L'âme et le corps et le problème de leur union. L'esprit existe-t-il ?

 


Le problème peut être illustré de la manière suivante. Lorsque je me brûle un doigt, je ressens une douleur vive, je sais qu’elle est physique et bien réelle ; lorsque j’ai une peine de cœur, je ressens une « douleur » de l’âme, qui n’est plus physique mais psychique, et pas moins réelle ; lorsque je m’ennuie en assistant à une conférence, j’éprouve une sorte de « souffrance » intellectuelle. Ces trois sortes de douleurs sont-elles comparables d’une manière ou d’une autre ? sont-elles les trois variantes plus ou moins subtiles d’une même insatisfaction, d’un même manque, ou bien sont-elles radicalement différentes ? Autrement dit l’intellect, l’esprit, est-il une réalité autonome ou bien un simple prolongement (neuronal, nerveux, donc physiologique) de ce qu’éprouve le corps ? Faut-il parler d’une « union » de l’âme et du corps, au sein d’une 3è substance ? Ou bien encore devons-nous parler plutôt d’une sorte de « fusion », d’un « ressenti » aussi bien corporel que mental qui définirait la « subjectivité » ?

 

1) Le point de vue des neurosciences (l’esprit comme… matière cérébrale)

Neurosciences : ensemble des sciences qui étudient le système nerveux, en particulier la neuropsychologie qui établit les relations entre l’activité mentale (les « fonctions » dites supérieures) et la structure du cerveau.

La thèse des neurosciences consiste généralement à réduire toute pensée à une activité du cerveau, soit une matière organique soumise à un ensemble de réactions chimiques.

1°/ La pensée n’est qu’une fonction de cet organe qu’est le cerveau.

2°/ L’esprit humain appartient au domaine de la nature et donc se plie à ses lois ; la conscience ne serait que l’émergence d’un fonctionnement neurophysiologique très complexe.

3°/ L’esprit humain pourrait alors être pensé sur le modèle d’une machine hypersophistiquée aux combinaisons complexes : si l’ordinateur peut battre l’homme au jeu d’échecs, n’est-ce pas la preuve que les deux fonctionnent de la même façon ?

Mais si l'esprit n'était que matière sophistiquée, activité neurologique, il chercherait uniquement à augmenter son propre rendement, comme une machine, il ne perdrait pas de temps en questionnements sur le « sens » des choses. Les questions sur le sens, le « pourquoi », et le choix face à ce que je suis, ces questions restent entières. Ce ne sont pas des questions purement intellectuelles ; elles ont aussi une cause affective. Si nous n’étions pas aussi des êtres de chair, des êtres souffrants, il est sûr que les questions métaphysiques ne se poseraient pas.

 

2) Le spiritualisme psychologique (l’esprit comme intériorité) selon Bergson

Face à la montée des thèses scientifiques matérialistes, Bergson au début du 20è siècle affirme l'existence de l'âme ou de l'esprit, comme étant une réalité distincte du cerveau. Bien sûr il ne nie pas le rôle de ce dernier. "L'activité cérébrale est à l'activité mentale ce que les mouvements du bâton du chef d'orchestre sont à la symphonie. La symphonie dépasse de tous côtés les mouvements qui la scande ; la vie de l'esprit déborde de même la vie cérébrale." (Bergson, « L'âme et le corps »). Bergson admet qu'il y a une "relation" entre le cérébral et le mental, mais relation ou solidarité ne veut pas dire "équivalence" ou identité (cf. texte ci-dessous). Le cerveau a pour fonction de maintenir notre attention fixée sur la réalité extérieure, la vie active. Par exemple, dans son rapport à la mémoire, le cerveau sélectionne uniquement ce qui est utile et oublie le reste. MAIS il existe une autre mémoire, justement, et donc une autre forme de "mental", qui renvoie au subconscient et donc à la vie intérieure. Ce que Bergson appelle l'esprit ou l'âme n'est rien d'autre que cette vie intérieure qui n'a pas du tout les mêmes buts ni la même logique que la vie active.

