Les fondements anthropologiques et les formes historiques de la religion

 


1) Les fondements anthropologiques : de la croyance à la religion

 

a) Le mécanisme psychologique de la croyance

La croyance est une disposition de l'esprit qui se manifeste sous la forme d'une adhésion irréfléchie à une idée tenue pour vraie.  C'est ce caractère irréfléchi qui nous fait dire : la croyance est le contraire même de la raison ! Or nous venons d'écrire que la croyance prétend à la vérité. De plus raison et croyance ne s'opposent pas a priori, puisque celui qui croit en quelque chose pense qu'il a raison d'y croire. La croyance n'est donc pas le contraire de la raison mais le contraire de la réflexion et de la démonstration.

Il ne faut pas davantage confondre croyance et doute : c'est bien parfois pour stopper le doute que l'on fait le choix de croire. Il existe au moins trois usages différents du verbe “croire” en français. 1) Croire que (il va pleuvoir) : cela se rapporte à des évènements (l’incertitude domine). 2) Croire à (la démocratie) : cela se rapporte à des idées, des opinions. 3) Croire en (mes parents, moi-même, …Dieu) : cela se rapporte aux personnes, la croyance se fait confiance (et la certitude prédomine). Il est clair que la croyance religieuse appartient à cette dernière modalité.

Croire (que, à, ou en) est une attitude naturelle et nécessaire, inévitable. Quelle est l’utilité de "croire", en général, dans la vie de tous les jours ? Nous ne pourrions faire le moindre geste ni accomplir la moindre action sans croyance. Nos perceptions, notre maîtrise en général d’une situation donnée est si lacunaire que nous ne saurions nous passer d’une croyance anticipante qui nous permet de percevoir, en quelque sorte virtuellement, la totalité d’une situation et d’y répondre adéquatement. “Percevoir, c’est faire confiance en un monde” disait ainsi Merleau-Ponty.

Qu'advient-il de celui qui, dans l’existence, ne croit en rien, n'a confiance en personne, n‘a aucune croyance, voire aucune illusion ? Dans ce cas il est à craindre que le scepticisme ne vire au désespoir ! Ne peut-on considérer par exemple la dépression comme une maladie de la croyance, une perte déstabilisante de toute confiance, la carence (ou la mise à nue critique) des illusions qui font le sel de la vie ?

Il est pourtant exact que la croyance et la raison s'opposent sur plusieurs points. La raison est objective et universelle tandis que la croyance est subjective et personnelle. D'autre part la croyance s’appuie une faculté psychologique différente de la raison, qu’est l'imagination. Quand on ne sait pas, on imagine, et naturellement on croit ce qu'on imagine… Mais surtout on imagine ce que l'on désire ou ce que l'on craint. En effet la croyance répond en général à un désir, une inquiétude, une question sans réponse. 

Par exemple, la superstition prend racine sur une série d'angoisses et de questions, telles que : pourquoi le malheur, l’accident, la maladie, la haine de l’autre ?

La croyance constitue donc une attitude naturelle, nécessaire. On peut dire que la croyance apporte du sens à la vie justement lorsque le sens vient à manquer. En elle-même, la croyance n'est pas spécifiquement "religieuse" ; elle ne devient religieuse ou superstitieuse qu’à partir du moment où elle se donne des objets eux-mêmes « surnaturels », « sacrés », lorsqu’elle se fait « culte ».


b) Le sacré et le culte des morts (et des ancêtres)

Qu'est-ce qui est "sacré", d'une manière très générale ? Quelque chose – objet, symbole, personne, animal… – qui mérite aux yeux des humains une considération et un respect absolus, parce qu’il touche en général à cet aspect essentiel de l’existence qui n’est autre, paradoxalement, que la mort elle-même, et par conséquent qui concerne aussi les Ancêtres.

Notons que le "sacré" possède un caractère ambivalent : crainte et adoration se mêlent ou alternent (ce qui se conçoit bien dans tout rapport à la mort, aux “esprits”, aux “pères” et bien entendu aux dieux).

Sans doute le culte le plus ancien, racine du sentiment religieux de l'homme, n’est autre que le culte des morts. Les préhistoriens considèrent généralement que l’esprit religieux est apparu avec les premières sépultures. Fondamentalement, quelle est la signification de la sépulture ? Avant tout elle consiste en une marque ou un symbole (inscription, pierre, croix…) attestant qu’en ce lieu (“ci-gît”), après ou malgré la mort, une existence, une âme ou un esprit distinct du corps pourrissant subsiste.

Dans le cadre des premières religions, il est clair que les « esprits » sont avant tout les esprits des morts. Mais le culte des morts est tout aussi logiquement le culte des Ancêtres, ce qui définit par exemple le "totémisme" (représentation de l'"ancêtre" de la tribu, généralement un animal). D’une certaine façon ceci relève déjà de la religion, au sens social du mot, parce qu’il s’agit bien d’une divinité représentant le “Père” de la tribu, à laquelle celle-ci voue un culte. 

