La philosophie de l’Histoire et la question du Sens de l’Histoire

 


L’ère historique : l'Histoire a-t-elle un commencement ?

 

On peut définir de trois façons différentes l’"ère historique", c'est-à-dire la réalité de l'Histoire, le fait que l'homme vit "dans" l'Histoire et en prend conscience. La question est de savoir ce qui distingue l'Histoire (humaine) de la simple Évolution (naturelle). Trois critères peuvent être proposés, allant du plus large (et ancien) au plus étroit (et récent), qui permettent à chaque fois de caractériser l'existence de l'Histoire par opposition à un état "pré" ou "an" historique. Ces trois critères sont liés au propre de l'homme : le langage articulé.

- LE LANGAGE ET LA PAROLE : HISTOIRE VS NATURE - Ce qui signe comme telle l’apparition de l’homme est sans conteste le langage articulé, le seul fait dont on puisse dire qu’il soit littéralement sans précédent. Dans ce sens, l'Histoire a commencé avec l'apparition de l'Homme en tant qu'être parlant. C'est que le langage humain, comme consistance même de la conscience, donne la possibilité de raconter et de se raconter, de segmenter l'évocation du passé et de projeter un avenir. Le langage constitue un accès privilégié au temps, et donc à l'histoire.

- L'ECRITURE : HISTOIRE VS PREHISTOIRE. L’opposition classique entre histoire et préhistoire repose sur l’apparition de l’écriture (environ 3000 ans av. J.-C). L'écriture, davantage que la communication orale, permet de fixer des repères dans le temps ; elle fixe les repères dans leur vérité ; elle est synonyme de mémoire fiable. Le préhistorien travaille sur les vestiges ; l'historien travaille sur les archives.

- LE DISCOURS : société historique vs sociétés traditionnelles. - Enfin il est un autre critère venant spécifier l’avènement d’une “ère historique” : en un sens plus restreint, “historique” s’oppose à “traditionnel”. Deux types de sociétés se sont succédés ayant deux conceptions radicalement différentes du temps. 

Les sociétés "traditionnelles" croyaient en un temps cyclique, où les événements étaient censés se répéter conformément aux mythes fondateurs — références essentiellement anhistoriques — et où l’idée même évolution n’avait pas de sens. 

Les sociétés historiques (en fait il n'y en a qu'une, elle est "mondialisée") au contraire admettent un temps linéaire et l'idée d’un “progrès”. Elles remettent en question le mythe (mythos) et lui substitue un discours (logos). Désormais l’Histoire est ouverte, incertaine de par la liberté humaine, elle n’est plus fermée par le mythe et la conception cyclique du temps.

En Grèce, c'est la philosophie qui a supplanté les mythes. En effet le discours philosophique, c'est-à-dire l'exercice de la Raison mais aussi le Questionnement sur l'existence des choses, ouvre une perspective proprement "historique" (par opposition à la pensée mythique ou "symbolique") car elle conditionne le Destin de l'humanité à sa propre intelligence, à sa responsabilité.

Mais dès avant les penseurs grecs, l'avènement du monothéisme (la Bible) a rompu également avec la conception cyclique du temps et de l'Histoire. Le Messianisme est la croyance selon laquelle un Messie (rédempteur, sauveur) viendra affranchir les hommes du péché et établir le royaume de Dieu sur la terre. Indirectement cela signifie que, pour sa part, l'Homme doit préparer cet avènement – la « fin des temps » comme il est prédit - en instaurant sur terre un monde juste, et pour cela d’abord en se conformant à la Parole divine. C’est pourquoi cette Révélation ne se contente pas de raconter des mythes fondateurs, elle délivre un discours spécifique, celui de la Loi qui est à observer… Au final pour les trois religions monothéistes, l'Histoire a donc eu un début (la Chute) et elle aura une fin (le Jugement dernier).

 

Les grandes philosophies de l'Histoire : l'Histoire a-t-elle une fin ?

 

a) KANT et l'idée d'une Histoire universelle

- Quelle est la thèse des grandes philosophies de l’histoire ? C’est l’idée que l’histoire des hommes connaîtrait un ordre profond, un but ultime, une finalité. Elle irait vers un achèvement final (dans les deux sens du mot “achèvement” : terme, et perfection). L'Histoire est devenue un thème philosophique majeur au 18è siècle. Comme l'indique le titre de l'ouvrage de Kant, l'Histoire est pensée explicitement comme "universelle"

Que signifie l'expression "Histoire universelle" ?

