Inspiration et expression. - Si l’on reconnait à la création artistique la nécessité d’un objet, qui est l'œuvre, il faut bien lui reconnaître aussi la nécessité d’un sujet : c'est l'artiste. Il existe deux grandes conceptions qui définissent les rapports de ce sujet avec sa création. Soit l’on dit qu’il est “inspiré”, il se situe au-delà des autres hommes (c’est surtout le génie "traditionnel"), soit l’on dit qu’il s’”exprime” individuellement (c’est plutôt l’artiste au sens ordinaire, et moderne). En même temps, les termes "inspiration" et "expression" forment les deux faces d'un même processus de création, une même "respiration" : inspirer, parce qu'il faut bien avoir quelque chose à dire, exprimer parce qu'il faut bien le dire, et le dire bien. Dans le premier cas, l'accent sera mis sur le contenu : les artistes inspirés, au premier rang desquels prend place le "génie", sont censés nourrir l'humanité ; dans le second cas, l'accent sera mis sur la forme, la forme même de l'expression, et sur la singularité du geste par lequel un individu (ordinaire) donne le meilleur de lui-même en "pâture" à d'autres individus.
1) Généalogie de l’artiste (avant le génie)
a) Le sorcier et son idole
Dans le cadre d'une société tribale, la fonction du magicien (ou sorcier) réunit originellement celles du médecin, du sage, du prêtre et de l’artiste… C'étaient au sens propre des médiums, des passeurs. Ils servaient d'abord d'intermédiaires entre les "esprits" et les hommes, ils contribuaient ensuite puissamment au lien social dans la mesure où le rituel, la fête et la "représentation" (théâtrale, artistique…) ne faisaient qu'un. Etaient-il des sages, des diseurs de vérité, ou des affabulateurs ?
L’idole ou fétiche représente un être sacré dont on veut conjurer ou s’approprier la puissance, et auquel parfois on s’apparente (fonction du “totem”). Pour cette raison, on pense que l'art préhistorique (voire antique, dans ses aspects religieux) était fortement associé à des pratiques rituelles. C'est bien parce que nous leur attribuons une dimension symbolique (dont la signification précise, par ailleurs, nous échappe) que nous qualifions d'"artistiques" ces très anciennes réalisations. Les objets fétiches eux-mêmes (au départ statuettes, talismans, etc.) ont trouvé des formes nouvelles et profanes de subsistance, puisqu'on continue de les vénérer au titre d'“antiquités”, non sans leur accorder une valeur appréciable en les taxant précisément d'"objets d'art".
b) Le tragédien et la catharsis
Les grecs étaient des amateurs d’art et prisaient en particulier cette forme de théâtre relativement archaïque qu’est la tragédie. La tragédie narre et représente le destin de personnages exceptionnels, dont les choix se trouvent être en contradiction avec les lois de la cité, ou bien avec les décisions divines, de sorte qu’ils en périssent. Aristote, accorde une attention toute particulière à la tragédie car il lui reconnaît une vertu particulière nommée catharsis, d’un mot qui signifie « purification ». La catharsis consiste à purifier ("exorciser") les passions collectives (mais aussi les fautes et les angoisses) en les représentant dans toute leur violence. La catharsis fait intervenir la représentation d’un acte réprimé (par la morale, voire par la Loi) ainsi que sa punition, et c’est cette représentation qui est censé dégoûter le spectateur des passions funestes. Certes, cette invocation des dieux et du destin dans les tragédies, ne fait pas du tragédien l’équivalent d’un prêtre, mais l’on voit bien que l’art touche ici au domaine du sacré, et son importance sociale n’en est que plus évidente. – Il n’est pas interdit d’accorder une fonction cathartique à toute forme d’art dans la mesure où l’art exprime souvent une certaine violence, dans la mesure où il veut impressionner et choquer. L’utilité de l’art, à travers cette fonction, serait manifeste. On peut considérer aussi que cette catharsis s'est déplacée aujourd'hui vers des pratiques plus populaires que l'art proprement dit, on pense notamment aux sports de masse (le foot, par ex.).
c) L’artisan et les règles de l’art
Si l’artisan, le “maître” comme on disait au moyen-âge, n’est pas un artiste au sens où l’on entend ce mot généralement, pendant des siècles l’art ne se dissocie pas beaucoup des pratiques artisanales. Les créateurs de vitraux au moyen-âge étaient des artisans qui n’étaient pas loin de mériter le titre d’artistes. Certes les techniques étaient précises et n’admettaient pas l’improvisation, les représentations sacrées de ces ouvrages n’avaient rien de « personnelles ». – Au moyen-âge s’instituent alors des confréries, des compagnonnages, qui n’excluent pas une certaine dimension morale et spirituelle dans leur approche globale du travail. Naissent ce qu’on appelle encore aujourd’hui les “Arts et Métiers”. — L’ouvrage artisanal n’est pas uniquement un objet “utile”, mais aussi et surtout un objet “bien fait”, stylé (donc en partie personnalisé) dont l'usage peut être utilitaire ou simplement “décoratif”. - Même si l’artisanat continue d’exister de nos jours, on observe dans l’histoire un détachement progressif de la création artistique personnelle et imaginative par rapport à un artisanat traditionnellement et parfaitement réglé. L'artisan est sans doute un créateur plus proche de la réalité sociale que l'artiste, au sens où par la finalité pratique de son travail, il fait corps avec la société active, s’inscrit dans les activités du tourisme, participe à l’entretien des patrimoines régionaux. Il en va tout autrement de l'artiste qui, justement, va chercher à contempler et à interpréter la réalité sociale plutôt que de s'y plier ou s'y adapter.
