Les origines de la violence

 


1) L’agressivité selon la psychanalyse

a) Une agressivité naturelle ? Chez les animaux, compétition, rivalité, et soumission auraient pour fonction d’assurer les meilleures chances de survie à l’espèce en sélectionnant les individus les plus forts, répartir les  groupes sur des territoires suffisants, déterminer éventuellement des hiérarchies de dominance à l’intérieur de groupes sociaux stables. Les éthologues ajoutent que chez les animaux cet instinct d’agression est contrôlé et réglé par des mécanismes inhibiteurs (stabilisants) qui détournent ou neutralisent ses effets afin que l’agression ne produise pas de ravages à l’intérieur de l’espèce. L’animal menace, ritualise, fait des démonstrations plus qu’il ne tue. Comme lui, l’homme serait naturellement agressif, mais au fur et à mesure de l’évolution sociale et technologique, il aurait lui-même produit les conditions qui déséquilibrent de plus en plus son instinct d’agression ainsi que ses mécanismes inhibiteurs.  ­­— Mais ce dernier argument paraît trop faible pour expliquer la spécificité de l’agressivité humaine.

b) Un noyau de haine. C’est un véritable noyau de haine que Freud discerne au cœur même de l’homme. A la différence de Spinoza, pour qui la haine est un phénomène causé extérieurement, tout à l’opposé de la puissance et de la positivité du désir, pour Freud la haine se situe donc au cœur et c’est plutôt le désir qui n’existe qu’aliéné au désir de l’autre... Pour bien comprendre la position de Freud, il faut passer outre un certain langage “vitaliste” utilisé par lui, référer ce qu’il appelle l’instinct ou le besoin d’agression à la pulsion, et expliquer la pulsion par le désir. « L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. (...) L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. “Homo homini lupus” : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ? [L’agressivité s’exprime par une défense, ou une attaque réfléchie, ou de façon spontanée s’il n’y a aucun frein.] Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine. » (Malaise dans la culture)

c) Agressivité et pulsion. La différence entre la notion d’instinct et celle de pulsion (uniquement retenue aujourd’hui, du moins par la psychanalyse), c’est le caractère “subjectif” de la pulsion, et le fait qu’elle dérive du désir spécifiquement humain. Freud distingue deux pulsions fondamentales : l’Éros et la pulsion de destruction. « Le but de l’Éros est d’établir de toujours plus grandes unités, donc de conserver : c’est la liaison. Le but de l’autre pulsion, au contraire, c’est de briser les rapports, donc de détruire les choses. Il nous est permis de penser de la pulsion de destruction que son but final est de ramener ce qui vit à l’état inorganique et c’est pourquoi nous l’appelons aussi pulsion de mort. (...) une pulsion tend à restaurer un état antérieur. (...) Aussi longtemps que cette pulsion agit intérieurement en tant que pulsion de mort, elle reste muette, et elle ne se manifeste à nous qu’au moment où, en tant que pulsion de destruction, elle se tourne vers l’extérieur. » (Trois essais sur la théorie de la sexualité)

d) Distinction des pulsions. Freud analyse explicitement la pulsion de destruction comme la phase 2 d’un processus pulsionnel, répétitif et mortel, dont la phase 1 serait donc la pulsion de mort liée cette fois au masochisme primaire. 1° Tout d’abord, le masochisme ou tendance pulsionnelle au retour à l’inanimé se manifeste violemment comme intention d’agression, sur fond d’un imaginaire de dislocation corporelle. La cause en est la représentation du corps morcelé qui est propre à l’enfant avant notamment le “stade du miroir”. Les effets imaginaires et fantasmatiques en sont des images de castration, de mutilation, de démembrement, de dislocation, d’éventrement, de dévoration, d’éclatement du corps, etc. Pour des enfants entre 2 et 5 ans, arracher la tête et crever le ventre sont des thèmes spontanés de leur imagination. 2° Vient ensuite une phase d’identification, d’abord à sa propre image dans le miroir, (moi idéal), puis à un autre, un frère : c’est le complexe d’intrusion où l’autre apparaît comme un gêneur, un intrus, un indésirable. Il est indésirable précisément parce qu’il met en cause ma relation privilégié à l’objet du désir (la mère), qu’il va falloir partager. 3° Puis l’on distingue une identification “secondaire” à un Autre, représentant de tous les “petits” autres, symbolisant la nécessité de les accepter et l’abandon partiel du premier objet mythique du désir. C’est la fonction pacifiante, non plus du moi-idéal, mais de l’idéal-du-moi, qui s‘accompagne d’une normalisation culturelle liée à l’image du père. — La charge de violence et d’agressivité de cette 2è identification est fonction de la plus ou moins grande confusion qui s’établit entre l’idéal-du-moi, qui est là pour éduquer, faire parler et s’exprimer, et sa version répressive et sadique qu’est le surmoi, qui demande essentiellement l’obéissance.

