asservissent à leurs machines ; mais cela signifie bien que pendant toute la durée du travail à la machine, le processus mécanique remplace le rythme du corps humain. L'outil le plus raffiné reste au service de la main qu'il ne peut ni guider ni remplacer. La machine la plus primitive guide le travail corporel et éventuellement le remplace tout à fait. » (Annah Arendt, Condition de l’homme moderne)
« Or, en quoi consiste la dépossession du travail ? D'abord, dans le fait que le travail est extérieur à l'ouvrier, c'est-à-dire qu'il n'appartient pas à son être ; que, dans son travail, l'ouvrier ne s'affirme pas, mais se nie ; qu'il ne s'y sent pas satisfait, mais malheureux ; qu'il n'y déploie pas une libre énergie physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. C'est pourquoi l'ouvrier n'a le sentiment d'être à soi qu'en dehors du travail ; dans le travail, il se sent extérieur à soi-même. Il est lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il n'est pas lui. Son travail n'est pas volontaire, mais contraint. Travail forcé, il n'est pas la satisfaction d'un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. La nature aliénée du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu'il n'existe pas de contrainte physique ou autre, on fuit le travail comme la peste. Le travail aliéné, le travail dans lequel l'homme se dépossède, est sacrifice de soi, mortification. Enfin, l'ouvrier ressent la nature extérieure du travail par le fait qu'il n'est pas son bien propre, mais celui d'un autre, qu'il ne lui appartient pas ; que dans le travail l'ouvrier ne s'appartient pas à lui-même, mais à un autre. (…) Et la machine n’agit pas seulement comme un concurrent dont la force supérieure est toujours sur le point de rendre le salarié superflu. C’est comme puissance ennemie de l’ouvrier que le capital l’emploie et il le proclame hautement. Elle devient l’arme de guerre la plus irrésistible pour réprimer les grèves. » (Karl Marx, Ébauche d'une critique de l'économie politique)
b) Le projet révolutionnaire marxiste : la prise de contrôle globale et la collectivisation des moyens techniques, industriels et productifs
Les conséquences pratiques de l'analyse marxiste tiennent tout simplement dans le projet révolutionnaire élaboré par Marx et Engels : la Révolution prolétarienne consistera à confisquer les moyens de production aux propriétaires bourgeois, pour les redistribuer aux travailleurs. Marx est bien conscient que ceux qui contrôlent les moyens techniques et industriels contrôlent l’État, soit à son époque la bourgeoisie (aujourd’hui on dirait la « finance »). Pour Marx l'État n'est pas neutre, il est mis naturellement au service de la classe dominante ; donc abolir la domination de classe (faire la Révolution) reviendrait à abolir les classes sociales, donc à terme supprimer l’État ainsi que tout organe de domination, donc finalement à rétablir la liberté… au moyen d’un égalité forcée et violemment établie en quelque sorte. Le caractère paradoxalement idéaliste (pour une philosophie dite « matérialiste ») et surtout dangereux d’un tel projet saute aux yeux. D’autant plus que ce passage vers le « communisme » ne peut s'effectuer que par une phase transitoire de "dictature du Prolétariat", ce qui signifie concrètement la confiscation de l'appareil d'État par le Parti (unique) des travailleurs, et une collectivisation-étatisation de la production. Autrement dit ce système nie la légitimité de toute recherche du profit comme processus de progrès social, le progrès technique et les gains de productivité ne profitant qu’aux employeurs selon Marx.
Mais 1) comment, sur le plan économique, le contrôle des échanges par l’État pourrait-il engendrer autre chose qu’une récession et à terme une faillite ? 2) comment, sur le plan politique, la « dictature du prolétariat » ne pourrait-elle pas engendrer une forme de totalitarisme connue sous le nom de « technocratie », soit une tyrannie totale exercée par l'État ? Plus précisément on appelle « technocratie » un système politique où les techniciens et les fonctionnaires exercent l'essentiel du pouvoir réel, au détriment des responsables politiques. Ce système n’est certes pas l’apanage des régimes communistes, mais c’est bien ce qu’était devenu l’État à l’époque de l’Union soviétique. Se parant d'une mission collective et nationale, les "bureaucrates" reforment en réalité une caste de privilégiés, proches du pouvoir (en l’occurrence le Parti communiste), coupés de la réalité du monde du travail. Dans le cadre d'une technocratie, ce n'est pas tant l'utilisation des techniques (au sens large) qui est en cause que l'identification même du pouvoir gouvernemental à une sorte de machine impitoyable et inhumaine, conçue pour broyer les individus. La liberté individuelle n’est clairement pas respectée dans ce système, même si dans la pensée de Marx la liberté reste ce qui est idéalement à conquérir.
