Peut-on connaître la matière ?

 


Descartes et le morceau de cire

Ce fut le problème de Descartes au 17è siècle. Descartes était “dualiste”, c’est-à-dire qu’il opposait la matière et l’esprit comme deux substances différentes, mais en leur accordant une égale réalité. Par exemple l’homme possède une âme (spirituelle) et un corps (physique). 

Mais le problème que se pose Descartes est avant tout d'ordre épistémologique : il se demande comment l’on connait la matière et ses propriétés (Descartes veut promouvoir la science et le progrès technique). Sa réponse : justement avec l’esprit !

La matière désigne d’abord la réalité concrète et observable, en un mot tout ce qui constitue notre expérience sensible (définition de l'"empirique"). Question : l'observation et la sensation vont-elles nous apporter des informations objectives et certaines sur la matière même des choses ? Descartes pense que non, il soutient que la matière n’est pas objet de sensation mais de pensée, et il va le démontrer dans la seconde des Méditations Métaphysiques, sous le nom d'expérience du « morceau de cire ». 

Le thème de ce passage est donc la connaissance des corps physiques. Descartes commence par rappeler ce qui passe pour une évidence : ce que nous connaissons le mieux, avec la plus grande distinction, c’est-à-dire sans confusion, ce sont les corps physiques, les choses sensibles. Pourquoi ? Parce qu’ils affectent nos sens. Mais, il précise que c’est là ce que nous croyons le mieux connaître. Il faut donc mettre à l’épreuve cette croyance. En effet quand bien même je voudrais me représenter (percevoir ou imaginer) le plus grand nombre possible de formes que pourrait prendre un morceau de cire d’abeille, jamais je ne parviendrai à me les représenter toutes puisqu’elles sont en nombre infini. Alors ? Ce n’est pas avec les sens ni avec l’imagination qu’il est possible de les connaître, mais avec l’entendement, c’est-à-dire avec la faculté de concevoir, de former des concepts qui se distinguent à la fois des perceptions et des images formées par l’imagination. Le morceau de cire n’est connaissable et connu qu’au moyen de concepts, qui désignent des propriétés de la chose, ceux d’étendue et de mutabilité pour commencer (et bien d’autres). Ce morceau de cire n’est pas que cela, mais c’est seulement en cela qu’il est connu puisqu’il sera toujours étendu et muable, ce qui est une des définitions possibles de la matière. 

Conclusion : Descartes en déduit que la matière n’est saisie que par la pensée et qu’elle est bien une réalité indépendante de l’esprit, une substance. 

 

Que dit la physique du XXè siècle ?

Or la science moderne voit les choses un peu autrement. Elle cherche bien à connaître la matière, mais une matière qui s'« effrite » en quelque sorte toujours plus, et qui n'admet plus le qualificatif de substance...

La physique moderne divise la matière en « particules élémentaires » inobservables. Trois nouveautés sont à retenir. 1) l’atome n’est plus un « insécable », on découvre des électrons qui gravitent autour ; il est composé d’un noyau, dans lequel existent de petites particules nommées quanta. Et surtout, 2) tous ces éléments ne sont plus que des quantités de force échangées, et non des solides consistants : l’univers n’est plus qu’un champ de forces ! Pire 3) la physique contemporaine a dû poser l’existence de nouvelles particules nécessaires pour expliquer l’expérience : les hypothétiques « quarks », pôles d’énergies jamais observés qui ne peuvent être décrits que mathématiquement. Autrement dit, c'est une ouverture au virtuel et à l'existence statistique.

La description de la réalité matérielle devient purement conceptuelle. Conséquences : que nomme-t-on alors « matière » ? 

1°/ Conséquences sur sa définition : elle n’est plus ce solide consistant, ce substrat ou cette substance qui se conserve en dépit du devenir sensible. La représentation des quatre éléments et au mieux de l'atome insécable, n’est qu’un préjugé dû aux limites de notre imagination. La matière est énergie, champ de force.

2°/ Conséquence sur la réalité de la matière : c'est un concept produit exclusivement par l'expérimentation et qui ne s'exprime que mathématiquement ; pour la science moderne la matière est largement dématérialisée.

Cela ne veut pas dire qu'elle n'existe pas ou que seul l'esprit concevant la matière existe (Berkeley). Il y a toujours un sujet-esprit et un objet-matière. Simplement la matière devient synonyme du Réel en tant que virtuellement inconnaissable (nos capacités de connaissance, d’observation et d’expérimentation de la matière sont limitées, même si l’on en connait un bout !). 

Conclusion : la matière, c'est le Réel, soit ce qui ne peut être connu totalement. Ceci est la négation radicale de la thèse de Hegel : "tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel". Donc on peut être sûr que tout n’est pas esprit et que « quelque chose » est matière, par opposition, tout à fait en dehors de l’esprit connaissant. 

On vient donc de montrer que la matière n'est jamais qu'un aspect de l'expérience humaine, en l'occurrence une borne à sa connaissance des choses. L'esprit est précisément l'autre face de cette expérience ; pas plus que la matière, l'esprit n'a pas de réalité absolue en soi. La matière et l’esprit, c’est l’homme.

dm