Est-il sage de chercher à se connaître ?

 


Le simple fait d'être conscients semble nous apporter la certitude de nous connaître "nous-mêmes". Pourtant, c'est un sentiment de frustration qui prédomine, et on ne résiste pas au désir d'"approfondir le sujet"… A propos du mot "sagesse" : 1) Dès l’origine ce terme désigne une connaissance, ne serait-ce qu’empirique ou « expérimentale » des choses. 2) On peut aussi le comprendre au sens de « prudence », comme ce qui nous tient éloigné d’un danger. 3) Mais son sens plein est celui de connaissance intellectuelle, non pas scientifique mais réflexive, c’est-à-dire philosophique. Donc : est-il sage de chercher à se connaître ? Se connaître : 1) Ce n’est pas le savoir abstrait ou objectif, mais subjectivement (« se ») la conscience de soi. 2) Cependant on peut admettre que pour se connaître, il faut cerner des aspects objectifs de nous-mêmes, et pour cela passer par autrui. 3) Socrate a donné à la connaissance de soi son sens pleinement philosophique : il s’agit d’abord de prendre conscience de la vérité. Enfin, la question n’est pas « est-il sage de se connaître ? » mais de « chercher à » : on demande donc si cette recherche est bien sage. Nuance !     

Chercher à se connaître, à prendre conscience de soi, n'est-il pas "naturel" et inévitable de la part d'un être pensant ? Être conscient, ou avoir conscience, est-ce connaître ? La conscience est la caractéristique première de la pensée : si je pense, je suis conscient, et si je suis conscient, je cherche toujours plus à prendre conscience de moi. Cette prise de conscience prend des formes diverses, à la fois corporelles, imaginaires et rationnelles. Descartes montre qu’en partant du doute radical, on peut se connaître comme « chose pensante ». Il semble donc acquis que la conscience fait de nous des êtres auto-connaissants. Dès lors, on ne voit pas comment on pourrait définir autrement la sagesse, sinon comme une connaissance de soi… La conscience de soi est immédiatement une connaissance : non parce que je pourrais prétendre connaître mon « être », mais une connaissance sous forme d’expérience est toujours possible : j’ai une mémoire, un caractère que je connais plus ou moins, des émotions qui n’appartiennent qu’à moi, et de ce point de vue, nul n’est mieux placé que moi pour me connaître. Par exemple l’« écriture » (poétique ou romanesque) peut être conçue comme une quête – certes toujours inachevée – de soi-même. D’ailleurs il s’agit plutôt d’une reconnaissance : la conscience n’est pas pure intériorité, à la connaissance théorique s’ajoute l’activité pratique. La conscience de soi n’est pas donnée, elle s’acquiert dynamiquement et concrètement, pour se confondre finalement avec l'existence. A partir de là, ne pas chercher à se connaître serait une attitude suicidaire ! « Il [l'homme] y parvient en changeant les choses extérieures, qu’il marque du sceau de son intériorité » (Hegel). 

Cependant, on peut se demander si cette connaissance de soi n'est pas une illusion ? Est-elle vraiment efficace, et n’est-elle pas finalement une perte de temps ? On peut facilement montrer que la connaissance de soi est un leurre, une confusion entre la faculté réflexive de la conscience et sa capacité d’auto-objectivation. L’introspection ne repose sur aucun fondement : on ne peut pas en même temps passer dans la rue et se regarder passer… Auguste Comte, fondateur du « positivisme » défend le point de vue sociologique contre la psychologie. Chercher à se connaître semble donc une entreprise vaine, puisqu’il faut pour cela accepter d’être dépossédé de soi-même, et se confier à d'autres. Alors à quoi bon ? Bien sûr on peut « chercher » à se connaître à condition qu’on ne prétende pas y arriver tout seul. La psychologie, les différentes sortes de psychothérapie se fixent bien cet objectif, mais en aucun cas on ne peut y parvenir seul. Cette démarche n'est absolument pas autonome. En outre on ne parvient qu'à une connaissance de soi très partielle. La psychanalyse freudienne propose ce genre de "connaissance de soi". Mais certains y voient une aliénation redoutable, une tâche infinie : perte de temps et perte d’argent ? N'y-t-il pas même un risque d'aliénation ? Ne va-t-on pas gâcher sa vie en essayant de se connaître, au lieu de jouir de la vie ? Allons-nous passer notre existence à nous poser de vaines questions – soit trop personnelles, soit trop générales, dans tous les cas insolubles?                 

Sommes-nous dans une impasse ? Comment se contenter des fausses certitudes de la conscience immédiate d’un côté, de l’ignorance bienheureuse (ou malheureuse) de l’autre ? Concentrons-nous sur la démarche (la "quête") plutôt que sur le but à atteindre. Il faut d’abord rappeler la vraie signification de la sagesse qui, selon Socrate, consiste effectivement à se connaître soi-même. Mais cela ne signifie pas connaître son « moi » psychologique et sa "personnalité". La formule signifie avant tout qu’il faut prendre conscience de la vérité au-delà de l’opinion. Socrate n’était pas psychologue mais « dialecticien » ou « accoucheur des âmes » selon sa propre formule. Ainsi il est possible de concilier l’exigence de la connaissance de soi et le désir non moins légitime de « jouir de la vie » ou tout simplement de « vivre en paix » : il s’agit d’éradiquer l’erreur, de combattre les illusions, y compris celles que nous entretenons sur nous-mêmes. L’important n’est donc pas tant de se connaître que de bien chercher à se connaître : n’oublions pas que la philosophie, étymologiquement, est l’amour de la sagesse, tandis que les dieux qui sont sages (si l’on peut dire…) ne philosophent pas. On est bien sage (au sens philosophique), tant qu’on cherche ! Pascal faisait le même raisonnement à propos de la pensée : la morale ne réside dans telle ou telle pensée, mais dans le fait de bien penser, ce qui est le fruit d'une volonté, d'un travail, d'une recherche. « Chercher à se connaître » (en insistant sur chercher, donc) peut prendre désormais un sens plus large et évidemment acceptable : il s’agit de connaître, non pas ce que l’on est (Descartes), non pas la vérité absolue (Hegel), mais au contraire tout ce qui nous empêche ordinairement de vivre en désirant, en cherchant, et en apprenant.

Nous avons par-là même esquissé une solution au problème inverse : peut-on savoir ce qui est sage ? Nous sommes partis du principe que la connaissance de soi découlait de la conscience, mais nous avons dû reconnaître que celle-ci, malgré ses efforts, n’était pas toujours bonne conseillère. L’important est de ne pas confondre la sagesse comme recherche de la vérité, avec la croyance en une vérité absolue, ou au contraire avec sa négation radicale (dogmatisme / scepticisme). La sagesse consiste bien à chercher à se connaître, au sens où rester éveillé, « prendre conscience » est une tâche permanente. Cela ne signifie pas que nous nous connaissons-nous même – ce qui est impossible et d’ailleurs n’offre que peu d’intérêt.

dm