Les sciences humaines sont-elles… scientifiques ?

Expliquer et comprendre

Les sciences dites « humaines » (parce qu’elles prennent l’humain comme objet) sont toujours suspectées de n’être pas de « vraies » sciences. L’argument principal étant que ces sciences ne sauraient être suffisamment objectives dans la mesure où elles observent des subjectivités ; partant elles ne pourraient pas expliquer mais seulement interpréter, parvenant au mieux à une certaine compréhension de l’humain. Un peu d’histoire pour commencer.

Le terme de « sciences humaines » pour désigner la psychologie, l’histoire, la sociologie etc. est d'un usage assez récent. Autrefois, au XIXème siècle, on employait plutôt le terme de « sciences morales ». Le terme « morales » mettait l’accent sur le caractère distinct de l’esprit humain par rapport à l’ordre de la nature. Le terme de « sciences de l’esprit » a aussi été employé en référence à l’œuvre de Hegel. Mais désigner une science par la moralité de son objet semble assez étrange, pas du tout scientifique. La science porte essentiellement sur des jugements de fait et non des jugements de valeur. Les considérations morales, en pratique, ne devraient pas avoir leur place dans une démarche d’investigation objective. 

La formule « science humaine » est donc plus épurée. Mais elle a aussi un aspect inquiétant. Elle sous-entend que l’homme est un objet comme les autres, qu'il doit lui aussi pouvoir être connu scientifiquement, comme on connaît les phénomènes naturels. Car l'homme est à la fois celui qui étudie et celui qui est étudié. Faut-il écarter la subjectivité (comme le faisaient les matérialistes du 18è), la réduire au minimum, au risque de retirer tout ce qu'il y a d'humain dans les phénomènes humains ? Ou bien l'affronter comme une dimension essentielle de l'homme ? Si on l'affronte, doit-on l'affronter avec des méthodes radicalement différentes de celles des sciences de la nature ? 

Telle est la solution proposée à la fin du 19è siècle par un certain nombre de sociologues philosophes : entre expliquer, qui conviendrait aux sciences de la nature, et comprendre, qui serait adapté aux sciences humaines, il y aurait un abîme infranchissable. "Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique" écrit Diltey (1883). C’est en fait l’idée même de déterminisme qui s’applique mal à l’ordre humain. Ce n’est pas la causalité qui rend compte de l’humain, c’est l’intentionnalité. Les prédictions dans les sciences humaines sont très rares et aléatoires en raison de la grande complexité des phénomènes humains. Tout ce que l’on peut obtenir, ce sont des probabilités d’événement, ou une sorte de probabilité de comportement. 

Cependant, l'opposition entre explication et compréhension s'avère elle-même problématique. Ne faudrait-il pas expliquer, justement, pourquoi les hommes généralement ne se comprennent pas ?! C'est bien pourquoi une science de l'homme s'avère nécessaire, non pour nier la subjectivité, mais pour en rendre compte. Comme l'écrit l'historien Paul Veyne: "les valeurs ne se trouvent pas dans ce que les gens disent, mais dans ce qu'ils font... Les mentalités ne sont pas mentales." Autrement dit : la subjectivité humaine n'est pas une terre inviolable, un intérieur inaccessible. Les intentions se transforment en actes que l'on peut toujours analyser, ou en signes que l'on peut toujours interpréter. Et puis les intentions forment elles-mêmes une sorte de réseau – on parle alors de structures.


