Qu'est-ce que la création artistique ? Essai de définition


 

Premières définitions

- Au sens le plus général, et le plus ancien, l’Art est l’activité fabricatrice de l’homme, par opposition aux productions naturelles. Dans ce sens large l’Art n’est pas différent de l’activité technique. L’art est bien une technique, soit un ensemble de procédés permettant d’obtenir un résultat déterminé. En ce sens il y autant de formes d’art que de pratiques, qu’elles soient ordinaires ou très sophistiquées. Dans tous les cas cela implique une certaine compétence, un talent, un savoir-faire, et des règles (l’« art de réussir » les cookies… ou une dissertation de philosophie) ou même à la limite un certain savoir-être (comme « l’art d’être grand-père »).

- En un sens plus spécifique, précisément différencié de l’utile, l’art est une création (le mot connote quelque chose de plus personnel et plus intellectuel que « production ») destinée à être contemplée et faite pour plaire ; elle est dotée d’une valeur à la fois esthétique (beauté), représentative (montre quelque chose) et symbolique (signifie quelque chose), tout en gardant une certaine technicité. La création artistique s’entend au pluriel puisqu’en font partie aussi bien : peinture, architecture, musique, poésie, voire littérature…, voire à notre époque, presque toute pratique « auto-déclarée » comme artistique, en « décalage » par rapport aux normes de la production industrielle ou utilitaire.


Les différentes sortes de création (production)

- La production humaine, dont fait partie la création artistique, prend place entre deux sortes de production. La première est la « vraie » création (mais elle n’est peut-être pas réelle), la seconde est réelle, mais elle n’est pas vraiment une création. Soit l’humain entre le divin et le naturel.

- La création pure (= divine) - La création au plein sens du terme s’applique au domaine religieux, c’est la création divine, création ex-nihilo (à partir de rien) donc donatrice d’être (esse), et pure œuvre de l'esprit (l’esprit divin comme forme d’être suprême capable de donner l’être)… 

- La génération naturelle - La deuxième forme de création n'en est pas vraiment une, c'est la production naturelle (phusis en grec, natura en latin). Naissance ou génération, auto-génération ou croissance des choses : mais la nature n'est pas artiste, elle ne produit rien de neuf, ne reproduit qu'elle-même… Le mot « art » ne s’applique donc qu’à l’humain si l’on en croit Emmanuel Kant (Critique de la faculté de juger, 1790) : « En toute rectitude, on ne devrait appeler art que la production qui fait intervenir la liberté (…). Car, bien qu'on se plaise à qualifier d'œuvre d'art le produit des abeilles (les gâteaux de cire construits avec régularité), ce n'est que par analogie avec l'art ; dès qu'on a compris en effet que le travail des abeilles n'est fondé sur aucune réflexion rationnelle qui leur serait propre, on accorde aussitôt qu'il s'agit d'un produit de leur nature (de l'instinct), et c'est seulement à leur créateur qu'on l'attribue en tant qu'art. »

- La fabrication humaine - Enfin, vient la création humaine, intermédiaire, dite Poïêsis en grec. Selon les distinctions d'Aristote, la Poïêsis comme fabrication humaine s'oppose essentiellement à la Praxis (action pure) et à la Théôria (pensée pure). Il convient d’ajouter à cette Poïêsis un deuxième terme, celui de Techné, qui signifie « savoir-faire, habileté », car toute création humaine implique un savoir-faire. 

Ensuite, il convient de distinguer au moins deux formes de Poïêsis, toutes deux associées à une Techné : cette fabrication peut en effet s'avérer plutôt matérielle et utilitaire (les objets techniques) ou plutôt abstraite et symbolique (les œuvres d’art). En tant qu’intermédiaire entre l’œuvre artistique et l’objet utile se loge l’ouvrage artisanal. 


