1) Distinguer Devoir et bonheur : la moralité est dans la conscience et la raison
- "Si tous les hommes recherchent d’être heureux" (Pascal), il s‘en faut de beaucoup qu’ils s’accordent sur une définition commune du bonheur. « S’il est vrai que tout hommes souhaite y parvenir, il ne peut cependant dire d’une façon déterminée et cohérente, ce que véritablement il souhaite et veut » (idem). Kant fait remarquer que le bonheur n’est qu’un idéal de l’imagination (cf. plus bas), non rationnel et toujours subjectif, et qu’au mieux la “morale du bonheur” eudémoniste ne contient pas des règles mais des conseils (facultatifs, non normatifs), et tout au plus des impératifs techniques portant sur les moyens et jamais sur les fins. Au contraire du bonheur, les devoirs moraux cherchent nécessairement à s’accorder entre eux.
- Il faut donc retrouver le sens évident et simple de la moralité, plus sûre et plus importante qu’un bonheur aléatoire. Partant du mot de Pascal : "La vraie morale se moque de la morale", Lalande explique : « La vraie morale, n’est-ce pas ici le sentiment vif et juste, l’évidence intérieure du bien et du mal ? Et la morale dont elle se moque, ce peut être soit l’ensemble routinier des règles de morale traditionnelles (les « mœurs »), soit plutôt la spéculation morale des philosophes ». « Il suffit, précise Kant, de considérer la raison humaine, sans rien apprendre le moins du monde de nouveau, la rendre attentive à son propre principe, montrer par suite qu’il n’est besoin ni de science ni de philosophie pour savoir ce qu’on a à faire afin d’être honnête et bon, et même sage et vertueux ». Ici Kant se souvient de Rousseau affirmant : « Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience." Mais Kant ne partage pas le « sentimentalisme » de Rousseau et sa théorie de la moralité compassionnelle. Pour Kant aussi la conscience morale a un caractère inné ; mais elle ne résulte pas de la sensibilité et de la pitié, seulement de la Raison présente en chaque homme qui lui indique par définition même le caractère universel des valeurs morales.
Enfin naturellement, se servir convenablement de sa raison, cela s’apprend. Tous les auteurs soulignent l'importance de l'éducation dans la genèse du sens moral chez l'individu. Qu’elle soit logée dans le « cœur » ou dans la raison, ou même qu’elle résulte purement et simplement des conventions sociales, seule l’éducation peut faire apparaître au grand jour, progressivement, cette faculté de distinguer le bien du mal.
2) Distinguer Devoir et inclination (ou désir) : seule la bonne volonté est (moralement) bonne
- La découverte de la dimension morale dans la raison ne donne pas encore la notion précise du “devoir”. Il faut doter cette moralité d’une sorte de faculté ou de capacité d’agir que Kant appelle : la “bonne volonté”. "De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une BONNE VOLONTE". La bonne volonté n’est donc pas assimilable à la volonté “conciliante” (“bien vouloir...”), pas même à la notion d’effort (“allons, un peu de bonne volonté !”) ou de courage (“être volontaire”. Elle signifie simplement : faire son devoir. Mais quel est ce fameux devoir « pur » ? Nous allons détailler plus bas les conditions pour qu’un devoir puisse être considéré comme « moral », porté par la « bonne volonté ».