Mais le culte des morts correspond aussi à une pratique fort ancienne : la "magie". La “magie” participait de ce culte des morts et donc de la religion (contrairement à ce que certains ont pu dire), puisqu’elle consistait bien à convoquer les esprits des morts afin d’obtenir leur faveur et d’en tirer un avantage pratique (une guérison par exemple).

 

c) Une forme de lien social …archaïque ?

Lorsqu'une croyance s'installe durablement et prend la forme d'un culte collectif voué à une entité surnaturelle et sacrée, on peut considérer qu'une religion existe. 

Socialement, le mode d'existence de la religion consiste à instituer des rites et des règles. L'attitude exigée est alors invariable : dévotion, obéissance et respect.

Difficile de dire si la religion a inventé le « respect » ou si celui-ci est une disposition naturelle chez l’homme, dérivée à la fois de l’affection et de la crainte, mais il est certain que le grand mérite de la religion est d’avoir imposé aux hommes la notion de règle impérative et collective, car provenant d’une source supérieure à la volonté d’un seul homme (le Chef).

Mais la religion est aussi une manifestation d'un Pouvoir exercé sur les peuples, et c’est sous cet aspect surtout qu’elle prête le flanc à la critique, du moins lorsqu’elle dévie. Les trois reproches que l’on peut faire à la religion, de ce point de vue, sont classiquement :

- le dogmatisme : dans la mesure où les “vérités” religieuses, révélées, ne se discutent pas, elles reposent par définition sur un « dogme » ; mais le « dogmatisme » consiste à faire un usage systématique et exagéré du dogme (l’idée de « providence divine » par exemple).

- l’intolérance : passer de la croyance en sa religion (il n’y a qu’une religion vraie) à la condamnation de toutes les autres, criminalisées

- le fanatisme : c’est la conséquence de la précédente, prétendre qu’il est juste de défendre la religion par toute action adéquate, jusqu’au crime, jusqu’au terrorisme par exemple. Toutefois il ne faut jamais oublier que les fanatiques sont toujours manipulés par des “coquins” comme le disait Voltaire, de sorte que le terrorisme soi-disant religieux n’est bien souvent qu’une action politique déguisée en sacrifice religieux (voire un acte mafieux déguisée en action politique).

Mais il existe un aspect plus pacifique, culturellement plus bénéfique. La religion fait exister des valeurs comme le respect en général et notamment le respect de la Tradition. En effet il serait assez facile de montrer qu’une société ne peut survivre sans repère traditionnels, ce qui équivaudrait à dire sans culture... Mais il y a une marge entre “respecter les traditions” comme valeurs au titre de la culture, justement, et prétendre conserver une vie sociale réglée selon des principes entièrement traditionnels, comme le voudraient les “réactionnaires” qui nient par là-même la réalité de l’Histoire (et son moteur : la liberté). 

 

2) Les formes historiques de la religion 

 

a) Superstition et animisme (formes pré-religieuses) 

La superstition consiste à croire en l’existence de forces surnaturelles efficientes et dangereuses (mais pas spécialement divines), capables d’influencer le cours des évènements. Elle se résume parfois à la peur qu’on éprouve face à un inconnu ressenti comme menaçant.

Proche de la superstition, l’animisme n’est rien d’autre littéralement que la croyance aux "esprits". Plus précisément, cela définit cette mentalité consistant à attribuer une "âme" (anima) ou une intention (généralement mauvaise) à certains êtres naturels (un volcan, etc.), surtout s'ils représentent un danger pour l'homme et s’ils sont cause pour lui de malheurs. Il faut bien trouver une explication, désigner un responsable ! L’”esprit” apparait alors comme la projection de l’intention ou de la raison que l’homme n’ose pas se prêter à lui-même, ou bien il pallie l’absence de raison scientifiquement appréhendable des phénomènes naturels (quand le volcan entre en irruption, c’est l’esprit du volcan qui se fâche comme si nous avions commis quelque faute : notion de culpabilité inconsciente, qu’a bien étudiée Freud dans Totem et tabou). Mais il ne s'agit pas vraiment d'une religion car les entités "surnaturelles" sont en réalité immanentes à la nature et non transcendantes. De plus elles sont en nombre infini, ne forment pas un ensemble ou une “famille” comme dans le panthéon des dieux.

Il n’y a pas grand-chose à “sauver” de la superstition (sauf au titre du “folklore”), non seulement à cause de sa naïveté, mais aussi à cause de l’attitude anti-philosophique, anti-réflexive et dé-responsabilisante qu’elle induit. 

 

b) Le polythéisme et les religions "païennes" 

Ces religions qui consistent à croire en "plusieurs dieux" – lesquels, malgré leurs représentations généralement anthropomorphiques, sont souvent les symboles de grandes entités naturelles (le soleil, la mer, etc.) – sont apparues à une époque relativement récente de la protohistoire, avec la découverte et la pratique de l'agriculture. Celle-ci ayant entrainé une nouvelle forme d'organisation sociale (en "villages"), la religion devient un véritable ordre social tout entier consacré à la vénération des dieux "païens", c'est-à-dire en fin de compte "paysans".

