Une bouteille de vin rêvant d' être une bouteille de lait", Robert Filliou, 1961
1) L’artiste doit-il être « engagé » ? « Changer la vie » (Rimbaud)
a) De l’artiste « officiel » à l’artiste « marginal » - Si l'artiste-sorcier occupait sans doute une position centrale par rapport à la communauté (quelque chose comme le "père" ou le protecteur de la tribu, dans la lignée directe de l'animal-totem), l'artiste se définirait plutôt comme un marginal. Non pas tout à fait un exclu, mais un marginal ayant un "pied" dans la société, et un autre en dehors. C’est la condition pour que l’artiste, ni trop marginal ni trop intégré, puisse prétendre critiquer la société. A cet égard le statut envié mais toujours provisoire d’« artiste officiel » n’empêche pas la fonction critique de l’art de s’exercer. Témoin Molière, à la fois protégé par le roi, et critique de la société et des mœurs de son temps. Statut social ambigu et inconfortable donc, de l’artiste, dans la mesure où son rôle est de s’engager contre un certain ordre des choses tout en nécessitant l’adhésion du public…
b) La fonction critique de l’art : non pas le beau, mais le vrai - Que serait une société sans ses artistes ? Une dictature, une société incapable de réaliser son autocritique et donc de respirer, d'évoluer. Ce rôle critique ou même contestataire de l'artiste nous éclaire en retour sur la fonction de l'art. C’est le cas, par exemple, avec ce que l’on a appelé dans la seconde partie du 20è siècle les « protest songs ». Comme bien d’autres, Bob Dylan est un chanteur « engagé », prompt à défendre les causes qui lui paraissent justes, la lutte contre le racisme, la défense des droits civiques, etc. Sa chanson Hurricane (1975) par exemple prend la défense du boxeur noir américain Rubin Carter, mis en prison suite à un procès inéquitable. - Cela confirme bien que la vocation de l'art n'est pas d'enjoliver la réalité, mais bien de la transformer. La mission de l'artiste n'est certainement pas de distraire, mais au contraire de déranger, et surtout de dire la vérité. Si l'artiste a un rôle politique à tenir, c'est bien celui-là : toujours dire la vérité !
c) Modernité, « avant-gardes » et révolutions – Karl Marx disait que la philosophie devrait « transformer le monde » (et cesser de l’« interpréter » seulement) ; Arthur Rimbaud a dit que la poésie devait « changer la vie » (et pas seulement la représenter)… Alors l’artiste moderne et le philosophe se rejoignent-ils dans ce projet de changer réellement les choses ? - Avant le « contemporain » il y a le « moderne ». La modernité est bien une des revendications les plus courantes (et pas uniquement "récente") de l'art. Ce qu'il faut entendre par là, c'est d'une part l'idée de mouvement ou de changement (par opposition à l'immobilisme antique) et l'idée d'originalité ou d'invention personnelle. La modernité apparaît comme un slogan parfaitement assumé par de nombreux artistes ou écrivains. “Il faut être absolument moderne”, disait encore Rimbaud. Il ne s'agit pas tant d'imposer de nouvelles manières de créer, de nouvelles formes, que d'engager au contraire à l'invention et au constant renouvellement des formes. - A la "pointe" de la modernité, on trouve divers mouvements dits d'"avant-garde", divers agitateurs qui remettent régulièrement en cause le statut social de l'art, qualifié en général de "bourgeois". Une "avant-garde" est un mouvement général de refonte, de remise en question, de destructions et de propositions révolutionnaires qui n'ont pas seulement une dimension esthétique mais également politique. Exemples : le futurisme, le dadaïsme, le surréalisme… L’apparition des avant-gardes est historiquement déterminée, notamment par l’influence des guerres (14-18 par exemple, pour le « dadaïsme » et le « surréalisme ») et autres événements excessifs, violents, déstabilisants pour la société ou la culture.
2) Brouiller les frontières entre la représentation et la réalité : performances et ready-made
a) La « performance » et le « happening » - Dans la 2è moitié du XXè siècle une pratique nouvelle fait son apparition, il s’agit de la performance, soit une représentation artistique souvent hybride et débridée, impliquant différentes disciplines, et surtout présentant l'œuvre (picturale, théâtrale, ou autre) non comme un résultat mais comme une action, par définition unique en son genre… Une autre pratique, le happening, se présente comme une performance brouillant les frontières de la représentation et de la réalité, mais aussi les places respectivement assignées à l'artiste et au public ; il s'agit d'une œuvre en train de se faire (comme le mot l'indique), d'un événement unique souvent assez provoquant puisque le public est invité à participer. Pratiquer un art vivant, contaminer la réalité avec l'art, remplacer le "talent" spécialisé par le "génie" ordinaire de chacun, montrer grâce à l'art (en le détournant) que "la vie est plus importante que l'art" : telle était par exemple l'ambition d'un artiste inclassable comme Robert Filliou (cf. plus bas).
b) Le ready-made. - L'art contemporain, en tant que contemporain (ce qui veut dire : présent, actuel, historique) a pris toute sa signification avec l'apparition du "ready-made" (cf. Marcel Duchamp, Andy Warhol,…), méthode qui semble être la négation même de toute "création", au sens habituel du terme, puisqu'elle consiste à (ré)utiliser des objets déjà-fabriqués (ce qui veut dire déjà signifiants culturellement), ou des langages déjà utilisés. Comme il s’agit d'objets déjà façonnés par la technique, leur réutilisation impose à son tour quelque moyen technique (la photo, le magnétophone, et maintenant le numérique). Toutes choses qui nous éloignent de l’art au sens traditionnel, encore un peu artisanal, du terme, impliquant un apprentissage et l’utilisation d’outils.