« Un plan caché de la nature ». - Pour Kant, la finalité de l'Histoire est à chercher dans la nature elle-même. La supposition d’une fin [but] de la nature visant au développement complet des facultés originellement données dans la nature humaine doit rendre possible une compréhension rationnelle et systématique de l’Histoire. Celle-ci peut être présentée en sa totalité “comme la réalisation d’un plan caché de la nature pour produire une constitution politique parfaite” (Kant). Le "plan" en question n'est rien d'autre que le développement de l'homme en tant qu'être libre et rationnel, jusqu'à constituer une société de Droit, internationale et pacifiée. Évidemment, le point le plus discutable de cette thèse est la référence constante faite à la Nature et le "finalisme" qu'elle induit : comment concilier le fait que la Nature ait programmé un être… échappant finalement au contrôle de la Nature, puisqu'il est libre ?

Voici les 9 propositions qui forment la table des matières de l'ouvrage de Kant, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784) :

« Proposition 1 : Toutes les dispositions naturelles d'une créature sont destinées à se développer un jour complètement et en raison d'une fin.

Proposition 2 : Chez l'homme (en tant qu'il est la seule créature raisonnable sur terre), les dispositions naturelles, dont la destination est l'usage de la raison, devaient se développer seulement dans l'espèce, pas dans l'individu.

Proposition 3 : La nature a voulu que l'homme tire entièrement de lui-même ce qui va au-delà de l'agencement mécanique de son existence animale, et qu'il ne participe à aucune autre félicité ou à aucune autre perfection, que celles qu'il s'est procurées lui-même par la raison, en tant qu'affranchi de l'instinct.

Proposition 4 : Le moyen dont se sert la nature, pour mener à terme le développement de toutes les dispositions humaines est leur antagonisme dans la société, jusqu'à ce que celui-ci finisse pourtant par devenir la cause d'un ordre conforme à la loi.

Proposition 5 : Le plus grand problème pour l'espèce humaine, celui que la nature la force à résoudre, est de parvenir à une société civile administrant universellement le droit.

Proposition 6 : Ce problème est en même temps le plus difficile et celui qui sera résolu le plus tard.

Proposition 7 : Le problème de l'établissement d'une société civile parfaite est dépendant de celui de l'établissement de relations extérieures entre les États régies par des lois, et ne peut être résolu sans que ce dernier ne le soit.

Proposition 8 : On peut considérer l'histoire de l'espèce humaine, dans l'ensemble, comme l'exécution d'un plan caché de la nature, pour réaliser, à l'intérieur, et dans ce but, aussi à l'extérieur, une constitution politique parfaite, car c'est la seule façon pour elle de pouvoir développer complètement en l'humanité toutes ses dispositions.

Proposition 9 : Une tentative philosophique d'étudier l'histoire universelle d'après un plan de la nature visant l'union civile parfaite dans l'espèce humaine doit être considérée comme possible et même comme susceptible de favoriser cette intention de la nature. »

 

 b) L’idéalisme dialectique et la ruse de la Raison (HEGEL)

Le 19è siècle est véritablement, pour la philosophie, le siècle de l'Histoire, le siècle où elle essaie de découvrir l'Histoire dans sa Logique interne et où elle se découvre elle-même comme historique (les idées aussi ont une histoire !). Pour Hegel, il s’agit essentiellement de dépasser la “cohue bigarrée de l’histoire”, cette impression de grand désordre que l'on peut ressentir au spectacle des guerres et les événements, parfois absurdes, qui agitent l'humanité depuis la nuit des temps. « Là, un immense déploiement de forces ne donne que des résultats mesquins, tandis qu’ailleurs, des causes insignifiantes produisent d’énormes résultats. Partout, c’est une mêlée bigarrée qui nous emporte, et dès qu’une chose disparaît, une autre aussitôt prend sa place. » (Hegel, La raison dans l’histoire). 

Or cette mêlée incohérente n'est justement qu'une impression, plus exactement elle manifeste une "ruse de la Raison". Car tous ces événements, cette violence, ces passions doivent bien avoir un sens, une logique qu'il s'agit de découvrir.

