Les échanges symboliques (premières notions)

 


"Il y a bien plus dans l'échange que les choses échangées" (Claude Lévi-Strauss)

 

1) Le langage, fonction humaine de communication, base des échanges

D'une façon générale, les échanges symboliques désignent tous les échanges ayant une valeur autre que simplement économique. Leur finalité n'est plus la possession des choses mais la communication et la compréhension entre les êtres.

Justement le langage est la principale fonction humaine de communication, il est donc la base des échanges sociaux. Rappelons un certain nombre de distinctions.

La faculté du langage est universelle, c'est-à-dire que tout être humain en est pourvu - quand bien même cette fonction serait inhibée, retardée, par quelque handicap mental ou physique. Elle est également spécifique : le langage humain ne ressemble pas aux langages animaliers, essentiellement parce qu'il utilise un système complexe de signes, la langue, laquelle par sa double articulation à la fois phonétique et sémantique permet un nombre quasiment infini de combinaisons. La parole de son côté est l'usage toujours singulier d'une langue, et la mise en œuvre subjective de la faculté du langage. "Subjective" au sens fort du terme, car l'homme exprime tout son être par l'intermédiaire du langage. Mais s'exprimer n'a de sens que vis-à-vis d'un interlocuteur : c'est pourquoi la finalité du langage est avant tout la communication, l'échange.

Toute interlocution suppose a minima les quatre éléments suivants, suivant la théorie de Jakobson : un émetteur (ou destinateur), un récepteur (ou destinataire), et un message transmis élaboré au moyen d'un code (la langue).

Enfin rappelons que toute communication est un acte. Un acte est toujours une transformation de la réalité, tout acte a des conséquences réelles. Donc, parler est un acte. C'est la dimension "performative" du langage (de l'anglais to perform, accomplir). Par exemple si je dis "la séance est ouverte", c'est ma parole précisément qui ouvre la séance.


2) Le langage dans les échanges sociaux

 

a) Les échanges inter-individuels : quelques exemples

Qu'échangeons-nous par exemple dans le mariage, dans l'amitié, dans l'éducation ?

- Le mariage : idéalement une parole donnée ou une promesse, "le meilleur comme le pire" (selon la formule consacrée), la confiance, la reconnaissance sociale… Et aussi quelques biens matériels communs (ancien système de la dote) ! Ce qui prouve que l'aspect économique n'est jamais très loin…

- L'amitié : idéalement une parole de confiance, un équilibre entre l'affection et le respect (cf. Kant)… La vraie amitié est un échange gratuit, sans raison, par affinité pure, à la différence de la camaraderie qui consiste à partage des intérêts communs. Mais bien sûr, en amitié, l’échange gratuit peut être contrarié par un déséquilibre ; Kant disait même qu'une amitié parfaite devait être aussi rare qu'un "cygne noir" ! dans l’éducation, le don du savoir crée aussi une dette symbolique).

- L'éducation : il s'agit bien d'un échange par lequel l'adulte transmet non seulement son affection mais aussi son expérience et son savoir, ainsi que des règles… En retour l'adulte (parent) participe d'une forme de joie, de beauté et d'insouciance propres à l'enfance, que sans cette présence infantile il aurait oublié et perdu à tout jamais. L'éducateur lui est confronté aux questions de l'élève qui les font progresser mutuellement. Notons aussi que le don du savoir crée, en retour, une dette symbolique ineffaçable (voire un "capital symbolique" selon Bourdieu, qui sous-tend ce que cet auteur appelle la logique de la "distinction").

- Quelques autres exemples, pour souligner que certains types de dons échappent radicalement au commerce (car la loi l'interdit) et paraissent bien gratuits : le don d'organe, le don de sperme (anonymat requis), le don de sang, le bénévolat ou le don aux organismes de charité… Il ne s'agit pas tant d'échanges que d'actes de transmission (matériels et symboliques : la générosité est une dynamique, on n'en perçoit pas directement et personnellement le fruit, mais socialement si).