Bergson, « L'âme et le corps », 1912, in L'énergie spirituelle : « Que nous dit en effet l'expérience ? Elle nous montre que la vie de l'âme ou si vous aimez mieux la vie de la conscience, est liée à la vie du corps, qu'il y a solidarité entre elles, et rien de plus. Mais ce point n'a jamais été contesté par personne, et il y a loin de là à soutenir que le cérébral est l'équivalent du mental, qu'on pourrait lire dans un cerveau tout ce qui se passe dans la conscience correspondante. Un vêtement est solidaire du clou auquel il est accroché, il tombe si on l'arrache du clou, il oscille si le clou remue, il se troue, il se déchire si la tête du clou est trop pointue, il ne s'ensuit pas que chaque détail du clou corresponde à un détail du vêtement, ni que le clou soit l'équivalent du vêtement, encore moins s'ensuit-il que le clou et le vêtement soient la même chose. Ainsi la conscience est incontestablement accrochée à un cerveau, mais il ne résulte nullement de là que le cerveau dessine tout le détail de la conscience, ni que la conscience soit une fonction du cerveau. Tout ce que l'observation, l'expérience, et par conséquent la science nous permet d'affirmer c'est l'existence d'une certaine relation entre le cerveau et la conscience. » 

 

3) L’« union » de l’âme et du corps selon Descartes

La conception de l’homme comme composé d’âme et de corps est partagée par de très nombreux philosophes, qu’il s’agisse de Platon : « Ce qui nous constitue, n’est-ce pas d’une part un corps, et d’autre part une âme ? » (Phédon) ou de Descartes pour qui l’homme est « une seule et unique personne qui a ensemble un corps et une âme » (Lettre à Élisabeth du 23 juin 1645). 

Une telle union corps/esprit est substantielle et naturelle dans la mesure où elle crée et permet l’avènement d’actes typiquement humains (donc constitutifs de son essence), comme par exemple le langage, qui peut d’une manière très simple se définir comme l’expression corporelle de la pensée. Ainsi Descartes écrit : « Le langage est l’unique signe et la seule marque assurée de la pensée cachée et renfermée dans le corps » (Lettre au marquis de Newcastle d’août 1645). L’union du corps et de l’esprit est telle que le corps en arrive à l’exprimer, à en être le signe.

Or Descartes est dualiste : en théorie il distingue seulement deux substances, la pensée et l’étendue. Mais en pratique, et lorsque l’on observe l’homme, l'on doit bien admettre que l'homme est un tout. « La nature n’enseigne pas ces sentiments que je ne serais pas seulement logé dans mon corps ainsi qu’un pilote en son navire [autrement dit que l’âme commande au corps sans lui être liée, de façon extérieure] mais que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé que je compose comme un seul tout avec lui » (Descartes, Méditations métaphysiques, VI). 

Cela ne veut pas dire que l’âme soit de même nature que le corps, simplement elle se joint au corps pour composer un tout, une unité qui est vécue « en moi », dans ma vie concrète d’homme, et notamment sur le mode des passions (en mode pathétique - du grec pathos). Entre le matériel et l'esprit vient donc se loger la sensibilité, les émotions, les passions. Les passions prouvent la relation intime, et donc selon Descartes l'union, de l'âme et du corps. L'homme se définit par cette union. C'est ce qu'on peut appeler la « réalité humaine ». Les passions renvoient à la vie, et la vie, en tant qu’éprouvée subjectivement, ne représente-t-elle pas la meilleure synthèse de l'âme et du corps ? Des philosophes contemporains, comme Michel Henry, soulignent le fait que la vie et la pensée, en l'homme, sont une seule même chose. 

Mais pour comprendre ce point de vue, il vaut mieux parler de subjectivité, de fusion, au-delà même de cette notion vieillie et décidément trop problématique de « substance ».

 

4) La « fusion » de l’âme et du corps (le « corps propre » comme subjectivité et esprit)

On pourrait ici avoir recours à l’argument du « corps propre » qu’a développé la phénoménologie, où les relations entretenues par le corps et l’esprit excèdent l’union pour une sorte de transsubstantiation. 

En effet, les phénoménologues pensent l’homme non plus comme strict composé d’esprit et de corps, car esprit et corps pour eux se confondent dans le corps propre qu’est le sujet humain, mais comme fusion des deux, au point qu’il n’y a plus de distinction bien nette entre les deux, et par là même plus vraiment de réelles relations. 

L’homme est corps propre, et sa rationalité, sa conscience, tendent à se confondre avec le pathétique, le vécu. Ainsi Maine de Biran (18è) explique-t-il que la conscience provient d’une aperception primitive due à l’effort et à la résistance organique face au vouloir, la conscience se confondant alors pour lui totalement avec notre vécu pathétique : « J’agis, je commande le mouvement du corps, donc je suis non pas un je abstrait [référence au cogito ergo sum cartésien] mais une personne : je coexiste, moi voulant, au corps sentant et mobile.» (Essai sur les fondements de la psychologie et sur ses rapports avec l'étude de la nature, 1812).