- Il faut bien préciser : faire son devoir parce que c’est son devoir, et non par inclination c’est-à-dire par tendance ou par goût. A cet égard, Kant porte très loin l’exigence du devoir. Par exemple : « c’est un devoir de conserver sa vie et c’est aussi une chose à laquelle chacun est porté par une inclination immédiate. Or c’est précisément ce qui fait que ce soin, souvent si plein d’anxiété, que la plupart des hommes prennent de leur vie, n’a aucune valeur intrinsèque, et que leur maxime à ce sujet n’a aucun caractère moral. Ils conservent leur vie conformément au devoir sans doute, mais non pas par devoir. Mais que des revers et un chagrin sans espoir ôtent à un homme toute espèce de goût pour la vie ; si ce malheureux, qui a de la force d’âme, plutôt indigné par son sort qu’abattu ou découragé, conserve la vie, sans l’aimer, et tout en souhaitant la mort, et ainsi ne la conserve ni par inclination ni par crainte, mais par devoir, alors sa maxime aura un caractère moral. (...) [la morale] veut qu’on agisse par devoir et non par inclination. »
- Jamais la distinction entre devoir et inclination ne se remarque aussi bien que lorsqu’il s’agit d’associer amour et devoir. Il faut aimer (son prochain) par devoir même si l’on ne parvient pas à aimer par inclination. « C’est ainsi sans aucun doute qu’il faut entendre les passages de l’Écriture, où il est ordonné d’aimer son prochain, même son ennemi »
- C’est bien parce que l’inclination ne “suit” pas toujours le devoir que l’action morale n’est pas aisée et que la contrainte est nécessaire, sous la forme d’un “impératif” ou d’un ordre ; voire sous forme de répression. Ce qui peut paraître une entorse au principe de la “bonne volonté”... Mais, comme le dit Kant, si la volonté humaine est bonne, elle n’est pas “sainte” pour autant, c’est-à-dire infaillible.
3) Distinguer Devoir et intérêt, Impératif catégorique (ses trois formules) et impératif hypothétique
- Cet impératif moral, Kant le nomme impératif catégorique. Le pur devoir a priori commande catégoriquement. Il faut, en effet, distinguer l’impératif catégorique — qui seul est proprement moral — de l’impératif hypothétique, qui nous représente une action comme nécessaire pour parvenir à une certaine fin. Tels sont les impératifs de l’habileté ou de la prudence. Alors que l’impératif hypothétique nous dit « faites ceci, si vous voulez obtenir cela», I’impératif catégorique dit « faites ceci parce c’est votre devoir », non pas obtenir un bien mais parce que cela fera de vous quelqu’un de bien. Ce n’est pas un moyen, mais une fin en soi. En quoi consiste précisément l’impératif catégorique ? Kant nous le présente comme soumis à trois conditions, qui sont aussi trois formulations du même principe.
- Universaliser la maxime de notre action (première formule). La première formule du devoir obéit à l’exigence d’universalisation. Au moment de l’action, il faut toujours se demander : et si tous en faisaient autant ? Il n’est pas d’autre critère possible de la morale et du devoir. Ainsi, nous dit Kant, le suicide dans une situation difficile est impossible, car je ne puis universaliser sans contradictions la maxime de mon action. Une nature dont ce serait la loi de détruire la vie serait contradiction avec elle-même. Voici donc cette première formule: "Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature"
- Le respect de la personne (seconde formule). La morale est fondée sur le respect de la raison. Or celle-ci entraîne le respect de l’homme conçu comme être raisonnable. Par conséquent, I’être humain possède seul une valeur absolue, il représente une fin en lui-même. Les autres êtres vivants ont une valeur conditionnelle (par ex. on respecte la nature parce que c’est un bien précieux), mais l’homme a une valeur inconditionnelle : on le respecte parce que c’est un homme, c’est une “personne”, une fin (ou un bien) en soi. Voici donc la seconde formule de l’impératif : "Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen."
- L’autonomie (troisième formule). La troisième formule de l’impératif catégorique souligne l’autonomie de la volonté. Si l’être raisonnable est une fin en soi, il en résulte qu’il ne peut être soumis à la loi morale, mais qu’il doit au contraire en être l’auteur. L’être humain ne peut recevoir la loi morale de manière purement externe ; il se l’impose librement à lui-même. En somme, l’autonomie de la volonté ne désigne rien de moins que la faculté de s’obliger soi-même. Par la raison, l’homme est aussi bien l’origine (l’auteur) de la loi morale que sa fin. Et cette loi ne dépend de rien d’autre. A l’inverse, dans l’énonciation des impératifs “hypothétiques”, la raison est dite “hétéronome” car elle dépend d’autres facteurs, d’autres conditions. Par exemple, une morale telle que celle du bonheur exprime l’asservissement de la raison à l’intérêt. La formule est donc la suivante : "Tout être raisonnable, comme fin en soi, doit pouvoir se considérer, en ce qui concerne toutes les lois auxquelles il peut être soumis, tout aussi bien comme législateur universel (...)."