Pourquoi une « ruse de la Raison » ? Il s’agit de la Raison universelle, de toute la rationalité dont l’espèce humaine dans son ensemble est capable. Il y a « ruse » en général lorsque quelque chose est dissimulé, pour parvenir plus efficacement à une fin. Or au plan de l’Histoire, l’aspect rationnel, logique et nécessaire des événements n’apparaît pas toujours, car ce n’est pas au nom de la Raison, au prime abord, que les hommes - et notamment ceux qu'on appelle les "Grands Hommes" (Alexandre, Napoléon, de Gaulle, etc.) agissent. Ils sont bien davantage sous l’empire de la Passion, de l'Ambition. De même ce n’est pas toujours l’intérêt collectif qui pousse à agir, mais bien souvent l’intérêt individuel : et cependant, au bout du compte, quelque chose de logique, de cohérent, de "grand", se sera réalisé. Tout se passe comme si la Raison se dissimulait derrière la Passion, laissant la Passion agir, laissant les individus s’affronter, afin que finalement la Raison réconciliatrice l’emporte. Donc si la Raison universelle est l’ordre profond de l’Histoire, la Passion personnelle en est le moteur. Naturellement, cette « ruse » n’est en rien consciente ou volontaire, puisque le « sujet » de l’Histoire n’est pas une personne mais l’Humanité tout entière.

Pourquoi « l'idéalisme » ? — Selon Hegel c’est l’Idée, principe spirituel suprême, qui gouverne l’Histoire. L'Histoire, littéralement, réalise (rend réelle) l'Idée. Au fond, Hegel pense que l'Histoire se confond avec le devenir d’un principe spirituel et supérieur qui n’est autre que la Raison, la Raison universelle. L’Histoire représente l’ldée en marche. Aussi, sans la notion de progrès, le cours de l’histoire est-il incompréhensible. Mais de quelle « Idée » parlons-nous ? L’Idée selon Hegel est-elle comparable à l’Essence selon Platon ? Pas vraiment puisque l’Idée platonicienne est éternelle et n’a pas besoin du monde pour exister (le Beau en soi, le Juste en soi, etc.), tandis que l’Idée hégélienne est… historique justement : elle est immanente au monde, elle n’existe qu’avec lui, mais il n’empêche qu’elle dirige le monde. Comme elle n’existe pas avant de se réaliser, on ne peut pas la définir in abstracto. Comment pourrait-on définir la Raison autrement qu’en produisant la Raison, dans un discours rationnel ?

G.W. F. Hegel, Introduction à la philosophie de l'histoire (extrait) : « En ce qui concerne le concept provisoire de la philosophie de l'histoire, je voudrais remarquer ceci : le premier reproche qu'on adresse à la philosophie, c'est d'aborder l'histoire avec des idées et de la considérer selon des idées. Mais la seule idée qu'apporté la philosophie est la simple idée de la Raison — l'idée que la Raison gouverne le monde et que, par conséquent, l'histoire universelle s'est elle aussi déroulée rationnellement. (…) Elle [la raison] est la substance c'est-à-dire ce par quoi et en quoi toute réalité trouve son être et sa consistance. Elle est l'infinie puissance : elle n'est pas impuissante au point de n'être qu'un idéal, un simple devoir-être, qui n'existerait pas dans la réalité, mais se trouverait on ne sait où, par exemple dans la tête de quelques hommes. Elle est le contenu infini, tout ce qui est essentiel et vrai, et contient sa propre matière qu'elle donne à élaborer à sa propre activité. Car elle n'a pas besoin, comme l'acte fini, de matériaux externes et de moyens donnés, pour fournir à son activité aliments et objets. Elle se nourrit d'elle-même. Elle est pour elle-même la matière qu'elle travaille. Elle est sa propre présupposition et sa fin est la fin absolue. De même, elle réalise elle-même sa finalité et la fait passer de l'intérieur à l'extérieur non seulement dans l'univers naturel, mais encore dans l'univers spirituel — dans l'histoire universelle. L'Idée est le vrai, l'éternel, la puissance absolue. Elle se manifeste dans le monde et rien ne s'y manifeste qui ne soit elle, sa majesté et sa magnificence : voilà ce que la philosophie démontre et qui est ici supposé démontré. »