Le corps propre annule donc la coupure ontologique existant entre l’esprit et le corps. Il n’y a pas de séparation de l’esprit et du corps dans la mesure où « je ne suis pas devant mon corps, je suis dans mon corps, je suis plutôt mon corps », écrit Merleau-Ponty (20è) dans la Phénoménologie de la perception. Ou encore dans la mesure où « j’existe mon corps », comme dirait Sartre (20è) dans L’être et le néant

Il ne s’agirait donc plus de penser le corps, de l’objectiver (dans ce cas il ne m’appartiendrait plus), mais de considérer le corps comme pensant (voire comme parlant et jouissant, à travers ses symptômes : point de vue de la psychanalyse). Le corps aussi est sujet, il y a une subjectivité corporelle. Le corps étant considéré comme un sujet, il n’est plus le serviteur de l’esprit, il devient un sujet de droit et non une chose, ou un « bien » que l’on possède, ce qui ouvre à des visées éthiques intéressantes. 

Cela n’invalide pas pour autant, pas nécessairement, l’existence de l’« esprit » en tant que tel…

 

5) L'esprit existe-t-il ? Conscience, langage et "transcendance" (l’esprit comme extériorité ou altérité)

Pour revenir sur les thèses matérialistes qui réduisent l’esprit à l’activité du cerveau, ou qui le comparent à l’activité d’une machine, insistons sur le fait qu’il manque à la machine une fonction essentielle à l'esprit, laquelle n'est peut-être pas seulement une fonction : la conscience. La conscience comme fonction de synthèse des représentations et donc représentation du "je", mais aussi comme vécu subjectif et comme mémoire (thèse de Bergson). Même si la conscience n’est que le résultat de la complexité des structures du cerveau humain, ne produit-elle pas une différence de nature et non plus seulement de degré entre l’homme et les autres vivants, ou les machines perfectionnées, à partir du moment où elle impose une distance par rapport à soi, où elle ouvre une transcendance ? N'est-ce pas cela qu'on est en droit d'appeler "esprit" ?

La faiblesse d’une thèse spiritualiste comme celle de Bergson est celle de toutes les philosophies qui font de la conscience une intériorité et non une relation-au-monde. D’une part elles laissent inexpliquée la subjectivité du « corps propre » (nous avons essayé d’en rendre compte au § précédent), d’autre part elles ne rendent pas compte correctement de l’esprit comme transcendance et comme extériorité. Or comme l'affirment les existentialistes, la conscience est bien d’abord une relation au monde, une transcendance. "Transcendance" n'exprime pas spécialement quelque chose d'immatériel... Cela exprime surtout l'au-delà de moi-même, c'est-à-dire tout ce qui me dépasse et avec quoi je suis néanmoins en relation. En ce sens, par exemple, autrui est transcendant. Tout ce qui provient d'autrui, d'une certaine façon, est spirituel : ce qu'autrui m'offre peut bien être matériel, mais dans ce don, l’intention est toujours signifiante ; la générosité même est spirituelle ! Si j'appelle « esprit » cette sorte de légèreté, de grâce, de bonheur qui préside parfois à mon rapport aux autres, il serait bien difficile de situer cette activité de la conscience dans un lobe particulier du cerveau ! L’esprit est donc relation, transcendance, en un mot : altérité.

Par ailleurs il faut analyser l’influence déterminante du langage, sur l’existence même, et sur l’esprit. L’esprit serait une relation avec l’Autre – d’abord unilatérale – au sein de la culture, de la société, par l’entremise du langage. Certes le langage, lui aussi, est lié à des conditions matérielles et corporelles (cerveau, parole, audition, etc.), comme le signalait Descartes, mais son surgissement dans mon existence individuelle et matérielle, est toujours le fait de l’Autre d’abord, dépendant de son bon vouloir. Et ne relevant d’aucune causalité matérielle. La parole qui s’adresse à moi la première fois est inanticipable, imprévue, miraculeuse. Pur don de l’Autre. Spirituelle, en ce sens. Tout comme le don de la vie…

Donc oui, indéniablement l’esprit ex-siste - sans renier le corps lui-même considéré comme altérité : le corps de l’autre représentera toujours pour moi le lieu de la plus grande altérité -, il se confond même avec l’existence dont il est un parfait synonyme, en tant que relation à l’Autre, et d’abord en tant que don de l’Autre (parole, langage). 

Esprit et matière forment donc bien une seule et même réalitéhumaine – qui n’a rien de « substantielle » (faisant s’évanouir le problème de la dualité des substances et aussi celui de leur union), mais que nous qualifierons plutôt d’événementielle en raison de son lien constitutif avec l’Autre – auquel nous devons, de toute façon, l’existence et la vie.

dm