Peut-on définir rationnellement la justice ? (problématique)

 


On se contentera ici de poser (simplement) les termes d'une problématique (complexe), sans apporter à ce stade de réponses.


a) Le Bien et le Juste

Le Bien en général représente la finalité de toute action humaine, ce qui vient réaliser un désir ou accomplir une volonté, pour soi-même et/ou pour autrui. En un sens un peu plus précis le Bien est un concept éthique ou moral, qui définit ma façon de me conduire, et qui concerne mes relations avec autrui essentiellement. Ce principe peut-être plus ou moins subjectif (le bien = mon bonheur) ou plus ou moins universel (le bien = respecter les autres en fonction de valeurs communes). Le Bien pour moi n’est pas toujours rationnel et logique si je ne prends en compte que mes désirs, mais d’un point de vue plus altruiste il est censé au moins être raisonnable et compatible avec le Bien d’autrui. C’est à cela que veillent les mœurs et la moralité.

La justice est également un principe fondamental qui s’applique aux actions humaines, mais à une échelle plus sociale. « Juste » sera dit d’un jugement qui s’applique aux « actions » et non aux « états de choses » : 2 et 2 font 4 est un jugement juste (justesse) décrivant un fait, mais « vous ferez 2 mois de prison » est un jugement juste (justice) déclenchant une action répondant à une autre action.

La Justice est une valeur sociale et non personnelle car elle met nécessairement en relation les humains entre eux, et elle ne se conçoit que par comparaison : une action sera toujours considérée comme juste ou injuste par rapport à une autre, et surtout par rapport à un étalon, une règle (loi) valant pour la collectivité.

Plus social que le Bien, le Juste se veut aussi plus rationnel. Mais la question est double. Théorique d’abord : peut-on définit théoriquement, philosophiquement, universellement la Justice, ou les critères essentiels de la Justice ? Pratique ensuite : comment parvient-on à établir un jugement juste, par rapport à telle ou telle situation.


b) Droit et Justice 

Il est impossible de séparer la Justice et le Droit, car il est fort probable que la justice réelle consiste à respecter le Droit (la loi) ! Du moins en première approximation. On peut remarquer tout d’abord que ces termes possèdent, tous deux, un sens abstrait ou théorique, et un sens concret ou pratique. 

La Justice est à la fois une « idée » philosophique et une réalité institutionnelle.

- Au sens théorique, la Justice est un Idéal ou un Principe : plus précisément le principe d’une vie sociale fondée sur la reconnaissance et le respect du droit des autres. Ses caractéristiques principales sont la recherche de l’égalité et de l’équité, la mesure, l’équilibre, voire l’harmonie… 

- Au sens concret, la justice désigne les institutions judiciaires (Pouvoir judiciaire), les tribunaux, les magistrats chargés d’appliquer le Droit.

Bref la justice semble exister lorsque le droit de chacun est respecté. Mais quels sont ces droits ?

Le Droit présente à son tour deux faces : on parle de « Droit naturel » et de « Droit positif ». 

- On appelle « droit naturel » ce qui semble légitime, normal, ou « naturel » du point de vue humain, bref un ensemble de valeurs et de principes « humanistes » élaborés philosophiquement et finalement ancrés dans la culture (cf. les « droits de l’homme »). Notons que cette notion d'un « droit naturel » est largement controversée dans la philosophie et la théorie du droit moderne - à juste titre, nous y reviendrons.

- Le « Droit positif » désigne ce qui est légal, soit l’ensemble des lois écrites, effectivement en vigueur dans un Etat donné. En ce sens le droit constitue encore une des prérogatives essentielles de l’Etat, le Pouvoir législatif, et fait l’objet par ailleurs de la science juridique.


c) Pourquoi est-il légitime de chercher une définition philosophique et rationnelle de la justice ?

Un constat immédiatement : les lois sont multiples et diverses à travers le monde et à travers l’histoire, parfois complètement contradictoires… Comment savoir celles qui sont justes ou injustes ? Faut-il admettre comme juste toute loi en vigueur à partir du moment où elle émane d’une autorité légitime (gouvernement, parlement, représentant du peuple) ? Ou bien le fait d’être en désaccord intellectuellement avec une loi, nous autorise-t-il à la considérer comme injuste ? Suffit-il de considérer qu’elles sont justes pour les populations auxquelles elles s’appliquent à partir du moment où celles-ci les ont choisies (plus ou moins) ? Mais alors il se pourrait bien qu’aucune ne soit vraie (puisque le vrai doit être universel), qu’aucune ne soit juste, et que partout règne une suprême injustice ! Montaigne s’alarmait de ce constat mais avouait aussi ne pouvoir s’y résoudre.