Ces religions, en grande partie disparues, sont structurées par une relation d'ordre mimétique entre des mythes et des rites. Voyons cela :

Qu'est-ce qu'un mythe ? Un mythe est un récit légendaire transmis oralement et racontant comment les dieux ont, à l’origine, créé les êtres et les choses. Comment, d’une manière très générale, quelque chose est venu à l’existence.

Qu'est-ce qu'un rite ? Un rite est une mise en scène réglée et chronique des évènements racontés par les mythes. Ce n’est rien d‘autre que leur évocation et leur répétition symboliques.

Qu'est-ce qu'un sacrifice ? Originellement, structurellement, les rites sont avant tout sacrificiels. Cela se comprend puisque le mythe étant le récit d’un don d’existence effectué par les dieux, le rite et plus précisément donc le sacrifice se présente comme un remerciement que les humains adressent régulièrement aux dieux. Ce n’est au fond rien d’autre qu’un échange symbolique (pas uniquement symbolique… car le sang doit couler !). Cependant le sacrifice a pris un sens plus trivial :  les humains ont toujours quelque chose de supplémentaire et souvent de superfétatoire à demander, ce qui finit par éloigner le sacrifice de sa signification sacrée originelle et le rend finalement obsolète, inopérant symboliquement.

Le caractère violent des sacrifices d’une part, d’autre part le fait que les rites et les mythes se dégradent peu à peu en "folklore" dépourvu de sens n'ont pas peu contribué à la faillite historique de ces religions polythéistes. 

 

c) Le monothéisme 

Il existe une tradition monothéiste relativement cohérente (et pourtant divisée) qui après une tentative égyptienne avortée se déploie en trois "Révélations" successives : l'Hébraïsme (ou Judaïsme), le Christianisme, l'Islam. "Monothéisme" signifie bien sûr croyance en un seul Dieu, donc on peut affirmer en toute rigueur que ces trois religions vénèrent… le même Dieu. Tous ces peuples, toutes ces religions et ces églises pour un seul Dieu, cela fait (malheureusement) quelques raisons de se disputer… ! Alors que les religions polythéistes se montraient relativement tolérantes les unes envers les autres puisqu'elles fonctionnaient en vase clos.

Le terme de "Révélation" a une signification bien précise qui permet de distinguer monothéisme et polythéisme : alors que les dieux païens se manifestaient par "apparitions" (en se montrant…), leur nature étant à la fois corporelle et spirituelle, le dieu unique se révèle à travers sa Parole (il est le Verbe), étant pur esprit, et par l'intermédiaire de guides et de prophètes… C'est la raison pour laquelle les philosophes (antiques ou modernes) n'ont jamais totalement écarté la religion (monothéiste) de leurs interrogations : mis à part son fondement même (l'existence de Dieu), cette religion ne se présente pas comme irrationnelle, elle autorise de multiples interprétations philosophiques. Enfin, là où les religions polythéistes étaient exclusivement communautaires, le monothéisme reconnait et valorise logiquement l’individu comme tel (du moins en théorie) ; “logiquement” puisque le Dieu unique et éternel apparaît lui-même comme l’Individu ultime (fût-il divisé en trois “Personnes” comme dans le christianisme) ; cette reconnaissance de l’individu est ce que le monothéisme partage, entre autres, avec la philosophie, laquelle ne sépare jamais la Raison de son exercice individuel par le philosophe.

En attendant il est possible de dégager les traits principaux de chacune des grandes religions monothéistes.

Le Judaïsme : c’est la religion de l’élection du peuple juif, qui a vu naitre notamment le messianisme, avec la promesse d’un Royaume Eternel. L’intérêt philosophique de cette religion réside dans la notion d’historicité et la mise en avant de la liberté humaine (avec la doctrine du péché originel). Marque la fin sans concession de la violence sacrificielle, propre aux religions polythéistes.

Le Christianisme : c’est la religion “morale” de l’Amour universel, la religion “humanisée” du Dieu fait homme, incarné, mais sacrifié pour sauver l’humanité. Bien qu’elle se veuille universelle, et égalitaire, c’est avant tout la religion de l’Occident.

L'Islam : religion éminemment populaire et fraternelle qui prône un lien direct entre le fidèle et son Dieu (sans l’intermédiaire du « fils », comme avec les chrétiens) ; religion de paix intérieure certes, mais aussi religion de combat, « militante » face à l’adversité et la domination (ce que suggère le mot « islamisme » dans son acception contemporaine).

Il est singulier et paradoxal de constater que les trois grandes valeurs fondatrices de l’esprit républicain et laïc – liberté, égalité, fraternité – ont donc été forgées socialement, bien avant la pensée des philosophes, au sein des grandes religions monothéistes (accordons au polythéisme d’avoir magnifié l’esprit de sacré) ! Que l’on soit croyant ou non, force est d’admettre que les religions ne sont pas étrangères à la création des valeurs humanistes.

dm