2) Le génie ou l’artiste « inspiré »
- L’ancienne conception du génie – Dans les légendes le génie est d’abord identifié à un être surnaturel tout puissant. “Être un génie” semble supposer d’abord que l’on détient un génie “avec soi”, comme ceux qui surgissent des lampes dans les "histoires d'Aladin" et qui réalisent tous nos vœux (trois seulement…). Selon ce schéma, c’est le génie, extérieur à l’artiste, qui inspire ce dernier. Lequel sera donc dit “inspiré”. Ce peut être aussi le chaman, possédé et donc inspiré par le “mana”. Dans la Grèce antique, on pensait que les grands artistes étaient inspirés par les dieux. On disait encore que les poètes et les musiciens étaient "visités", dans leur sommeil, par les "muses" qui leur soufflaient leur inspiration. Par suite, au Moyen-Age notamment, la muse qualifiait la Dame pour laquelle le poète composait des vers… Dans tous les cas de figure, la subjectivité de l'artiste est refoulée, comme "excusée".
- La théorie classique du génie (Kant) - Mais, dans un second sens, beaucoup plus tardif, le génie qualifie aussi l’artiste. Quelle sera la qualité ou la faculté principale du génie ? Le savoir-faire ? la technique ? le sérieux du travail ? Non : plutôt le talent naturel, l'intuition et la grâce, qui correspondent mieux à l’inspiration. Quoi qu’il en soit, le génie se définit comme ayant reçu un don, et c’est pour cela qu’il est “doué”, “inspiré”, “habité”, etc. — Emmanuel Kant, au 18è, fournit une définition très éclairante (mais assez discutable) du génie : "le génie est la disposition innée de l'esprit par laquelle la nature donne ses règles à l'art". Nous tenons ici un authentique concept philosophique du génie : ce n'est pas un être, mais une disposition naturelle. Kant pose en outre quatre conditions pour valider cette qualification de génie : 1) l'originalité, 2) l'exemplarité, 3) le caractère immanent et inconscient du talent, qui ne se transmet pas, 4) cela reste limité aux "beaux-arts", ou arts nobles. L'intérêt de cette conception est de résumer et de justifier un ensemble de convictions ancestrales pourtant bien contestables. La nature donne ses règles à l'art, cela veut dire que, à travers l'esprit de l'artiste, la nature dévoile en quelque sorte les lois (les secrets ?) de la création… L'artiste n'est au fond qu'un médium, c'est moins son génie personnel, sa personnalité, qui officie que la nature elle-même. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, 1790, extrait : "Le génie est le talent (don naturel), qui donne les règles à l’art. Puisque le talent, comme faculté productive innée de l’artiste, appartient lui-même à la nature, on pourrait s’exprimer ainsi : le génie est la disposition innée de l’esprit (ingenium) par laquelle la nature donne les règles à l’art. (...) On voit par-là que le génie : 1° est un talent, qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ; il ne s’agit pas d’une aptitude à ce qui peut être appris d’après une règle quelconque ; il s’ensuit que l’originalité doit être sa première propriété ; 2° que l’absurde aussi pouvant être original, ses produits doivent en même temps être des modèles, c’est-à-dire exemplaires et par conséquent, que sans avoir été eux-mêmes engendrés par l’imitation, ils doivent toutefois servir aux autres de mesure ou de règle du jugement ; 3° qu’il ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise son produit, et qu’au contraire c’est en tant que nature qu’il donne la règle ; c’est pourquoi le créateur d’un produit qu’il doit à son génie, ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s’y rapportent et il n’est en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées, ni de les communiquer aux autres dans des préceptes, qui les mettraient à même de réaliser des produits semblables. (C’est pourquoi aussi le mot génie est vraisemblablement dérivé de genius, l’esprit particulier donné à un homme à sa naissance pour le protéger et le diriger, et qui est la source de l’inspiration dont procèdent ces idées originales) ; 4° que la nature par le génie ne prescrit pas de règle à la science, mais à l’art ; et que cela n’est le cas que s’il s’agit des beaux-arts." - Dans ces conditions, quel peut bien être le rôle social d’un génie, forcément plus ou moins solitaire (le contraire du « mondain ») ? Sans doute celui d’un éclaireur (puisqu’il est censé être « éclairé »), ou bien d’un visionnaire (puisqu’il est censé « mieux voir » - cf. Bergson – que le commun des mortels)… Il est bien celui dit la vérité au même titre que le prisonnier libéré dans l’allégorie de la caverne de Platon…
