L’homme et la nature : du contrat social au contrat naturel

 


En 1762 le philosophe et écrivain français Jean-Jacques Rousseau publiait un ouvrage intitulé Du contrat social ou Principes du droit politique. Ce livre a profondément influencé notre conception moderne de la démocratie et la république. L’idée-force est qu’aucune puissance héritée (noblesse) ou naturelle (force) ne peut légitimer l’exercice du pouvoir politique. Celui-ci est au service du Peuple, seul vrai souverain, en vertu d’une sorte de pacte ou « contrat » (implicite) par lequel chaque individu accepte de s’associer aux autres dans le respect de la liberté de tous. Ce qui implique, pour chacun, le respect de la loi (par devoir) et non plus l’obéissance au plus fort (par crainte) : ainsi passe-t-on de l’« état de nature » à l’« état civil ». Mais Jean-Jacques Rousseau est connu également pour son amour de la nature et pour ses spéculations sur l’ « état naturel » (origines) de l’humanité, justement, un état plutôt bienheureux que nous avons pourtant dû quitter par nécessité, nous engageant alors dans la civilisation et le soi-disant « progrès », non sans avoir perdu en chemin quelques-unes de nos qualités naturelles. Pour J.-J. Rousseau l’homme socialisé et civilisé est bien un être « dénaturé », mais il est trop tard pour revenir en arrière.

En 1990 le philosophe et académicien français Michel Serres faisait paraitre son ouvrage Le contrat naturel, qui proposait d'élever la Nature au rang de sujet de droit. Selon lui l'état de violence "sans limites" (dont l’urgence environnementale n’est qu’un aspect) entre l'Homme et le monde naturel appelle l'élaboration d'un nouveau Droit, à fonder sur un Contrat naturel qui compléterait le Contrat social établi entre les hommes.

Au-delà de la prise de conscience philosophique et politique d’une certaine urgence – pour sauver l’homme et la nature d’un avenir catastrophique (collapsologie) – le contrat  naturel est une affaire de droit : effectivement il y a lieu de légiférer, c’est-à-dire accorder des droits d’une part, émettre des interdits d’autre part. Il faut commencer par accorder le statut de « sujet de droit » à la Nature, au moins à certains éléments de la nature que l’on pourrait considérer comme « en danger » et « victimes » du comportement humain. Il s’agit, comme en toute bonne justice, de rétablir une certaine forme d’égalité entre les êtres – au moyen de la loi. Donner des droits à la nature, spécialement au vivant, c'est faire reconnaître par la loi son droit à exister, à se régénérer, à évoluer, c'est aussi défendre son rôle écosystémique à maintenir les équilibres écologiques sur la Terre. Cette solution, juridique, commence à pénétrer les textes législatifs de nombreuses nations, y compris ceux de la France, où l'on parle de citer plusieurs éléments naturels, au titre de sujets de droit, dans la Constitution. Il est de plus en plus question également d’un « droit des animaux », qui n’est pas totalement nouveau, ni dans les textes de loi ni dans les réflexions des philosophes. Depuis une dizaine d’années les initiatives qui souhaitent reconnaître des droits à la nature sont encouragées par l'Assemblée générale des Nations unies. La personnalité juridique de la nature est un sujet qui est débattu dans les instances internationales. Les droits de la nature sont reconnus et votés sous forme de résolutions par l'Union internationale de conservation de la nature, l'ONU environnement, le G77 mais aussi par le Forum mondial sur l'espace sauvage. L'Équateur est un des premiers pays à avoir inscrit les droits de la nature dans leur constitution. Un projet universel de déclaration des droits de la nature a également été proposé et défendu par les Nations Unies. 5000 ONG l'ont signé. De nombreuses communautés ont légiféré pour faire reconnaître des droits aux écosystèmes dans lesquels ils vivent comme des rivières. Le Gange en Inde, dispose d'une personnalité juridique.

En France le « préjudice écologique pur » est un principe juridique récent prévoyant que la dégradation d'un écosystème (et de ses utilités pour l'humain et l'environnement parfois dites « services écosystémiques ») constitue un préjudice objectif. Ce préjudice peut être reconnu à l'occasion d'un dommage environnemental et faire l'objet d'une évaluation qualifiée par le Droit de l'environnement et porté devant les juridictions du droit civil. Ce préjudice peut alors justifier réparation ou des compensations matérielles ou financières le cas échéant (quand la réparation n'est pas faite ou partiellement impossible). Ce principe a d'abord été jurisprudentiel : avant que la Cour de cassation ne l'ait confirmé en 2012 lors du procès de l'Erika, environ 200 décisions de justice s'étaient déjà basées sur ce principe, mais il est désormais confirmé au plus haut niveau (Cassation, donc). En mai 2013, une proposition de loi visant à inscrire ce préjudice écologique (déjà reconnu par la jurisprudence) dans le code civil a été adoptée à l'unanimité par le Sénat français. 