Les caractéristiques d’une œuvre

- L'œuvre entre esprit et matière – 1) D'une part, comme production de l'esprit, l’œuvre se caractérise comme consciente, personnelle, imaginative. Cet aspect intentionnel nous ramène à la définition de Kant qui met en avant la notion de liberté : "on ne devrait appeler art que la production par liberté". Cette définition permet d'opposer formellement, non seulement la création artistique et la production naturelle, mais encore la création artistique qui invente ses propres lois (car l'œuvre n'est pas "n'importe quoi") et la fabrication technique qui ne fait qu'appliquer des règles objectives déjà données, tout en intercalant peut-être l'ouvrage artisanal qui manifeste un « style » particulier (plus proche cependant de l'objet fabriqué). L'artiste n'est plus loué seulement pour son savoir-faire, mais pour sa personnalité et pour son imagination. 2) D'autre part, comme réalisation sensible et matérielle, l'œuvre implique un travail : ce travail est la transformation d'un matériau donné initialement par la nature. Le matériau du peintre est la couleur, celui du sculpteur est l'argile ou le métal, celui du musicien est le son, etc. C’est ici que l’aspect « technique », « apprentissage », voire « science » de la création artistique retrouve ses droits, car tout travail suppose des règles et des connaissances objectives. Sous cet aspect la différence entre ouvrage artisanal et œuvre artistique est la suivante : la premier est préconçu et planifié entièrement dans l’esprit de l’artisan, avant d’être réalisé selon des règles fixes ; la seconde est simplement imaginée et projetée dans l’esprit de l’artiste, qui voit l’œuvre de faire quasiment devant ses propres yeux. L’artiste est le premier à découvrir l’œuvre…

- L’œuvre comme représentation et transmission - Il faut insister sur la dimension spécifiquement représentative et symbolique de l'œuvre d'art. D’abord une œuvre représente quelque chose (même si ce n’est pas directement reconnaissable), un simple ouvrage artisanal, un meuble par exemple, ne représente rien. Ensuite  une œuvre, comme tout symbole, est destiné à transmettre un message, que ce soit une idée, une sensation, ou une émotion. L'émetteur du message se définit comme auteur. Il n'y a pas d'équivalent de cette notion dans le cadre d'une fabrication purement technique, notamment à l’échelle industrielle. L'auteur signe son œuvre. Généralement, l'auteur est unique car la "création par liberté" implique aussi la singularité. Le récepteur du message est le public. De ce fait l’on pourrait se demander : à qui appartient une œuvre d'art ? Au public, à la culture en général ? Il semblerait que l'auteur soit dépossédé de sa création, ce qui paraît assez logique pour un objet dont l'essence est transmission, communication. 

- Le caractère définitif et unique de l’œuvre - L'œuvre est, en principe au moins, définitive. On notera que, sauf exception, un artiste ne retouche pas son œuvre une fois que celle-ci a été reçue par le public, signe évident de respect de l'artiste pour le public, juste pendant du respect que le public manifeste à l'égard de l'œuvre : l'œuvre picturale ou sculpturale ne doit pas être touchée, la représentation théâtrale ne doit pas être perturbée (par la sonnerie d’un téléphone mobile, par exemple…). A l’inverse l’on ne cessera de reprendre et de perfectionner un objet technique produit en série (il y aura plusieurs séries justement), le rendant toujours plus performant, etc.  Le caractère "sacré" de l'œuvre – mais aussi sa valeur marchande ! - découle de son unicité, ce qui est particulièrement vrai des peintures ou des sculptures. C'est pourquoi toute atteinte à l'intégrité d'une œuvre d'art n'est pas loin de constituer un sacrilège ! 

 

Qu’est-ce qu’un "chef d'œuvre" ?

- Au moyen-âge, dans le contexte artisanal, c’était l’ouvrage que devait réaliser un apprenti pour être reçu maître dans son métier. Il s'agissait pour lui de prouver qu'il maîtrisait les différentes facettes de son travail, il fallait donc réaliser l'ouvrage dans sa totalité, et à la perfection. Dans ce contexte artisanal, domine donc les critères de totalité et surtout de perfection

- Dans la tradition des Beaux-Arts ou encore des Lettres classiques, le chef d'œuvre est souvent une œuvre du passé, une œuvre de référence, parfaite, réputée indépassable (au 17è siècle c'étaient les œuvres de l’antiquité ; aujourd’hui on parle des “chefs d’œuvres” indépassables des auteurs classiques !). Quoi qu'il en soit, il faut mettre en avant la dimension exemplaire du chef-d'œuvre (la perfection en art n'existant pas…). Parfois les chefs d’œuvres accomplissent un style connu et classique, le portant à la perfection, d’autres fois ils inaugurent un style nouveau, qui surprend. 

- Dans le contexte de l’art moderne ou contemporain, c’est la seconde option qui prévaut. L’œuvre magistrale crée une rupture en surprenant, en défiant notre faculté de juger ; elle « provoque » et inspire une nouvelle sensibilité - il s’agit d’une invitation à créer. Les chefs d’œuvres sont pour l’Art ce que les évènements sont pour l’Histoire : il y a un avant et un après…

dm