- Critique de cette conception classique du génie (Nietzsche) - La philosophie contemporaine a balayé, à juste titre, cette notion de don naturel, bien qu'elle ait conservé sporadiquement celle de génie. Comment justifier cette notion de "don", quand on sait que le talent, la personnalité, la culture sont des phénomènes acquis et non innés, et que les "dispositions" elles-mêmes font partie de la personnalité d'un sujet ? On veut bien voir en Mozart un compositeur génial, mais il suffit de jeter un œil sur sa biographie pour comprendre qu'il a bien été "aidé", sinon "programmé" (par son père en l'occurrence) pour devenir un génie. Veut-on dire que l'"âme" d'un artiste comme Mozart, sa flamme intérieure est seulement le résultat d'un conditionnement ? Certes, on répondra qu'elle est seulement le résultat d'un vécu, singulier par définition, donc bien hermétique… Ce qui fait merveille et que l'on ne comprend pas mérite peut-être, en effet, le nom de génie. Mais l'inspiration sans travail n'a jamais rien produit de grand. - Friedrich Nietzsche, Humain trop humain, 1878, extrait : "Les artistes ont intérêt à ce qu'on croie aux intuitions soudaines, aux prétendues inspirations ; comme si l'idée de l'oeuvre d'art, du poème, la pensée fondamentale d'une philosophie, tombait du ciel comme un rayon de la grâce. En réalité, l'imagination du bon artiste ou penseur produit constamment du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé, exercé, rejette, choisit, combine ; ainsi, l'on se rend compte aujourd'hui d'après les carnets de Beethoven, qu'il a composé peu à peu ses plus magnifiques mélodies et les a en quelque sorte triées d'ébauches multiples. (…) Tous les grands hommes sont de grands travailleurs. Infatigables non seulement à inventer, mais encore à rejeter, passer au crible, modifier, arranger."
3) L’artiste « ordinaire » et l'expression de la singularité (après le génie)
- Eloge de la singularité - Comme on oppose désormais l’expression à l’inspiration (mouvement inverse), opposons le labeur à l’intuition, l'acquisition au don naturel, la singularité à l'exemplarité. Le schéma n’est plus : quelque chose d’extérieur à transmettre, mais quelque chose d’intérieur (en soi) à exprimer — exprimer comme on exprime le jus d’une orange. C'est déjà beaucoup d'exprimer sa personnalité profonde, consciente et inconsciente, de saisir et de communiquer au plus grand nombre ce qui fait de nous un être unique et singulier. Cela suffit bien à définir le "génie", si l'on tient à ce terme mais en le prenant au sens le plus ordinaire, le plus démocratique, à quoi il faut ajouter le "talent" si l'on entend par là un certain savoir-faire dans la réalisation de l'œuvre. L'art moderne (c'est aussi vrai pour la littérature et la philosophie) se définit par la mise en avant de la subjectivité. On suppose que chacun a quelque chose à dire qui peut intéresser son prochain, à condition bien sûr de savoir comment le dire… L’idée étant, au fond, que n’importe qui pourrait devenir un artiste… « La poésie doit être faite par tous » disait le poète Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont.
- L’artiste « maudit » vs l’artiste adulé (la star). Deux caricatures de l'artiste existent ou ont existé. Les siècles précédents ont vu apparaître la figure de l’artiste maudit (incompris, malheureux, marginal) puis celle du dandy, soit un individu (furieusement individualiste) n'étant aucunement artiste mais prétendant mener une "vie d'artiste", plus précisément ayant décidé de faire de sa vie une œuvre d'art… Ce type d’artiste revendique l’authenticité et la vérité de sa démarche, tellement qu’il éprouve le besoin de la dissimuler sous des dehors parfois frivoles ou provocateurs… - A son tour le 20è siècle a fait naître l'espèce relativement contestable de l'artiste-vedette, soit l'artiste qui ne doit son succès qu'aux médias et à la rentabilité de ses prestations… Entièrement dans le paraître, tout est faux chez lui et il le sait. Mais surtout il en joue et toute sa carrière, sa vie peut-être, se confond avec ce jeu (avec le public, les médias…). Son utilité sociale ? il ne fait qu’attirer à lui une foule de « fans » qui le vénèrent comme une divinité, une idole, rien de bien émancipant au premier abord… Il est bien difficile d’apprécier avec objectivité les effets aliénants, régressifs, ou à l’inverse émancipateurs, du spectacle médiatique auquel prennent part certains artistes, en particulier dans le domaine de la musique, à destination d’un public généralement jeune. Il semble surtout que cette problématique d’ordre sociologique déborde très largement celle que nous avons voulu cerner ici : la nature et la fonction de l’artiste.
dm
