Est-il naturel de travailler ?

 


La société nous demande de « gagner notre vie » à la « sueur de notre front », c’est-à-dire de travailler. Pour un peu, elle nous présenterait le travail, pénible et contraignant, comme "naturel". Quel paradoxe ! Est-il vraiment naturel de travail ?

La nature est "l'ensemble des choses en tant que gouvernées par des lois universelles" (Kant). Le mot désigne aussi ce qui est inné ou spontanée, et enfin la définition propre d’une chose. De sorte que « naturel » balance entre ce qui provient de la nature (extérieure) et ce qui semble “normal “.

Il faut distinguer le travail qui définit l’activité humaine essentielle, soit l’effort pour transformer et utiliser autrement le donné naturel, et le « monde du travail » comme ensemble de rapports sociaux et économiques. Dans tous les cas, le travail semble appartenir davantage à la « culture » qu’à la nature. 

On se demande s’il est possible d’attribuer au travail un caractère naturel. La brièveté même de la question fait porter l’essentiel du problème sur le sens complexe et ambigu des notions utilisées (nature, travail).

Le travail est-il une activité naturelle pour l'homme, ou bien est-ce une contrainte liée à sa survie, devenue une composante centrale de la culture et de la civilisation ? A la limite, comment et en quel sens le culturel peut-il - dans le cas du travail - se "retourner" en naturel ?


Quelle est l’origine ou la cause naturelle du travail, et comment le travail agit-il en retour sur la nature ?

L’homme est peut-être l’animal le plus démuni de la nature. Celle-ci a donc semble-t-il programmé l’homme pour travailler, ne serait-ce que pour assurer sa survie. Platon exprime ceci sous la forme d’un mythe (Prométhée et Épiméthée). 

Si le travail consiste à « produire » un bien de consommation, ou du moins à transformer le donné naturel, certaines espèces animales « socialisées » connaissent aussi une forme de travail. « La fourmi est travailleuse » dit l’une des fables de La Fontaine.

Le rapport entre le travail et la nature se confirme du point de vue de la finalité du travail : dominer la nature, utiliser ses réserves énergétiques, etc. « Se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes).

C’est sa faiblesse naturelle qui a conduit l’homme à travailler, non pour se détourner de la nature, mais pour l'exploiter selon ses propres besoins.

 

Mais le travail n’est-il pas justement "contre-nature", et avant tout un élément essentiel de la culture, une forme spécifique de l’organisation sociale ? 

Le fait de travailler entraîne une division des tâches collectives, qui complexifie les rapports sociaux mais aussi les améliore en les arrachant à leur violence initiale. La  « division du travail » est une émancipation par rapport à  la supposée “nature des choses”.

Le travail est assorti de procédés techniques, indéniablement "culturels", dont la complexité croissante accentue encore la spécialisation et la division des tâches. Contrairement à celui de l’artisan, le savoir du technicien peut sembler sophistiqué. 

Par le biais de machinisme et de l’introduction du travail salarié, l’économie et le travail ne font plus qu’un même monde, soumis à des règles purement conventionnelles. On pourrait même les juger « contre-nature ». Cf. Marx et la notion de « travail aliéné ». 

Le travail n’est plus naturel, ou même ne l’a jamais été si l’on pense que les lois culturelles et les lois naturelles sont foncièrement différentes, les premières niant plutôt les secondes.

 

Cependant le travail ne peut-il pas être considéré comme une sorte de "seconde nature" ou même de "droit naturel" établi par l'homme lui-même ? 

Le travail n’est pas seulement une transformation de la nature et une forme de structuration sociale : pour chaque homme, il représente la possibilité d’une émancipation personnelle, morale, intellectuelle, sociale, etc. Exemple : le travail social des femmes, légalement réglementé, fut une émancipation.

Au plan historique, le travail peut être considéré comme une mise en œuvre de la liberté, soit ce qui caractérise en propre l’homme : sa "condition" à défaut de « nature » ou d’ « essence » propre. Hegel rappelle que les anciens esclaves sont devenus les nouveaux « maîtres » du monde grâce à leur travail. 

Le travail est devenu une « seconde nature », comme on dit, et il génère à ce titre de nouveaux besoins, de nouveaux désirs qui nous semblent parfaitement naturels ou légitimes. Travailler est un droit naturel. Et bien sûr les biens matériels (le confort) ne paraissent plus « contre-nature ». 

Bref le travail est la mise en acte de la perfectibilité humaine ; il est naturel quand il est libre, non naturel quand il est forcé (travail des enfants, exploitation des clandestins).

 

Il faut bien admettre que le travail définit un certain rapport à la nature, de type culturel cependant, et dont le caractère plus ou moins « normal » (ou « naturel » en un second sens), ne peut être apprécié que par la société elle-même. 

Il n’y a de travail que social et culturel, mais le travail est bien naturel ou légitime en tant qu’il représente une émancipation et une libération – morale, intellectuelle et politique – de l’homme. Celui-ci est donc parvenu et à humaniser le naturel, et à rendre "naturels" ses choix culturels. Mais Le travail contre-nature (exploité, forcé, ubérisé…) reste une réalité qu’il faut dénoncer.

dm