L'apport du structuralisme

Comme le sujet individuel n’est pas une entité séparée, autonome, et encore moins un pur esprit, il faut bien admettre qu’il s’insère dans des formations complexes et pré-existantes qui sont des structures humaines, sociales, voire linguistiques. Le structuralisme est la doctrine (milieu du 20è s.) qui soutient que l’individualité humaine est préformée par des structures. La structure est, par-delà les comportements observables de l’homme, un ordre caché sous-jacent qui fournit la clé de leur compréhension. Appliquée aux sciences humaines, l'idée de structure revient à considérer l’homme comme le produit de séries de déterminations, qui sont celles de la parenté, des règles sociales, du langage, de l’inconscient, des systèmes économiques, etc. Claude Lévi-Strauss, en anthropologie, a montré que les mœurs, les coutumes, et surtout l'organisation familiale n'étaient pas arbitraires, mais qu'ils formaient une structure cohérente et rationnelle. Autre exemple, les résultats théoriques de la psychanalyse peuvent être interprétés à travers la notion de structure. Lacan a énoncé : "l'Inconscient est structuré comme un langage". Interpréter revient à retrouver la structure invisible. Finalement, dans le cadre du structuralisme, on peut établir une équivalence entre interpréter et analyser, car d'une certaine façon ce sont toujours des signes qui se donnent à interpréter, non pas séparément, mais structurellement.


La scientificité relative et problématique des sciences humaines

Cela dit, on peut montrer que l'objectivité reconnue des sciences humaines, structuralisme ou non, reste très relative. Qu’implique l’idée d’objectivité du savoir scientifique ? 1) qu’une science possède un objet défini, un ordre de faits que l’on soit en mesure d’étudier, 2) que l’on puisse faire abstraction de toute partialité, au sens des opinions subjectives, de préférences idéologiques qui pourraient fausser le travail de la raison, 3) que le savoir développe une connaissance générale et ne se cantonne pas à une énumération de cas particuliers. 4) Enfin, il y a objectivité si une discipline dispose de méthodes spécifiques de recherche, d’expérimentation et de falsifiabilité.

Le premier point est admis. Chaque science humaine peut définir ses propres objets, ses propres faits. Le second point est déjà plus délicat. S’il existe autant d’écoles, autant de doctrines dans les sciences humaines, n’est-ce pas justement parce qu’un point de vue y est à chaque fois posé comme prédominant ? Il y a une sociologie positiviste de Durkheim, une sociologie américaine, une sociologie marxiste, etc. En psychologie, il y a presque autant de psychologies que de psychologues...  Dans tous ces domaines, toute interprétation d’une donnée, d’une découverte archéologique, ou d’une observation statistique, est une prise de position. Nous voyons bien comment la presse commente un sondage d’opinion. Les mêmes chiffres peuvent être lus de manières très différentes. Sur le troisième point, il n’est pas exclu que l’on puisse établir des lois générales dans les sciences humaines, mais leur formulation enveloppe une grande complexité. Enfin, concernant le quatrième critère, on dira qu’il y a bien objectivité dans la mesure où effectivement les sciences humaines ont dû leur essor à la formulation d’une méthode, liée à leur cadre théorique d’investigation. Il y a une méthode de test en psychologie, une méthode de sondage en sociologie, une méthode critique de l’histoire. Cependant, on observe une séparation assez nette avec les sciences de la nature dans la mesure où le recours à l'expérimentation n'est pas concevable si elle doit mettre le sujet (psycho) ou les individus (socio) en danger. Or celle-ci a le pouvoir soit de falsifier définitivement la théorie, soit de la confirmer de manière provisoire. La falsifiabilité permet à une théorie d’être réfutée par les faits, d’être testée. Pour Popper, une théorie n'est scientifique que si elle peut être mise en défaut.

Conclusion : en matière de sciences humaines, l'on est confronté à la fois à la nécessité et à l'impossibilité d'expliquer tout à fait objectivement les phénomènes humains. Il ne reste plus qu'à interpréter cette difficulté, cette limite elle-même... En effet cette relativité, cette semi-objectivité des sciences humaines ne doit pas être vue comme un échec, mais au contraire comme le signe du caractère irréductible de l'existence humaine, qui ne prend pas son sens d'être expliquée, analysée, mais seulement comprise pour ce qu'elle est vraiment, à savoir que l'existence n'est pas définissable, elle n'est pas une essence mais une histoire pour chaque sujet existant. Il n’y a pas de science de l’existence mais une philosophie de l’existence.

dm