De l’individualité à l’identité
Individu vient du latin « individuum », qui ne peut pas être divisé, donc en premier lieu cela désigne l’unité indivisible d’un être. Unité organique si l’on se place au plan biologique (c’est le corps qui assure cette fonction), unité psychique si l’on se place au plan psychologique (c’est la pensée qui assure cette fonction).
Par ailleurs le concept d’individualité implique l’idée d’unicité : par définition chaque individu est unique, quand bien même deux individus seraient très ressemblants (comme des jumeaux), ils ne seraient pas pour autant identiques. De cette idée l’on tire donc le concept d’identité (que désigne l’expression : « le même »), qui a deux faces. La première identité est sociale, extérieure, dans le rapport en quelque sorte spatial aux autres. Elle fait l’objet d’une reconnaissance sociale, familiale, juridique : c’est ce qui est écrit sur notre carte d’identité (nom, âge, sexe…). La seconde face de l’identité est intérieure : on parlera d’ipséité (de « ipse » : « soi ») pour désigner le fait d’être tout simplement soi-même, au sens psychologique (et corporel), dans le pur rapport temporel à soi-même (je suis le même, tout le temps).
Le temps fait l'identité
On voit bien d’emblée le rapport entre l’identité et le temps : je ne suis moi-même « le même » que dans le temps, grâce au temps, parce que je peux me comparer par exemple entre hier et aujourd’hui, et constater que je reste le même (à quelques détails près) ; si je perds la notion du temps, je perds aussi mon identité ou la conscience de mon identité, je ne suis probablement plus personne à mes propres yeux.
L’identité n’existe pas seulement « dans » le temps mais d’abord « grâce » au temps, comme un rapport temporel à soi-même. La « mêmeté » implique logiquement le temps, donc le temps est bien la condition de l’identité. De ce point de vue l’identité d’un individu ne peut être remise en cause, pour un individu ce serait nier cette réalité temporelle qui le constitue.
Cette identité temporelle peut être interprétée comme une sorte de substance éternelle (l’âme selon Platon et les métaphysiciens, toujours appelée à revenir d’où elle vient), ou simplement comme une « présence à soi » psychologique, voire comme une faculté de se projeter dans l’avenir : ce sont les trois dimensions du temps et ce que nous pouvons appeler les différentes versions de l’identité.
C’est plus particulièrement la conscience et la mémoire qui assurent cette identité, et la conservent, à condition de distinguer plusieurs mémoires. L’identité n’est pas seulement constitutive de l’esprit, elle n’existe qu’en étant entretenue (notamment à travers la mémoire narrative).
Temps et altération de l'identité
Mais nous savons aussi que le temps, par nature, est changement, altération, voire destruction… peut-être changement, altération et destruction de mon identité elle-même ? Mais jusqu’à quel point ?
En tout cas, la question se pose : est-ce bien vrai que l’on reste toujours le même avec le temps ? Est-ce que précisément l’on ne change pas avec le temps… alors même (paradoxe) que c’est grâce au temps que notre identité existe et se constitue (à travers la mémoire notamment) ? Le temps est-il le gardien ou au contraire le destructeur de notre identité ?
C’est pourquoi les troubles de l’identité, en particulier ceux liés aux troubles de la mémoire, peuvent prendre des formes dramatiques. « Douter de son identité » n’est pas si rare, mais cela ne signifie pas que l’identité n’existe plus. L’identité n’est pas forcément synonyme de conscience claire, comme le montre la théorie de l’inconscient.
Identité et altérité
Donc un individu peut changer de personnalité avec le temps, tout en conservant la même identité – puisqu’aussi bien celle-ci ne dépend pas entièrement de lui. En effet même si je prétendais être une autre personne, complètement différente, qu’est-ce que cela changerait du point de vue de l’Autre, tous ces autres qui ont fait de moi non pas exactement « ce que je suis » mais « qui je suis »… ? Qu’est-ce qui pourrait les obliger à me croire ?
Même au fond du gouffre de l’amnésie, il y aura toujours quelqu’un pour me dire : tu es untel, tu es mon mari, je n’en doute pas, et je t’aime. Quelqu’un qui ne m’aura pas oublié, pour me rappeler qui je suis.
Dans le film Matrix, comment Néo peut-il savoir qu’il est l’élu ? Il n’en a pas le pouvoir par lui-même, Morpheus a la foi mais ne sait rien, même l’oracle qui en principe sait n’a pas la réponse, seule Trinity le sait et peut le lui révéler…
Même le noyau temporel de la « mêmeté », cœur de l’identité, dépend de l’Autre. Jamais je n’aurais ces perceptions successivement identiques de moi-même, si inlassablement je n’étais pas capable aussi de percevoir Autrui comme un Même. Certes, dans un monde dépeuplé, les choses seraient différentes – il n’y aurait plus de conscience du tout !
dm