Le préjudice écologique introduit clairement dans le droit l'atteinte aux « actifs environnementaux non marchands ». Il rend ce préjudice objectif pour le droit civil. Qu’est-ce que cela signifie « objectif » ? Antérieurement, le préjudice ne pouvait être que subjectif, c'est-à-dire nécessairement directement associé à une victime humaine (atteinte au droit de la personne, la nature n’étant pas considérée comme une personne). Il fallait justifier d'un préjudice personnel pour espérer réparation d'un dommage environnemental. Le droit civil peut maintenant prendre en compte le préjudice écologique pur. Par ailleurs au niveau pénal, le gouvernement français a annoncé la création d’un « délit d’écocide » (la qualification de crime n’ayant pas été retenue) par les voix de la ministre de la Transition écologique et du garde des Sceaux.

Au-delà des aspects juridiques, le « contrat naturel » (pour revenir au livre de Michel Serres) devient le cadre de pensée d’une nouvelle coexistence avec la Terre permettant de renouer intérieurement avec le vivant pour agir avec lui dans une relation d’épanouissement réciproque. Il s’agit avant tout de passer de la prédation de la nature à une relation de soin, de santé partagée entre les humains et le reste de la communauté des vivants. En reconnaissant tous les êtres naturels comme sujets de droits, le contrat naturel imagine une organisation « symbiotique » des interactions entre les humains et les autres vivants pour réapprendre à habiter la Terre.

Pour autant Michel Serres n’est pas un philosophes « ronchon » « anti-progrès », lui qui a publié le fameux Petite Poucette (2012), en admiration face à la dextérité « digitale » de sa petite fille, un livre optimiste à l’égard des vertus pédagogiques des nouvelles technologies du numérique. Donc la position de Michel Serres est complexe, elle n’est certainement pas celle d’un « décliniste » reprenant l’idée que l’homme serait un être « dénaturé » courant à sa perte… « Dénaturé » est d’ailleurs un terme fortement péjoratif, sonnant comme une sorte de condamnation morale. Il signifie que l’homme aurait perdu, de son propre fait, ses qualités originelles (mais lesquelles ?), sa « nature propre » (mais laquelle ?), qu’il se serait perverti, et qu’il serait peut-être en train de se détruire. Mais qu’aurait-il perdu en se cultivant et en entrant dans la civilisation ? Cela semble paradoxal. Les idées de “nature humaine”, ou même de “nature propre”, voire de “nature” en tant que telle, a fortiori la dualité nature/culture sont aujourd’hui fortement remises en cause. Si la Nature est bien une réalité (ce qui existe autour de l’homme, et même avant l’homme), elle est surtout une Idée ; elle constitue à travers différents types de représentations (religieuses, scientifiques, artistiques…) une sorte de référence, de repère, de valeur. C’est bien le cas avec les notions de “nature humaine” ou d’”état de nature”, historiquement datées, mais il est clair que si ces notions - porteuses d’universalité - eurent leur utilité en tant qu’hypothèses, voire “fictions philosophiques”, elles n’ont pas de réalité suffisante pour justifier la thèse d’une dénaturation de l’homme, le fait que celui-ci aurait perdu sa "vraie" nature… puisqu’il est impossible de fixer une telle origine ou une telle nature propre.

Cependant, aujourd’hui, la question écologique ou environnementale - “question” plutôt que “crise”, car une crise ne serait que passagère - représente bien un enjeu civilisationnel majeur, et l’on ne peut nier que l’exploitation irraisonnée des ressources terrestres met gravement en danger à la fois la “nature”, l’être humain, ainsi que toutes les autres espèces. D’où cette conviction qu’il faudrait aujourd’hui infléchir la civilisation au moyen de ce « nouveau contrat naturel » proposé par Michel Serres. Mais peut-être faudrait-il aller au-delà de l'écologie, de l'environnement, et se prendre à rêver à nouveau... De quoi ? Mais de la nature ! Puisque nous avons présenté la notion d'"état de nature" comme un mythe nécessaire, nous pourrions dire du "retour à la nature" qu'il est une utopie nécessaire... Évidemment, personne, pas même les plus fervents "défenseurs de la nature", ne souhaite "revenir" à quelque état primitif ou antérieur. Nous avons toujours cru, du moins en Occident, que la Nature était derrière nous, et que la Culture (y compris sous la forme d'une exploitation de la nature) était notre horizon, notre seul avenir. Et si la Nature (avec ce qu'elle implique aussi de liberté, de simplicité, de respect, de mystère) n'était pas un mythe dépassé, mais une nouvelle utopie ? Et si la nature était, non pas le passé de l'humanité, mais son avenir ? De la même façon, n'est-il pas stimulant de penser que l'animalité n'est pas dernière nous mais devant nous, comme une énigme irrésolue ? Comme une nouvelle sensibilité, une nouvelle manière d'habiter le monde ?

dm