Et encore : « La réflexion philosophique n'a d'autre but que d'éliminer le hasard. La contingence est la même chose que la nécessité extérieure : une nécessité qui se ramène à des causes qui elles-mêmes ne sont que des circonstances externes. Nous devons chercher dans l'histoire un but universel, le but final du monde — non un but particulier de l'esprit subjectif ou du sentiment humain. Nous devons le saisir avec la raison car la raison ne peut trouver de l'intérêt dans aucun but fini particulier, mais seulement dans le but absolu. Ce but est un contenu qui témoigne lui-même de lui-même : tout ce qui peut retenir l'intérêt de l'homme trouve son fondement en lui. Le rationnel est ce qui existe de soi et pour soi — ce dont provient tout ce qui a une valeur. Il se donne des formes différentes ; mais sa nature, qui est d'être but, se manifeste et s'explicite avec le plus de clarté dans ces figures multiformes que nous nommons les Peuples. Il faut apporter à l'histoire la foi et l'idée que le monde du vouloir n'est pas livré au hasard. Une fin ultime domine la vie des peuples ; la Raison est présente dans l'histoire universelle — non la raison subjective, particulière, mais la Raison divine, absolue : voilà les vérités que nous présupposons ici. »

Pourquoi « dialectique » ? Ce terme indique chez Hegel le mouvement même de la pensée, de l’Idée, et donc de l’Histoire puisque celle-ci réalise l’Idée. Mouvement en trois phases logiques. Toute Idée se présente d’abord comme une thèse que l’on pose, affirmant l’existence, plus précisément l’identité (être statique) de quelque chose. Puis il s’avère nécessaire de poser son contraire, l’antithèse, soit cette même chose mais différente, en train de changer (être agissant) et donc de se nier par rapport à son premier état. Vient enfin le troisième moment, celui de la synthèse ou du dépassement des contraires, présentant l’être au-delà de ses aspects statiques ou même différenciés, l’être comme résultat ou totalisation. Le rapport avec l’Histoire, c’est que les hommes et en particulier les nations commencent naturellement par affirmer leur existence, leur identité - 1ère phase -, mais il faut bien confronter celles-ci à l’adversité (les autres nous nient en s’affirmant eux-mêmes) – 2è phase -, pour finalement être vraiment ce que l’on est, c’est-à-dire en tant que reconnu également par les autres – 3è phase. Ainsi s’expliquent la plupart des guerres, dont l’aspect négatif est la destruction et la tuerie, mais dont l’aspect positif est de consolider l’existence même des nations.

C'est ainsi également que cette notion de « dialectique » permet de comprendre le rapport entre Tradition et Progrès. Le progrès n'est pas une négation pure et simple de la tradition; bien au contraire il la conserve en l'intégrant dans une réalité humaine plus riche.

- Et la Liberté ? – La Raison n’est pas pour Hegel une sorte de nécessité naturelle ou cosmique comme chez les stoïciens. Elle est parfaitement compatible avec la liberté. « L'histoire mondiale est le progrès dans la conscience de la liberté » écrit Hegel, ceci est essentiel. Il est évident que l’Histoire manifeste la liberté humaine. Plus précisément, la liberté va de paire avec la négativité, soit l’étape intermédiaire (phase 2) du processus dialectique : la capacité de dire non, de se révolter par exemple. L’Histoire n’aurait pas eu lieu, les hommes n’auraient pas avancé s’ils n’avaient pas eu à cœur d’exprimer leur liberté fondamentale. Cette liberté est au cœur des affrontements sociaux, notamment du processus historique décrit par Hegel comme « dialectique du maître et de l’esclave ». Dans un premier temps en effet le maître s’impose comme tel en affirmant sa liberté non négociable (autorité), par exemple en préférant mourir plutôt que de subir le déshonneur (définition même de la « noblesse »). Les autres, les soumis, les esclaves, devront se libérer autrement (de la domination des maîtres), notamment en travaillant, ce qui leur permettra peu à peu de prendre possession du monde, économiquement et même socialement. 

- Quelle est donc la « fin » de l’Histoire ? Pour Hegel l’Histoire réalise donc l’Idée au moyen de la raison universelle, qui est aussi collective. « Concrètement », si l’on peut dire, c’est l’Etat comme forme politique qui est le mieux susceptible d’incarner la Raison. Car l’Etat n’est pas seulement l’Ordre, gardien de la paix, il est aussi la Liberté réalisée et garantie… Affirmation que bien des philosophes auront à cœur de contester, arguant que l'Etat ne représente pas vraiment le peuple dans son ensemble : telle est la position de Marx.

