L'oeuvre d'art, de l’imitation de la nature à l'imagination en liberté

 

Vieux souliers aux lacets… de Vincent van Gogh (1886)


1) Représentation et expression

Une œuvre comporte des signes sensibles (visuels, sonores, etc., car l'œuvre elle-même est sensible) qui représentent des objets, qu'ils soient matériels (une chaussure) ou abstraits (l'amour), existants (des humains) ou inexistants (des martiens). Mais un panneau publicitaire peut représenter aussi ce genre de choses. Donc ce qui distingue une œuvre d'art de tout autre message est sa dimension subjective et personnelle. Autrement dit, on ne se demande pas seulement ce que représente une œuvre d'art, mais aussi ce qu'elle exprime. Par exemple, la représentation de l'amour peut être triste, désespérée, ou au contraire jubilatoire et excitante… La représentation est par nature objective, tandis que l'expression se veut subjective. 


2) Une imitation de la nature ?

- Aristote et la doctrine de la Mimesis. - Dans l'Antiquité, la doctrine dominante était celle de la Mimésis (imitation). Aristote soutient en effet que « Imiter est naturel aux hommes, et se manifeste dès leur enfance (l’homme diffère des autres animaux en ce qu’il est très apte à l’imitation — mimêtikôtaton — et c’est au moyen de celle-ci qu’il acquiert ses premières connaissances) et, en second lieu, tous les hommes prennent plaisir aux imitations » (Poétique, 48 b 5). Il écrit aussi : « On se plaît en effet à regarder les images car leur contemplation apporte un enseignement et permet de se rendre compte de ce qu’est chaque chose, par exemple que ce portrait-là, c’est un tel (…) ». On comprend que cette mimésis est pleinement positive et instructive car nous approfondissons la réalité en apprenant à l’imiter. Elle est au fondement de l’art, et notamment de tout apprentissage des règles de l’art (on commence par imiter les maîtres).

- Les réserves de Platon : l’art serait une illusion. – Paradoxalement, c’est parce que « l’art imite la nature » comme le dit Aristote, que Platon s’en méfie. Platon se méfie des apparences en général (cf. l’allégorie de la caverne), et donc des images, même ressemblantes à leurs modèles, car selon lui elles nous induisent fatalement en erreur : la ressemblance de degré en degré finit par nous tromper, et l’art s’apparente à un jeu d’illusions. Il oppose à l’imitation artistique la perception intellectuelle des essences que permet seule la raison philosophique. Au fond pour Platon l’art serait mensonger, c’est pourquoi il considère la peinture comme « l’art du charlatan ». L'art ne ferait que flatter les éléments inférieurs de l’âme, privilégiant la beauté sensible sur la vérité intelligible, et nous détournerait de la conduite rationnelle… 

Platon est sans doute trop sévère. L’art ne se réduit pas à une imitation pure et simple de la nature ou de la réalité et ne limite pas aux apparences. La thèse inverse consiste à reconnaître toute la dimension créatrice, intellectuelle et expressive, de l'art : l'art est une activité essentielle où l'homme exprime sa propre essence, sa liberté fondamentale. Toute la puissance et la ruse de l’art résident dans ce paradoxe : certes l’art « joue » sur les apparences, ou fait « semblant » de se détourner de la réalité (dans la fiction par ex.), mais c’est pour exprimer le vrai, la réalité profonde des choses. C’est la position notamment de Hegel.

 