3) Technique, travail et liberté : inquiétudes et fantasmes liés au progrès technique
a) La crainte des machines n’est-elle pas infondée ? (le fantasme de l’automatisme)
Notre conception de la machine doit s'affranchir de certains préjugés. Nous partons du principe que le principe de la machine réside dans son automaticité, et nous fantasmons ce fait comme un danger pour l'homme comme si lui-même était en voie d'automatisation, prêt à se soumettre à la machine ou à devenir lui-même une machine ! Et si le principe de la machine était au contraire l'intelligence… ? C’est ce qu’explique le philosophe français Gilbert Simondon : « La culture se conduit envers l'objet technique comme l'homme envers l'étranger quand il se laisse emporter par la xénophobie primitive. Le misonéisme [rejet de toute innovation] orienté contre les machines n'est pas tant haine du nouveau que refus de la réalité étrangère. Or, cet être étranger est encore humain, et la culture complète est ce qui permet de découvrir l'étranger comme humain. De même, la machine est l'étrangère ; c'est l'étrangère en laquelle est enfermé de l'humain, méconnu, matérialisé, asservi, mais restant pourtant de l'humain. La plus forte cause d'aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n'est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des significations, et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture. (…) En fait, cette contradiction inhérente à la culture provient de l'ambiguïté des idées relatives à l'automatisme, en lesquelles se cache une véritable faute logique. (…) Le véritable perfectionnement des machines, celui dont on peut dire qu'il élève le degré de technicité, correspond non pas à un accroissement de l'automatisme, mais au contraire au fait que le fonctionnement d'une machine recèle une certaine marge d'indétermination. C'est cette marge qui permet à la machine d'être sensible à une information extérieure. C'est par cette sensibilité des machines à de l'information qu'un ensemble technique peut se réaliser, bien plus que par une augmentation de l'automatisme. (…) Loin d'être le surveillant d'une troupe d'esclaves, l'homme est l'organisateur permanent d'une société des objets techniques qui ont besoin de lui comme les musiciens ont besoin du chef d'orchestre. » (Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques). D’après l’auteur notre aliénation dans ce monde provient d'un contre-sens culturel et philosophique : nous sommes victimes d'une culture qui n'intègre pas dans ses valeurs celle du mécanisme (ce qui nous rappelle un peu les remarques de Diderot, cf. plus haut). Nous considérons les machines comme des étrangères et comme des ennemies, parce que nous supposons faussement que leur essence réside dans l'automatisme. Ce n'est pas l'automatisme qui caractérise la machine mais bien plutôt l’autonomie, ce qui est bien différent ; soit, à partir d’un certain degré de perfectionnement, la capacité de recevoir, traiter, et même rechercher les informations, ce qui nous renvoie une forme d’intelligence proche de celle des humains. Mais alors justement, ne faut-il pas craindre, non plus l’automatisme bornée, mais cette fois la « future » intelligence redoutable des machines : l’IA ?
b) Les machines peuvent-elles nous contrôler voire nous « dominer » ? (le fantasme de l’IA)
La Science-fiction nous a souvent présenté une image catastrophique du Futur, soit parce que la technique y est utilisée par un groupe d'humains pour opprimer et exploiter les autres, soit parce que les machines elles-mêmes ont pris le pouvoir et ont réduit les hommes en esclavage. Par conséquent… la guerre avec les machines aura-t-elle lieu comme dans le film Matrix ? Fantasme de science-fiction ou bien réalité pour demain ? Une guerre est un conflit global, soit entre États, soit entre "espèces" (ce serait le cas ici). La but de la guerre est de dominer l'adversaire afin de le soumettre à sa loi. Dans ce cas les machines voudraient-elles faire de nous machines ? Ou bien nous réduire à l'état de "combustibles" ? Nombre d'histoires de science-fiction développent en effet ce thème : les machines se "retournent" contre les humains. Les dominés deviennent à leur tour dominants... Mais si les machines sont si intelligentes, n'est-ce pas parce qu'elles sont aussi (ou encore) humaines ? Dans ce cas l'hypothèse d'une guerre devient paradoxale.
