De nombreux intellectuels, écrivains, militants politiques sont encore persécutés partout dans le monde pour avoir usé – abusé selon leurs accusateurs – de la liberté d’expression.
La liberté d'expression est une liberté fondamentale. Comme toute liberté naturelle, on la voudrait absolue ; comme toute liberté socialement réglementée, elle connaît des limites. Mais pourrait-on imaginer ou réclamer une liberté d'expression sans limites ?
La liberté : en apparence, c'est le fait de ne jamais être contraint, de faire ou de penser ce que l'on veut. L'expression consiste en général à extérioriser notre pensée, par la parole ou par l'écrit (la presse par exemple). La liberté d'expression est presque un pléonasme, puisque s'exprimer revient toujours à libérer quelque chose en nous. Généralement, elle est reconnue par la loi ; mais la loi impose également des limites à cette liberté.
Le problème est le suivant : en matière de liberté d'expression, faut-il "interdire d’interdire", comme on disait en 68 ? Ou bien faut-il reconnaître cette liberté absolue seulement en principe, et imposer des limites strictes en fait et en droit ? Mais selon quels critères moraux, politiques, philosophiques ?
On rappellera d'abord que la liberté d'expression est un droit.
Article 11 (DDHC) : La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.
La liberté d'expression est une liberté (= un droit) reconnue par la plupart des Etats modernes, spécialement républicains et démocratiques, au même titre que la « liberté de pensée », la « liberté de culte » ou la « liberté d'opinion ». Cela signifie que chacun peut s'exprimer sans craindre d'être persécuté, par autrui ou par l'Etat.
Elle n'est pas seulement une liberté de parole, mais également une liberté de publication. Exemple : la liberté de la presse, essentielle pour toute démocratie. Liberté de création, pour les artistes. Etc. Mais cette liberté se paie chèrement parfois : par ex. Zola avec son « J’accuse »…
Pourtant il est inévitable, nécessaire d'en fixer les limites, comme pour tout droit et pour toute liberté.
Il y a d'abord des limites naturelles : comme la liberté de pensée, la liberté d'expression rencontre les limites naturelles de toute faculté humaine. Descartes évoque bien une liberté de choix entière (liberté de la volonté, libre arbitre), pourtant elle reste fonction de nos capacités intellectuelles de concevoir (entendement), évidemment limitées. D'autre part la capacité de "dire" connaît des limites d'ordre psychologique : le sujet pratique bien souvent l'auto-censure, il y a des choses que l'on s'empêche (consciemment ou inconsciemment) de dire ...pour ne pas risquer d’être exclu d’un groupe social (famille, amis…). La « bien-pensance » entraine une forme de « bien-disance « qui est le contraire d’une expression personnelle et donc libre.
Il y a ensuite et surtout les limites juridiques et politiques. Toute liberté socialement reconnue se trouve, en même temps, juridiquement limitée (= par la loi). Par exemple on ne peut insulter librement et publiquement une personne, tenir des propos racistes (encore moins les publier), ou encore se livrer à la diffamation. Les critères de ces interdits concernent surtout le droit à l'honneur : certes les paroles ne tuent pas, mais elles peuvent porter atteinte à l'honneur, ou à l'intégrité morale. D'autre part il existe des critères plus politiques : tout ce qui peut porter atteinte à la sécurité de l'Etat est interdit. La liberté de la presse n'est donc pas absolue.
Un exemple typique : la laïcité. Ce principe est celui de la séparation de l'Église et de l'Etat (1905 en France) : il n'existe plus aucune religion «officielle» en France. D'une part ce principe autorise la libre pensée, donc aussi bien la liberté de culte (religion) ; mais d'autre part, et pour garantir ce droit, il interdit toute expression qui équivaudrait à une forme de prosélytisme (vouloir imposer une croyance), du moins dans le cadre de l'espace public.
Peut-on néanmoins poser le principe d'une liberté d'expression infinie ? une telle liberté reste-t-elle légitime malgré toutes les limites énoncées précédemment ?
D'abord il y a quelque contradiction à vouloir limiter une liberté, puisque la « liberté » signifie théoriquement l'absence de limites. Ou la liberté existe, et elle est sans limites, ou bien elle n'existe pas. Les lois nous protègent de la violence et des inégalités, mais la liberté est par principe le contraire de la violence ou de la force... Spécialement la liberté d'expression, puisque l'expression semble par définition libératoire de quelque chose, l'absence de contrainte, la non violence même !
Si l'on considère le problème de la censure, par exemple, il est bien difficile de la justifier. Interdire des journaux, des livres, des films, n'est-ce pas l'aveu d'une peur et d'une faiblesse plutôt qu'une mesure réellement efficace ? Les dictatures abusent naturellement de la censure ; cela suffit presque à définir une dictature. Mais les démocraties se montrent bien souvent hypocrites : la loi du Marché (l'économie) règne en maître et décide par elle-même de ce qui "peut" être montré (films d'action commerciaux ...ou même journaux télévisés) ou non (de nos jours, on n'est pas "libre" de faire une émission de TV qui ne récolte pas suffisamment d'audimat, donc d'argent).
L’art, la poésie, la littérature n’échappent-ils pas à toutes les formes de censure et de limitation dans la mesure où ils utilisent des « figures » qui permettent de dire-sans dire, ou de dire en disant autre chose ? Tout ne peut-il pas être exprimé symboliquement (ce qui est la définition de l’art) ? Les limites du légal et du décent concernent la lettre, mais l’esprit n’est-il pas d’une part au-dessus des lois et de la morale (ce sont plutôt les loi set la morale qui en découlent), d’autre part tourné vers l’infini ? Donc la profondeur de l’œuvre et de son interprétation n’est-elle pas elle-même infinie ?
L'homme aspire à l'infini, au sans-limite. La liberté et l'expression (donc la liberté d'expression) en sont les moyens. En dehors des modes d’expression symbolique, comme l’art ou la poésie - qui offrent effectivement une liberté infinie -, une liberté d’expression sans entrave ne peut constituer qu'un horizon politique, un idéal pour l'esprit, qu'il serait contradictoire de traduire en actes, surtout violents.
dm