3) Plutôt une expression essentielle de soi-même…

- Hegel a critiqué l’ancienne doctrine de l'art-imitation. Il fait d'abord valoir que ce projet d'imiter la nature n'offre que peu d'intérêt. Surtout, il observe que c'est rigoureusement impossible, car la nature ne se laisse pas imiter ainsi ! La nature est vivante, concrète, elle n'est pas un tableau ou un spectacle qui se laisserait "enregistrer". Friedrich HEGEL, Esthétique (extrait) : « L'opinion la plus courante qu'on se fait de la fin que se propose l'art est qu'elle consiste à imiter la nature... Dans cette perspective, l'imitation, c'est-à-dire l'habileté à reproduire avec une parfaite fidélité les objets naturels, tels qu'ils s'offrent à nous constituerait le but essentiel de l'art, et quand cette reproduction fidèle serait bien réussie, elle nous donnerait une complète satisfaction. Cette définition n'assigne à l'art que le but tout formel de refaire à son tour, aussi bien que ses moyens le lui permettent, ce qui existe déjà dans le monde extérieur, et de 1e reproduire tel quel. Mais on peut remarquer tout de suite que cette reproduction est un travail superflu, que ce que nous voyons représenté et reproduit sur de tableaux, à la scène où ailleurs : animaux, paysages, situations humaines, nous le trouvons déjà dans nos jardins, dans notre maison, ou parfois dans ce que nous tenons du cercle plus ou moins étroit de nos amis et connaissances. (…) D'une façon générale, il faut dire que l'art, quand il se borne à imiter, ne peut rivaliser avec la nature, et qu'il ressemble à un ver qui s'efforce en rampant d'imiter un éléphant. »

A vouloir imiter la nature, on ne fait que la rendre sans vie, figée et morte, on ne reproduit pas la vie : tout simplement, cette création ne paraîtra pas naturelle ! Ce n'est pas la chose représentée qui doit paraître vivante, c'est la représentation elle-même qui doit l'être, c’est-à-dire qu’elle doit être expressive et originale ! C'est pourquoi les portraits de cire du Musée Grévin, même très bien réalisés et « ressemblants » aux originaux, ne sont pas d'authentiques œuvres d'art : à vouloir s'approcher de la réalité des visages et des corps – mais une réalité rien qu'apparente – les auteurs n'ont réalisé que de pâles copies, donnant raison par là même à Platon ! En réalité, ces sculptures ne font que reproduire l'image (figée, conventionnelle) que l'on a de Voltaire, de Marie-Antoinette ou de telle vedette de télévision, en aucun cas des personnes vivantes et expressives (ou résultant d’une vision personnelle de ces personnages). Ce ne sont pas des « œuvres d’art » !

- L’art est une activité spirituelle et vraie, qui révèle l’essence d’une personnalité. L'œuvre ne représente jamais l'apparence objective des choses, elle donne à voir la façon dont les choses nous apparaissent subjectivement dans l’esprit. Mieux : à travers les motifs et les situations représentés, à travers les personnages et leurs expériences qu’elles nous font partager, les œuvres d’art nous révèlent toutes les richesses cachées de notre âme. L'œuvre est foncièrement subjective et spirituelle, elle est une représentation sensible de l'esprit et son enjeu n'est d'autre que la vérité, au sens de l’authenticité. Citons encore HEGEL, Esthétique (extrait) – « Éveiller l’âme : tel est, dit-on, le but final de l’art, tel est l’effet qu’il doit chercher à obtenir. C’est de cela que nous avons à nous occuper en premier lieu. En envisageant le but final de l’art sous ce dernier aspect, en nous demandant notamment quelle est l’action qu’il doit exercer, qu’il peut exercer et qu’il exerce effectivement, nous constatons aussitôt que le contenu de l’art comprend tout le contenu de l’âme et de l’esprit, que son but consiste à révéler à l’âme tout ce qu’elle recèle d’essentiel, de grand, de sublime, de respectable et de vrai. Il nous procure, d’une part, l’expérience de la vie réelle, nous transporte dans des situations que notre expérience personnelle ne nous fait pas, et ne nous fera peut-être jamais connaître : les expériences des personnes qu’il représente, et, grâce à la part que nous prenons à ce qui arrive à ces personnes, nous devenons capables de ressentir plus profondément ce qui se passe en nous-mêmes. D’une façon générale, le but de l’art consiste à rendre accessible à l’intuition ce qui existe dans l’esprit humain, la vérité que l’homme abrite dans son esprit, ce qui remue la poitrine humaine et agite l’esprit humain. C’est ce que l’art a pour tâche de représenter, et il le fait au moyen de l’apparence qui, comme telle, nous est indifférente, dès l’instant où elle sert à éveiller en nous le sentiment et la conscience de quelque chose de plus élevé. C’est ainsi que l’art renseigne sur l’humain, éveille des sentiments endormis, nous met en présence des vrais intérêts de l’esprit. Nous voyons ainsi que l’art agit en remuant, dans leur profondeur, leur richesse et leur variété, tous les sentiments qui s’agitent dans l’âme humaine, et en intégrant dans le champ de notre expérience ce qui se pase dans les régions intimes de cette âme. « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger » : telle est la devise qu’on peut appliquer à l’art. »