Les machines restent des images et des réalisations de l'intelligence humaine. Elles ne forment pas un monde à part, leurs objectifs sont aussi les nôtres. D'autre part les machines sont peut-être intelligentes, dans un sens, mais cela ne leur confère pas la capacité de vouloir quoi que ce soit ; il y a loin de l'intelligence artificielle à la conscience ! C’est l’hypothèse initiale (bien contestable) du film Matrix, s’agissant de l’I.A. : « une conscience unique s’est développée dans une génération de machines » explique Morpheus… Mais même si elles parvenaient à la conscience, il leur manquerait encore l’inconscient, soit d’après Freud le résultat d’un refoulement propre aux êtres de chair parlants et socialisés, en contradiction avec leurs désirs. Pour que les machines se "retournent" contre les hommes, il faudrait d'abord qu'elles puissent de retourner contre elles-mêmes (pulsion de mort, « l’homme est un loup pour l’homme », etc.), ce qui n’est pas près d’arriver – à moins qu’elles ne connaissent un jour la sensibilité, la pudeur, la sexualité, la honte : le désir… Et même dans ce cas, pourquoi deviendraient-elles des ennemies ?
c) Le progrès technique est-il « sous-contrôle » ? Technique et liberté
Y a-t-il une nouvelle fatalité qui nous lie à la technique ? une fatalité qui pourrait s'exprimer par un double constat d'impuissance : 1) "on n'échappe pas à la technique", 2) "on n'arrête pas le progrès". On entend dire également dans certains milieux : "tout ce qui peut être fait (= ce qui peut être techniquement réalisé) sera fait". Etc. Mais qui décide finalement, qui est ce "on" sinon des êtres humains socialement et politiquement organisés ? Les machines – ni d'ailleurs les techniciens – ne peuvent pas faire la loi; il est toujours pertinent de distinguer l'invention technique et l'usage qui en est fait. En soi une « invention » n’est jamais condamnable, car après tout "inventer" ou "créer" ce n'est pas "agir". Il ne faut donc pas tout mélanger. N'avons-nous pas le pouvoir de légiférer, tant qu'existe la démocratie, pour interdire certaines expérimentations non (encore) fiables (clonage, culture des OGM par ex.), pour limiter les conséquences d'une utilisation polluante de l'industrie, etc. ? Non seulement nous avons encore la liberté de choix, mais la technique nous apporte une liberté de choix supplémentaire dans la mesure où elle nous apporte des informations utiles, et donc davantage d’options. Par exemple l’échographie est ce qui va permettre à une femme de décider, en présence d’un problème au niveau du phoetus, si elle va donner naissance à l’enfant ou bien se faire avorter. En effet que serait un choix, en général, sans la connaissance des différentes options, et que serait une bonne décision sans les informations adéquates permettant d'anticiper les conséquences d'un choix, et donc d’agir en connaissance de cause ?
d) Les nouvelles technologies transforment le travail… jusqu’à le supprimer ?
A première vue, la technique nous fait gagner du temps. Elle contribue ainsi à l'autonomie de l'être humain, elle le libère des chaînes du travail. Au départ, la technique se contente d'accompagner le travail ; maintenant la technique allège et même supprime dans certains cas le travail. Mais le lien si essentiel qui unit le travail et la technique est lui-même entrain de muter… On a dit que la machine peut remplacer l'homme comme l'outil peut remplacer la main. Qui ne voit en outre que la technologie de pointe fraye de plus en plus en plus avec le "virtuel", avec l'information ? Avec le numérique et internet, le « monde du travail » devient peu à peu un « monde de la communication » - lequel peut faire peur, certes, au moins autant, sinon plus, que le "monde des machines" ? Bref, le travail manuel, ou même le travail comme "production" cède peu à peu la place au travail virtuel comme "communication". Cela signifie-t-il que la fin du travail est proche ?
Il est quand même légitime de se demander si l’essor récent des nouvelles technologies apporte un allégement du travail, ou bien au contraire une obsession accrue de la productivité, accompagnée d’une surveillance permanente des travailleurs, et donc un stress, une pénibilité supplémentaire. L’« ubérisation » du travail, dernière conséquence des nouvelles technologies dans le monde du travail, ne semble pas vraiment aller dans le sens du progrès… social ! Avec cette extrême libéralisation, qui rend obsolète l’ancien « contrat de travail » employeur/salarié, assisterons-nous à la naissance d’une nouvelle forme d’esclavagisme ? Que devient, dans ce contexte, l’ancienne valeur morale du travail (cf. Kant) ?
