La définition la plus commune de la raison est celle de Descartes comme faculté de juger, c’est-à-dire faculté « de distinguer le vrai d’avec le faux ». Mais le concept de raison est plus large, il a une histoire qui se confond presque avec l’histoire de la philosophie !
a) La raison « cosmique » des philosophes antiques, puis Socrate
- En grec ancien, la raison se dit logos, d’un terme qui signifie d’abord la parole ou le langage, et par extension le discours visant la vérité (par opposition à muthos, mythe). Mais chez les plus anciens des philosophes grecs, les pré-socratiques comme Héraclite, le Logos a également un sens cosmique voire ontologique, c’est-à-dire qu’il désigne un mode d’Être : c’est l’âme du Monde, ou plus simplement la Nature en tant qu’ordre cosmique (cosmos), d’où l’idée d’une Raison universelle que l’on trouvera chez les philosophes stoïciens. La raison et le réel se confondent dans la Nature. Pour le stoïcien, vivre « en conformité avec la nature » ou vivre « en conformité avec la raison » est une seule et même chose.
- Basculement : Socrate est le premier philosophe à avoir centré le problème de la raison et son usage sur l'Homme et non plus sur la Nature. Et Platon a instillé l’idée que le Réel n’est pas le monde concret et matériel (domaines des apparences), mais plutôt dans les Idées ou essences pures.
Lorsque Aristote (disciple de Platon, lui-même disciple de Socrate) écrit : « L’homme est un animal rationnel », il veut dire que la raison est le propre de l’homme, la « nature propre » ou l’essence de l’homme, mais il n’ignore pas que cette raison est liée à la sociabilité de l’homme et donc au langage. Aristote précise bien aussi que « l’homme est par nature un animal politique ».
b) La raison « dogmatique » des philosophes classiques
- L’expression "raison dogmatique" désigne le « rationalisme » des philosophes du 17è siècles, comme Descartes, Spinoza ou Leibniz. Pour ces philosophes déjà « modernes », la raison n’est certes plus la « réalité » ou la « nature », mais bien d’abord la faculté humaine de juger et de connaître la réalité.
René Descartes affirme au tout début du Discours de la Méthode : « Le bon sens est la chose au monde la mieux partagée » (le bon sens n’est pas autre chose que la raison). Cette phrase est légèrement ironique : nous savons bien que nous avons notre raison, et chacun est bien persuadé de s’en servir constamment et d’avoir raison…
Descartes attribue à la raison deux caractéristiques principales : l’Universalité et l’Unité. Tous les êtres humains la possèdent et ils la possèdent toute.
- Bien sûr, nous n’utilisons pas toujours notre raison aussi bien que nous le devrions : cette question est d’emblée d’ordre moral. Pour Descartes ce qui distingue un homme raisonnable d’un autre déraisonnable, ce n’est pas la possession ou non de cette faculté (elle est universelle), c’est le fait de l’utiliser effectivement ou non, et d’autre part le fait d’être instruit ou non d’une méthode nécessaire pour bien conduire ses pensées (c’est la méthode mathématique, pour l’essentiel : cf. le fameux Discours de la méthode du même Descartes).
- Qu'est-ce qui serait "dogmatique" dans cette conception cartésienne de la raison ? La raison – entendue dans son sens strictement logique et mathématique, en plus – serait non seulement la reine des facultés (bien supérieure à l’imagination notamment) mais elle nous permettrait d’appréhender le réel « lui-même », sans reste. Or cette affirmation ressemble étrangement à une croyance ou tout au moins à un postulat. En effet une faculté aussi parfaite n’a pu échoir à l’homme que par les bons soins d’un Être lui-même parfait, à la fois infiniment intelligent et réel, le Créateur (Dieu). Ce qui est « dogmatique » (= se prétend évident et indiscutable), c’est justement 1) le fait de postuler l’existence même et l’unité de la raison dans l’homme, comme faisant partie de son essence, sans imaginer qu’elle puisse être le résultat d’une formation individuelle, biologique autant que sociale, lente et imparfaite, plus ou moins aléatoire en fonction de multiples facteurs autres que la fameuse « méthode ». Et c’est 2) le fait d’attribuer à la raison le pouvoir exclusif de connaître au détriment de l’expérience (la thèse adverse se nomme l’empirisme), et 3) le fait de considérer que la raison puisse rendre compte de l’être en tant que tel.
c) La raison critique des Lumières
Or ces prétentions de la Raison doivent être relativisées, on doit abandonner les prétentions à une connaissance absolue, donc relativiser les pouvoirs de la raison, sans pour autant perdre de vue la dimension universelle de ses principes. Ce travail critique sur la raison est l’œuvre de E. Kant dans sa Critique de la Raison Pure. « Critique » s’oppose à « dogmatique » en ce sens que la Raison doit être capable d’apercevoir ses propres limites. S’agissant de savoir si l’on peut connaître le Réel, Kant fait une série de distinctions capitales.
- Il faut distinguer la réalité « en soi » (les « noumènes ») et ce que nous pouvons en apercevoir effectivement (les « phénomènes »), d’abord par l’intermédiaire de nos sens ; même après le travail de conceptualisation et d’abstraction, jamais l’esprit ne peut prétendre cerner l’Être d’une chose, d’abord parce que l’Être ne se donne pas à connaître, ce n’est pas une « qualité ». On ne peut pas tout connaître et on ne peut pas tout expliquer. Il y a au moins une question « pourquoi » qui restera sans réponse, c’est la question « pourquoi l’existence ? » justement. La question que croyait pouvoir résoudre Leibniz au 17è : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » ne saurait obtenir aucune réponse rationnelle (mais Kant admet qu’elle trouve une réponse religieuse). De la même manière, à titre individuel, personne ne peut répondre à la question « pourquoi j’existe ». Nul n’est dans le secret ou les désirs du créateur.