 

 Karl MARX et le matérialisme dialectique

Pourquoi « matérialisme » ? - Marx inverse la conception de Hegel, mais il conserve peut-être l’essentiel : la méthode dialectique. C’est-à-dire que l’Histoire est bien un processus rationnel fait d’affrontements et de dépassements successifs. L’Histoire est bien la réalisation progressive (et douloureuse) de la Liberté des hommes et des peuples. Simplement pour lui c’est la production économique et matérielle de la vie qui fait l’Histoire, ce ne sont pas les idées (qui ne sont que les reflets de la réalité sociale). « A l’encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la Terre, c’est de la Terre au ciel que l’on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s’imaginent, représentent, ni non plus de ce qu’ils sont dans les paroles, la pensée, l’imagination et la représentation d’autrui... non, on part des hommes dans leur activité réelle. » (Marx et Engels, L’Idéologie allemande)

La lutte des classes et la révolution. - Si la pratique matérielle est déterminante, alors il faut analyser l’action réciproque des forces productives et des rapports de production. Les forces productives représentent l’ensemble des moyens matériels et des puissances de tous ordres dont dispose la société humaine. Les rapports de production désignent les relations sociales nouées dans le processus de production. — Or, cette sphère du travail, loin d’être exempte d’antagonismes, suscite, au contraire, perpétuellement des conflits, le travail devenant toujours plus aliénant à l’époque du machinisme. C’est donc la lutte des classes, qui est, pour Marx, le noyau de l’histoire unitaire, c’est elle qui donne un sens global à l’évolution historique. Elle est le moteur ultime du devenir.  Aux yeux de Marx, la révolution prolétarienne annonce la venue d’un temps où l’homme maîtrise enfin sa condition et son destin, chassant le capitalisme et annonçant une société sans classes vraiment égalitaire : le communisme. Ainsi commence le “règne de la liberté” selon lui ; l’humanité s’arrache alors au joug du destin, de l’injustice et de la nécessité. Mais l’Histoire du 20è siècle n’a pas donné raison à Marx sur ce point : la « dictature du prolétariat » n’a pas conduit au règne de la liberté mais à un totalitarisme redoutable.

Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste (1848), Chapitre I, extrait : « L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte. Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une organisation complète de la société en classes distinctes, une échelle graduée de conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves ; au moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres de corporation, des compagnons, des serfs et, de plus, dans chacune de ces classes, une hiérarchie particulière. La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n'a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d'autrefois. Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l'époque de la bourgeoisie, est d'avoir simplifié les antagonismes de classes. La société se divise de plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes diamétralement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat. »

 

Conclusion

Ces grands systèmes philosophiques (Kant, Hegel, Marx) semblent aujourd’hui problématiques. Les philosophies de l’histoire du 19è siècle nous donnaient à voir un genre humain enfin libre et raisonnable dans un monde libre et raisonnable. Tout au contraire, la réalité historique du 20è siècle apparaît comme la chronique de l’enfer...

« La fin de l’histoire n’est pas une valeur d’exemple et de perfectionnement. Elle est un principe d’arbitraire et de terreur. » (A. Camus, L’homme révolté, 1951). D’une façon générale, postuler comme Kant, Hegel ou Marx que l’Histoire a un Sens (ou une « Fin » : terrible ambiguïté du mot !) n’est-il pas dangereux ? Au vu de qu’a été le 20è siècle, peut-on admettre en suivant Hegel que chaque guerre a son utilité, voire sa nécessité historique ? N’a-t-on pas atteint en ce siècle, au contraire, l’Injustifiable et l’Inconcevable même au titre d’une « ruse de la Raison » ?

Donc de plus en plus les grandes synthèses cèdent la place au relativisme historique, lequel réclame un savoir le plus rigoureux possible du passé effectif : c’est l’objet de la science historique. A quoi cela sert-il de disserter sur le « sens de l’histoire » si cette réflexion se fait au mépris de la vérité historique ? Cela ne veut pas dire qu'il faille abandonner toute réflexion philosophique portant sur l'Histoire, bien au contraire. Il s'agit bien de développer et d'entretenir une conscience aiguë de l'Histoire, soit cette forme de conscience historique – au présent – qu'on appelle la Mémoire. L'Histoire est une conscience partagée, à la condition (non évidente) qu'elle soit concrètement entretenue ; c'est pourquoi l'obligation de mémoire s'impose à toute société et à chaque citoyen,

dm