Certains types de dons paraissent extrêmement codifiés (par l'usage) comme le pourboire, d'autres comme la transmission par héritage sont unilatéraux mais strictement régulés par la loi.

 

b) les échanges socio-culturels : quelques exemples

- Le potlach : c'est le nom utilité par l'ethnologue Marcel Mauss pour désigner des prestations sociales basées sur le don observées chez les indiens d'Amérique. Cela consistait, entre deux familles ou entre deux villages, à échanger non seulement des cadeaux matériels mais aussi des politesses, des festins, des femmes ou des esclaves… Mauss met en évidence trois obligations qui forment la base de ce système : 1) l'obligation de donner (signification : je suis au-delà du besoin), 2) l'obligation de recevoir (refuser un cadeau serait perçu comme une marque d'hostilité, et un aveu d'infériorité), 3) l'obligation de rendre (et de rendre davantage). On voit sur cet exemple que le don - dans sa dimension sociale -  n'est jamais gratuit, et aussi qu'il est pourvu d'une signification : il participe d'un code, dont le respect est essentiel à l'intégration, ou pour obtenir la reconnaissance des autres. Aujourd'hui encore, nombre de relations sociales ont gardé cette structure du don/contre-don, comme par exemple les "invitations" entre collègues, voisins, etc.

- Les voyages : il paraît clair que les échanges de biens matériels et de biens culturels (linguistiques, etc.) se mêlent étroitement dans ce type d'expérience ; un voyage qui n'est pas pensé comme échange(s) se réduit à de vulgaires "vacances" (au sens propre).

- La politesse et la civilité sont bien des échanges, et spécifiquement des échanges de paroles. Ce n'est pas le contenu de ces paroles qui compte mais le fait qu'elles soient prononcées effectivement : non pas l'énoncé mais l'énonciation. Le respect de ces règles simples - quoique fortement ritualisées - témoigne a minima d'un respect pour l'autre et d'une "bonne volonté" d'ouverture à autrui. 

- Enfin la démocratie elle-même, fondée sur la liberté d'expression et la tolérance, en perpétuel équilibre entre conflit et consensus, est-elle autre chose qu'un échange d'opinions et de discours ?

" La première conquête des démocraties, c'est la constitution d'un espace public de discussion, avec son corollaire obligé : la liberté d'expression, dont la liberté de publier, au sens usuel du terme, affectant la presse, les livres et l'ensemble des grands moyens de communication. Dans cet espace public s'affrontent des courants d'opinion plus ou moins organisés en partis. Cet affrontement met en jeu la seconde notion importante pour notre réflexion sur le langage, à savoir l'articulation entre consensus et conflit. Loin que ces deux notions s'opposent, elles s'appellent mutuellement et se complètent. D'un côté, une démocratie n'est pas un régime politique sans conflits, mais un régime dans lequel les conflits sont ouverts et en outre négociables. Éliminer les conflits — de classes, de générations, de sexes, de goûts culturels, d'opinions morales et de convictions religieuses — est une idée chimérique. Dans une société de plus en plus complexe, les conflits ne diminuent pas en nombre et en gravité, mais se multiplient et s'approfondissent. L'essentiel, comme on l'a suggéré, est qu'ils s'expriment publiquement et qu'il existe des règles pour les négocier. C'est ici que le conflit appelle le consensus, autant que le consensus rend possible la négociation. Car comment négocier les conflits sans accord sur la règle de jeu commune ? De cette situation résulte pour le langage politique une contrainte fondamentale qui définit le cadre de ce que j'ai appelé, pour faire court, délibération publique. Le langage politique fonctionne au mieux dans les démocraties occidentales modernes comme langage qui affronte des prétentions rivales et qui contribue à la formation d'une décision commune. C'est donc un langage à la fois conflictuel et consensuel." (Paul Ricœur, Lectures 1, Autour du politique, 1991)


En résumé, les échanges symboliques sont constitutifs du lien social. Ils rappellent que la vie en société repose sur des actes de parole, de don, de reconnaissance et de réciprocité, qui ne se réduisent ni à l’économie ni au droit.

dm