c) Le cas Robert Filliou (1926-1987). Filliou est un artiste franco-américain, proche du mouvement « Fluxus ». Il fut un grand promoteur de l’« art vivant », lui qui a écrit « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. » Adepte des performances, des happenings, d’installations étranges et surtout du ready-made généralisé, il était capable de faire de la poésie ou de l’art avec n’importe quoi, avec n’importe quel élément de la réalité ordinaire. « Avec lui, faire la vaisselle devient de l’art » disaient de lui ses amis. Confondant en somme l’art et la réalité, il se déclare « génie sans talent » et préconise la « création permanente ». Sa religion ? L’ « Autrisme » : « Quoi que tu penses pense autre chose, quoi que tu fasses, fais autre chose ». Le « talent » une qualité superflue selon Filliou, qui n'a de valeur que conventionnelle. Quant au « génie », renversement de la conception traditionnelle, il ne désigne plus l'artiste inspiré, doué, l'esprit à travers lequel "la nature donne ses règles à l'art" (Kant), mais l'homme ordinaire dans sa naïveté, son innocence, sa créativité enfin libérée. Extrême démocratisation de l'art. Mais aussi Filliou préconise un art collectif, notamment au moyen des performances : le public est invité à participer, de sorte que la distinction artiste/public est abolie, en même temps que la distinction création/action, qui semblait inébranlable depuis Aristote (poïesis/praxis).
3) L’art et la technique, quelles interactions, pour quelles évolutions ?
a) L’art et « le monde de la technique » : la technologie rend-elle les arts plus populaires ? De plus en plus, dans presque tous les domaines, les artistes utilisent les moyens techniques les plus sophistiqués et les plus performants. Certes, dans le principe, l'art vise d'abord la créativité et le plaisir personnel, tandis que la technique vise surtout l'efficacité et la production de biens collectifs. Mais on peut montrer que les deux finalités se rejoignent inexorablement. Pourquoi joindre la création artistique et les technologies de pointe ? D'une part pour innover sur le plan de la créativité ; d'autre part pour diffuser plus largement, plus démocratiquement les œuvres dans la société. C’est le cas avec le cinéma, devenu bien plus populaire que le théâtre ; c’est le cas avec les séries, dans les conditions techniques du streaming, devenues bien plus populaires que le cinéma. C’est aussi le cas avec la musique. Prenons l'exemple d'un instrument comme la guitare. Le passage à la guitare électrique a bien apporté de nouveaux sons (à défaut de nouvelles notes) et de nouveaux jeux, totalement inédits. Il se trouvera toujours des grincheux pour prétendre que la guitare électrique n'offre jamais qu'un son plus bruyant et plus grossier par rapport à l'instrument acoustique. A cela il faut répondre sur le fond, sur la nature même de la jouissance esthétique ; rappeler en l'occurrence que la musique s'écoute avec le corps, et non seulement avec l'oreille (les peuples indigènes le savaient et c'est aussi toute la dimension historique du jazz, du rock et des musiques électroniques pop). Rappeler éventuellement que la créativité n'est pas synonyme de virtuosité (critère souvent surestimé par le classicisme car lié au travail et au "mérite"), que la musique ne se réduit pas à des notes (idéalités) mais comporte des sons (matérialités). La musique est bien la science des sons, et non la science des notes. Non seulement on écoute la musique avec le corps tout entier, mais on l'écoute nécessairement en fonction du corps social historique auquel on appartient ; il n'est pas surprenant que la musique contemporaine soit électronique, puisque l'électronique constitue notre environnement social quotidien, jusque dans ses aspects sonores. Cela n'enlève rien, évidemment, à la vocation critique et même subversive de l'art ; il n'est pas question de reproduire les habitus sonores et symboliques véhiculés par les médias, mais de les utiliser pour les détourner (cf. le rap), et ne plus les subir passivement. Un exemple : lorsque la musique rock s’empare du folklore traditionnel (et, techniquement, passe de l’acoustique à l’électrique), elle s’en sert pour transmettre un état d’esprit nouveau, volontiers transgressif.
b) L’art et la technique peuvent-ils fusionner dans le jeu vidéo ? Allons encore plus loin, car nous n'avons encore rien dit sur une "finalité commune" de l'art et de la technique, où le beau et l'utile, en quelque sorte, se rejoindraient pour le bien commun. Considérons un domaine où l'art et la technique fusionnent d'une certaine façon, à savoir le jeu. La synthèse de l'artistique et du technique dans le ludique est-elle conceptuellement possible ? La plupart du temps, on dénie au jeu toute dimension artistique parce que ce serait confondre deux ordres formellement distingués par Aristote : l'action d'une part, dont participe le jeu (à titre plus moins fictif, ou plutôt mimétique), et la création d'autre part. Nulle création et nulle originalité dans le jeu. Mais là encore, ce serait ignorer le poids des modifications opérées par la technique. D’abord certains jeux vidéo possèdent des qualités esthétiques indéniables : décors, design, etc. Mais surtout, une action virtuelle est par définition même une création, et il en va de même des personnages : des réalités que l’on choisit de faire exister parmi de nombreuses possibilités offertes par le programme. Dans une certaine limite (tout dépend du type de jeu bien sûr et de sa complexité) le joueur créé son propre scénario. Donc d’une certaine façon les beaux-arts s’introduisent dans le jeu vidéo, voire dans l'internet, par la guise des technologies numériques, en brouillant la frontière entre action et création. Et si la synthèse ludique du technique et de l'artistique se doublait d'une vertu pédagogique, voire éducative ? Et si l’art, devenu jeu créatif au moyen des technologies numériques, devenait le meilleur moyen d’apprendre ?
dm