 

4) …mais aussi une vision singulière et plus « vraie » de la « réalité » extérieure

 - L’artiste est un « voyant » - Pour un philosophe comme Henri Bergson, l'artiste se définit comme un "voyant", un être qui s'exerce à percevoir la réalité mieux que les autres. En effet nous ne percevons ordinairement les choses que "dans le feu de l'action", nous n'en percevons qu'un aspect réducteur parce que seul un aspect nous intéresse quand il faut agir. L'artiste, au contraire, prend le temps d'observer, il s'est affranchi de la nécessité de percevoir alors il voit à loisirs ce que les autres ne voient pas ; de la sorte, il ne montre pas seulement ce que lui voit, mais ce que la chose est réellement. Citons Henri Bergson (Conférences de Madrid sur l’âme humaine, 1916, extrait) : « Qu’est-ce que l’artiste ? C’est un homme qui voit mieux que les autres, car il regarde la réalité nue sans voiles. Voir avec des yeux de peindre, c’est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d’habitude, nous ne le voyons pas ; parce que ce que nous voyons, ce sont des conventions interposées entre l’objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l’objet et de le distinguer pratiquement d’un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l’usage pratique et les commodités de la vie et s’efforcera de voir directement la réalité même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. »

- L'exemple de la photographie. – Pour illustrer cette ambition légitime de montrer la réalité dans le cadre d'une création artistique, on peut prendre l'exemple de la photographie. Ici, il n'est plus question d'imiter la nature (car l'appareil photo n'imite rien, et certainement pas le geste du peintre), ni même de "représenter" la réalité, mais bien de la reproduire, de la présenter telle quelle. Le photographe est bien dans la position du voyant décrite par Bergson, il n’invente pas la réalité, il voit des choses intéressantes là où d’autres ne les voient pas. Le photographe n'est pas seulement celui qui sait prendre des photos, de belles photos, mais aussi et surtout celui qui voit plus de choses que les autres grâce à son appareil photo. Non seulement parce que, s'il n'avait pas cet appareil il n'aurait pas non plus l'idée de photographier telle ou telle chose, mais aussi parce que techniquement l'appareil lui sert de révélateur. C'est donc le rapport de l'art avec la technologie moderne qui est posé. La technique nous permet justement aujourd'hui de reproduire des images et des sons, nous affranchissant partiellement de la tâche (laborieuse) de les produire, elle nous offre par là même une occasion inédite de les apprécier, de nous les approprier.

 

5) L'imagination en liberté et le rêve 

Cependant, le projet d’exprimer la réalité n'emporte pas tous les suffrages ! Toute une catégorie d'artistes et de mouvements artistiques mettent plutôt en avant l'imagination, la représentation de l'imaginaire parfois le plus débridé. Grâce à certains courants artistiques post-romantiques, l'imagination est devenue une faculté reine pour la création artistique : la faculté même d'inventer (des images, des histoires, etc.). On pourrait évoquer simplement le "surréalisme", ce mouvement littéraire et artistique né au début du 20è siècle qui a véritablement porté aux nues l'imagination. Le surréalisme a promu des œuvres volontiers dérangeantes, attaquant non seulement la raison et le bon sens ("bourgeois") mais aussi la signification elle-même. Pour la première fois (c'était plutôt le mot d'ordre du mouvement "dada"), l'absurde, la folie et le "n'importe quoi" accédaient à la dignité du chef d'œuvre. Et cependant, tout rapport avec le réel n'est pas aboli puisque l'objectif est de révéler l'existence d'une "surréalité", soit un aspect de la réalité et surtout du psychisme jusqu'ici inexploré (on peut faire un parallèle avec le projet freudien d'explorer l'inconscient).

dm