 

2) Les antagonismes sociaux

a) La guerre de tous contre tous. Les antagonismes, c’est-à-dire les rivalités et les conflits sociaux n’ont pas d’autre origine que l’agressivité dont nous avons parlé, dont toute violence sociale découle. Au départ, se trouve le même phénomène du désir et de l’impossible partage. Hobbes est celui qui a le mieux théorisé cela : « Si deux hommes désirent la même chose alors qu’il n’est pas possible qu’ils en jouissent tous les deux, ils deviennent ennemis : et dans leur poursuite de cette fin (...), chacun s’efforce de détruire ou de dominer l’autre. (...) Du fait de cette défiance de l’un à l’égard de l’autre, il n’existe pour nul homme aucun moyen de se garantir qui soit aussi raisonnable que le fait de prendre les devants, autrement dit, de se rendre maître, par la violence ou par la ruse, de la personne de tous les hommes pour lesquels cela est possible, jusqu’à ce qu’il n’aperçoive plus d’autre puissance assez forte pour le mettre en danger. » (Léviathan) 

Selon Sartre, l’on peut référer toute violence humaine à un phénomène économique, véritable donnée de base de notre existence historique, qui est la rareté. La rareté ou la pénurie peuvent bien être effacées réellement (du moins pour une partie de l’humanité), son sentiment intériorisé n’en subsiste pas moins sous forme d’angoisse, source fondamentale de toute violence. Là encore, l’Autre est d’abord, en puissance du moins, celui qui peut me voler mes biens disponibles.

b) Le désir de reconnaissance. Ainsi il existe un droit naturel, ou un droit de la nature, qui, comme le dit Hegel « est la puissance et ce qui qui donne validité à la violence », de même que tout “état de nature” se définit comme état d’exercice-actif-de-la-violence et d’injustice, dont le plus vrai qu’on puisse dire est qu’il faut y échapper. Apparemment, pourtant, la violence ne peut qu’engendrer la violence car « l’homme ne peut se réaliser et se révéler pleinement, c’est-à-dire se satisfaire définitivement, que par la réalisation d’une Reconnaissance universelle. Or si, d’autre part, il y a une pluralité de ces désirs de Reconnaissance universelle, il est évident que l’action qui naît de ces Désirs ne peut être — du moins de prime abord — rien d’autre que la Lutte pour la vie et la mort. Une lutte, puisque chacun voudra soumettre l’autre, tous les autres, par une action négatrice, destructrice. » (A. Kojève, interprétant la pensée de Hegel.)

c) Le passage au droit. On échappe paradoxalement à cette loi de la violence, au moment où l’exercice de la puissance cherche à se faire reconnaître en droit. Ainsi, « celui qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : “ceci est à moi”, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile » (Rousseau). C’est une manière d’asseoir le droit sur le fait. Hegel souligne également ce passage de la nature à la culture via le désir de reconnaissance : « La lutte pour la reconnaissance et la soumission à un maître est le phénomène d’où est sortie la vie sociale des hommes, en tant que commencement des Etats. La violence qui est le fond de ce phénomène n’est point pour cela fondement du droit quoique ce soit le moment nécessaire et légitime dans le passage de l’état où la conscience de soi est plongée dans le désir de l’individualité, à l’état de la générale conscience de soi. C’est là le commencement extérieur ou phénoménal des États, mais non leur principe substantiel. » (Hegel veut dire que ce qui est à l’origine d’un phénomène n’en est pas forcément le principe ou l’essence.)

d) La lutte des classes. Marx interprète en termes de “lutte des classes” — d’un point de vue social et matérialiste donc — la “lutte des consciences” dont parlait, de façon encore évidemment très idéaliste Hegel. « L’histoire de toute la société jusqu’à nos jours s’est déroulée en antagonismes de classes qui ont pris des formes différentes, selon les époques. Pourtant (...) un fait est commun à tous les siècles passés : l’exploitation d’une partie de la société par l’autre » (Marx). Qui dit exploitation dit naturellement violence, mais il faut relever la différence avec le point de vue de Hobbes : ce n’est plus la guerre (anarchique) de tous contre tous, mais un conflit (dialectique) entre deux ennemis, la bourgeoisie et le prolétariat, le second devant renverser le premier actuellement dominant. 

e) Les inégalités sociales. Sans forcément tenir compte du point de vue globalement historique et prophétique de Marx, l’on peut chercher objectivement (point de vue de la sociologie) les causes de la violence du côté des conditions de la vie sociale. Ce que l’on fait par exemple quand on impute la violence à l’inégalité économique, à l’oppression politique, et plus concrètement aux conditions de la vie urbaine, aux phénomènes d'exclusion et de marginalisations en tous genres.

dm