- On peut maintenant énoncer la définition du devoir selon Kant : « le devoir est la nécessité de faire une action par respect pour la loi ». Le respect est dû à la loi elle-même en tant que telle, et non à tel ou tel objet concerné par l’action : « Je puis bien avoir de l’inclination, mais jamais de respect pour l’objet qui doit être l’effet de mon action (...). »
4) L’antinomie de la raison pratique (la moralité semble contredire l’aspiration au bonheur, d’où l’espérance du paradis)
- Et le bonheur dans tout cela ? Par le respect de la loi morale, l’homme accède à la dignité, et à une sorte de « promesse » du bonheur : "La morale n’est donc pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur."
Se rendre digne du bonheur, cela revient strictement à le différer, à le maintenir dans un avenir plus ou moins probable, plus ou moins indépendant de nous. Ce que la religion appelle l’espérance. "C’est seulement lorsque la religion s’y ajoute, qu’entre en nous l’espérance de participer un jour au bonheur dans la mesure où nous avons essayé de n’en être pas indignes." La théorie kantienne de la moralité conduit à la religion.
- Antinomie = contradiction entre deux lois, deux principes. Il y a une contradiction, une antinomie selon Kant entre la morale et le bonheur (contrairement à ce qu’affirmaient les philosophes antiques). Le bonheur est personnel tandis que la morale vise un universel, comme nous l’avons vu.
- Idéalement, le bien unique et total réside dans l’union du bonheur et de la vertu (c’est-à-dire ici la bonne volonté). Or cette union est impossible dans ce monde, pour deux raisons. D’abord le commandement de la loi morale est présenté par Kant comme étranger à la nature humaine, puisque le principe de la moralité est le désintéressement absolu, alors que la nature humaine est fondamentalement intéressée. Ensuite le devoir ne conduit pas forcément au bonheur (au contraire il s’apparente souvent à une douleur) : il arrive éventuellement comme une récompense (jamais assurée, sauf dans l’au-delà), et non comme une conséquence comme dans l’eudémonisme. Si cette union n’est pas possible sur terre, il faut donc supposer qu’elle a lieu ailleurs ; ce qui conduit à postuler l’immortalité de l’âme ainsi que l’existence de Dieu. La morale kantienne conduit à la religion en ceci que seul un Dieu, littéralement, pourrait appliquer les maximes de la loi morale. De même, seul le « paradis » pourrait réunir les hommes en tant que parfaitement heureux ET en tant que parfaitement moraux. Reste alors, non plus une théorie de la morale, mais bien une doctrine religieuse du salut.
- Cependant il serait injuste d’affirmer que Kant se détourne de la perspective du bonheur. En effet : "La séparation entre le principe du bonheur et celui de la moralité n’est pas pour autant leur contradiction, et la raison pure pratique ne veut pas que l’on renonce à toute prétention au bonheur, mais seulement qu’on ne s’y réfère point quand il est question du devoir."
- Kant pose en effet que si la bonne volonté est le bien suprême, néanmoins paradoxalement "assurer son propre bonheur est un devoir" car, ici très réaliste, Kant reconnaît qu’un minimum de bien être est la condition de la vertu. Quelqu’un qui ne fait pas tout pour se rendre heureux risque de perdre en même temps l’exigence du devoir, de se décourager en somme. Ce qui serait une faute au regard du devoir !
En distinguant si bien le principe du bonheur et le principe du devoir, Kant va révéler - paradoxalement - dans toute sa clarté, le concept moderne du bonheur. Le bonheur est un idéal !
dm