- Il faut distinguer ensuite la Raison pure, qui est proprement la faculté des Principes, c’est-à-dire une capacité de saisir et de formuler des règles universelles, et l’entendement ou l’« intelligence » à proprement parler qui est la faculté des Concepts, capacité de conceptualiser (percevoir des relations à partir des données de l’expérience, savoir définir, distinguer, qualifier les choses…), et donc de connaître. Mais cette faculté est humainement limitée, d'abord parce que cette faculté ne peut rien sans s'appuyer sur les données de l'expérience sensible (perception, observation, etc.) : il faut bien une donnée concrète pour pouvoir "abstraire" quelque chose en général. Bref il n’y a pas, il ne peut y avoir de connaissance absolue.
- Il faut distinguer enfin la Raison théorique, qui prétend connaître la nature, et la Raison pratique, qui prétend former les règles et les principes de la conduite humaine. Toutes deux prétendent légitimement à une forme d’universalité, mais elles ne procèdent pas de la même manière et ne s’appliquent pas aux mêmes objets. Cette opposition recoupe la distinction plus commune entre le rationnel et le raisonnable, écrasée sous la notion cartésienne du « bon sens »… Cette distinction est nécessaire car évidemment tout ce qui est rationnel (théoriquement, logiquement) n'est pas forcément raisonnable (pratiquement, éthiquement).
d) La raison dialectique ou historique
Hegel réunit dialectiquement tout ce que Kant a séparé formellement… La grande découverte des philosophies du 19è siècle, en général, est la dimension intrinsèquement historique (et certainement plus « naturelle ») de la Raison. La Raison se réalise avec le temps, et même à travers l’Histoire.
- Hegel ré-unit donc la Raison et le Réel grâce à l’Histoire comprise comme processus logique. « Tout ce qui est rationnel est réel » et « tout ce qui est réel est rationnel » selon Hegel : mais cette double proposition n’est vraie qu’au terme d’un processus, un devenir. La Raison est historique parce que la Raison se réalise à travers l’Histoire et la Culture : elle devient alors effectivement universelle.
- Hegel réunit du même coup le rationnel et l’irrationnel : il y a bien un Savoir absolu, car au moins en droit rien n’échappe au processus rationnel, ce qui n’est pas ou ne paraît pas rationnel le devient ou nous apparaît comme tel peu à peu… Même la violence, même les guerres dans l’Histoire se justifient car elles réalisent, à notre insu, une Idée universelle (la paix, la liberté).
- Enfin Hegel ré-unit le théorique et le pratique, la connaissance et l’action dans la reconnaissance : le « sujet » humain est identiquement pensant et agissant, il n’est lui-même et ne se connaît lui-même qu’à travers l’altérité.
Friedrich Hegel : « Le trésor de raison consciente d'elle-même qui nous appartient, qui appartient à l'époque contemporaine, ne s'est pas produit de manière immédiate, n'est pas sorti du sol du temps présent, mais pour lui c'est essentiellement un héritage, plus précisément le résultat du travail et, à vrai dire, du travail de toutes les générations antérieures du genre humain. De même que les arts de la vie extérieure, la quantité de moyens et procédés habiles, les dispositions et les habitudes de la vie sociale et politique sont un résultat de la réflexion, de l'invention, des besoins, de la nécessité et du malheur, de la volonté et de la réalisation de l'histoire qui précède notre époque, de même ce que nous sommes en fait de sciences et plus particulièrement de philosophie nous le devons à la tradition qui enlace tout ce qui est passager et qui est par suite passé, pareille à une chaîne sacrée, (...) et qui nous a conservé et transmis tout ce qu'a créé le temps passé. Or, cette tradition n'est pas seulement une ménagère qui se contente de garder fidèlement ce qu'elle a reçu et le transmet sans changement aux successeurs ; elle n'est pas une immobile statue de pierre, mais elle est vivante et grossit comme un fleuve puissant qui s'amplifie à mesure qu'il s'éloigne de sa source. » (Phénoménologie de l’esprit)
e) La raison « communicationnelle » des philosophes-sociologues
L’époque contemporaine fait droit à une forme de rationalité qui, sans être nouvelle, n’avait jamais été exploitée à sa juste valeur : certains la nomment « raison dialogique » (Francis Jacques), d’autres « raison communicationnelle » (Jürgen Habermas, sociologue et philosophe allemand), etc. Dans tous les cas on conteste un usage globalement dogmatique de la raison, dans toute la tradition philosophique, un usage qualifié de « monologique » quasi-délirant. Monologique, car fondé sur une surestimation de la conscience individuelle, de la réflexion personnelle et du style philosophique spéculatif qui en découle, au détriment de la discussion et de la recherche systématique du consensus - ce qui devrait être, notamment pour Habermas, la finalité principale de toute réflexion rationnelle et de tout « agir communicationnel » comme il le dit. L’usage de la raison est nécessairement social et interactif. Habermas défend l'idée d'une "raison communicationnelle" qu'il oppose à la raison purement "instrumentale". La première vise d'abord l’intercompréhension entre les humains, notamment par le dialogue, tandis que la seconde vise la maîtrise des objets. Ce qu’il appelle l’« agir communicationnel » est un processus rationnel prenant trois formes : la vérité objective, la justesse normative (la justice), la sincérité subjective. Ce sont les trois ingrédients nécessaires d’une « éthique de la discussion » qui, comme il se doit, ne sépare jamais la rationalité de la pratique du langage.
dm