Montaigne, Essais (1595), II, 12, Apologie de Raymond Sebond : « La vérité doit avoir toujours le même visage, universel. Si l’homme rencontrait la droiture et la justice incarnées et avec une existence réelle, il ne les attacherait pas à l’état des coutumes de telle ou telle contrée ; ce ne serait pas de la fantaisie des Perses ou des Indiens que la vertu tirerait sa forme, car il n’est rien qui soit plus sujet à un changement continuel que les lois. Depuis que je suis né, j’ai vu celles de nos voisins les Anglais changer trois ou quatre fois, non seulement dans le domaine politique, qui est celui pour lequel on ne s’attend guère à la stabilité, mais sur le sujet le plus important qui soit, à savoir : la religion. (…) Et j’ajoute que chez nous, ici même, j’ai vu des choses considérées comme des crimes méritant la peine capitale devenir légitimes. (…) Que peut nous dire ici la philosophie ? De suivre les lois de notre pays, c’est-à-dire cette mer fluctuante des opinions d’un peuple, ou d’un prince, qui me peindront la justice d’autant de couleurs, et lui donneront autant de visages qu’il y aura en eux de changements de passion ? Je ne puis me contenter d’un jugement aussi flexible. Quelle valeur a cette chose, que je voyais hier en crédit et qui demain ne l’est plus ? Ou que le tracé d’une rivière change en crime ? Quelle vérité est-ce là, qui devient mensonge au-delà des montagnes qui la bornent ? »

Il faut se rappeler qu’à l’époque de Montaigne les lois ne sont guère unifiées (ne parlons même pas des coutumes), que cela soit à l’échelle du monde, de l’Europe, ni même complètement à l’échelle nationale : de quoi susciter prudence et scepticisme en matière de Justice. Et cependant l’on perçoit bien, à travers son ironie, que Montaigne ne se contentera pas d’un tel constat. Accepter simplement l’extrême diversité des lois et des coutumes, sans se demander si elles sont justes ou injustes, et en tirer pour conclusion que la Justice n’existe pas, nous placerait face à une contradiction. En effet pourquoi à ce compte protester ? Car s’il n’y a aucune justice nulle part, pourquoi y aurait-il de l’injustice ?

Or indéniablement nous constatons que l’injustice existe ! Est-ce dû à la simple absence de lois ou bien à l’existence de mauvaises lois, de lois injustes ? 


d) Pour aller plus loin...

I – Sur quoi l’idée de Justice est-elle fondée ? - Il faudrait commencer par aborder de front la question de la Justice théorique, l’Idée de Justice : est-il possible de déterminer une telle Idée et selon quels critères ? Il n'y a jamais que deux manières de concevoir l’idée de justice : soit en lui cherchant une source extérieure – naturelle ? surnaturelle ? – : nous devrions parler à ce sujet de « mythes » ; soit en la fondant exclusivement sur la Raison et quelques principes fondamentaux (ce qu'a proposé, notamment, Aristote).

II – L’importance - mais aussi l'ambiguïté profonde - d'un « Droit naturel » et (surtout) des « Droits de l’homme » : l’universalisme. Car la justice ne peut pas être une simple théorie, elle doit s’appliquer aux hommes, par conséquent c’est aussi en fonction de l’homme, de sa valeur propre, que nous devons concevoir les lois. C'est bien pourquoi se sont imposées successivement les notions de « Droit naturel » (en rapport avec la « nature » propre de l’homme) et, plus clairement, de « Droits de l’homme » (dont la célèbre « Déclaration », qui elle n’est pas naturelle), soit des principes philosophiques universels censés inspirer les lois et surtout les Constitutions des Etats.

III – Qu’est-ce qui caractérise (et légitime) les lois ? (le droit positif) : le contractualisme. - Armés des premiers principes théoriques (notamment la théorie de la justice selon Aristote) auxquels nous aurons ajouté les principes des Droits de l’homme (fruit de la réflexion des philosophes au cours des siècles), il faudrait examiner ce qui constitue la légitimité et la fiabilité du « Droit positif », c’est-à-dire les lois telles qu’elles existent, afin d’éviter toute injustice. Il apparaît que ce n’est pas d’abord la force ou la domination qui justifie l’établissement des lois, mais plutôt la notion de « contrat ».

IV – Qu’est-ce que l’injustice d’un point de vue rationnel ? Les degrés de l’injustice. - L’injustice n’est certes pas un « idéal » comme la Justice, au contraire elle est une situation réelle et toujours particulière, qui suppose a priori une victime et un coupable. "Il n'y a pas d'injustice s'il n'y a personne pour nous la faire subir" écrivait déjà Aristote. Il n'y a pas d'injustice "naturelle" ni même accidentelle. Mais l’injustice suppose aussi qu’il existe déjà des règles, une justice qui précisément n’a pas été respectée. C’est pourquoi, plus précisément, il faut réserver l’éventualité d’un Droit injuste, d’une loi injuste, voire d’un jugement injuste. Mais comment le Droit pourrait-il être injuste, alors qu'il a pour finalité de réaliser la justice (au sens théorique) ? Comment la justice (concrète) pourrait-elle faire injure au Droit, puisqu'elle a pour vocation d'appliquer celui-ci ? La question est donc hautement paradoxale ! Comment rester logique et rationnel ? A partir de là une nouvelle question se pose, encore plus délicate : avons-nous le droit, finalement, de ne pas respecter une loi ou de désobéir à un commandement (provenant d’une autorité légitime) qui nous paraissent injustes ? Avons-nous le « droit » de nous révolter contre l’injustice, et contre l’Etat qui la permet ? Révolte ou résistance… ?

dm