Le « revenu universel » est-il une solution ? Quand en aurons-nous terminé avec la productivité, la rentabilité, le stress, le "travailler plus pour gagner plus" ? Bref, avec le monde du travail ? Visiblement, malgré les exhortations toujours inactuelles d'un Nietzsche, pareille révolution morale n'est pas à l'ordre du jour… « Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, ce qu’on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême. – Et puis ! épouvante ! Le « travailleur », justement, est devenu dangereux ! Le monde fourmille d’« individus dangereux » ! Et derrière eux, le danger des dangers – l’individuum ! (…) Êtes-vous complices de la folie actuelle des nations qui ne pensent qu’à produire le plus possible et à s’enrichir le plus possible ? Votre tâche serait de leur présenter l’addition négative : quelles énormes sommes de valeur intérieure sont gaspillées pour une fin aussi extérieure ! Mais qu’est devenue votre valeur intérieure si vous ne savez plus ce que c’est que respirer librement ? si vous n’avez même pas un minimum de maîtrise de vous-même ? » (Friedrich Nietzsche, Aurore)
e) Le transhumanisme en question
Aujourd’hui les partisans technophiles du transhumanisme ne jurent que par les bienfaits des nanotechnologies, l’hybridation biotechnologique et rêvent d’abolir le travail, pour le confier aux machines. Par ailleurs ils rêvent de repousser les limites de la mort – voire de rendre l’homme immortel ! Ils reconduisent le rêve (et sans doute le péché) prométhéen de conduire l’homme à dépasser ses limites naturelles… Cela constitue un déni de la finitude humaine. Mais surtout, dans ce contexte, le progressisme s’assume ouvertement comme inégalitaire et élitiste. Le risque d’un nouveau fascisme est patent… Économiquement et politiquement, leurs options visent à conforter un capitalisme mondial scientifiquement « éclairée » (voire despotique), au-dessus des États… Le risque totalitariste (des GAFAM et autres) est bien réel… En face, d’autres critiques et d’autres modèles, au nom de l’écologie et du combat contre le réchauffement climatique, au nom aussi de la démocratie participative, contestent à nouveau les bienfaits du progrès technique (plutôt technophobes donc), prônent le retour à une vie simple et, concernant les échanges économiques, en appellent ouvertement à la « décroissance »… Le déclinisme anticapitaliste, voire la collapsologie, ne sont pas non plus exempt de naïveté ni de dangerosité… Deux visions du « monde », certes assez caricaturales, mais diamétralement opposées… Où se situe le juste milieu ?
Conclusion : un monde ouvert
Si la technique a toujours été et reste dangereuse autant que bénéfique, si elle se présente toujours comme "le plus grand risque" ou le plus grand pari de l'humanité, notamment à cause des conséquences sur son environnement et sur son mode de vie, il n'en demeure pas moins que l'homme est seul responsable de sa "progéniture". Il est absurde de placer "face à face" l'homme et la machine, comme si une compétition décisive aller s'engager entre ces deux "espèces" dans les siècles à venir. Il n'y a qu'une seule espèce, une seule intelligence et une seule volonté : celles de l'être humain, qui décidera lui-même de son avenir.
C'est pourquoi des questions telles que "y a-t-il un autre monde possible ?”, ou (plus élaborée) "le monde de la technique et du travail est-il le meilleur des mondes ?" peuvent nous paraître, rétrospectivement, quelque peu étranges. De toute façon, il n'y a qu'un monde, celui de l'homme, mais un monde ouvert, c’est-à-dire un univers... L'homme, s'il a bien constitué un monde (que nous fantasmons peut-être à tort comme un monde "de la technique", dominé par la technique), n'appartient lui-même à aucun monde prédéfini ou définitif ; son espace à lui, que permet de créer et d'anticiper son intelligence, est un univers infini. L’existence, et pas seulement l’être. L’Histoire, et pas seulement l’évolution. Nul ne sait ce que l'homme deviendra, ce qu'il fera de lui demain. Or comme ni la technique ni le progrès technique ne sont étrangers à cette "perfectibilité" et à ce pouvoir d'auto-détermination propre à l'homme, on peut difficilement imaginer que ce changement n'implique de façon décisive le rôle futur des machines et de l’I.A. Donc, quand bien même les partisans technophobes de la décroissance gagneraient le combat idéologique, contre les progressistes voire contre les transhumanistes, il ne saurait exister de monde humain « sans la technique ». Quant au travail, si l'on commence à apercevoir la dose de préjugés (cf. Nietzsche) qui nous lie cette "pratique sociale" ancestrale… l’on ne voit pas encore comment on pourrait actuellement s'en passer, ni même si ce serait une bonne idée !
Il reste que cet effort prométhéen de l’homme pour s’affranchir du besoin et révolutionner son mode de vie n’est pas sans conséquences sur les relations de l’homme avec la nature ni sur l’intégrité de celle-ci… Certes la nature a toujours constitué un objet de réflexion et une référence constante dans la tradition philosophique, on peut même dire un « philosophème » de premier plan. Mais c’est tout récemment que la nature a acquis littéralement un « droit de cité » partout où l’on pense et où on légifère. La nature est devenue un objet de préoccupation depuis que sa raréfaction et sa fragilité nous sont apparues comme un fait indéniable. D’où la nécessité de repenser à nouveaux frais l’articulation classique entre nature et culture, voire entre nature et civilisation.
dm
