1) L’étatisme et les perversions de l’Etat : terreur, despotisme, paternalisme
Le point de vue qui consacre la priorité de l’Etat en tout et sur tout peut être appelé “étatisme”. Le premier théoricien en fut sans doute Machiavel, lequel proclame que “la fin justifie les moyens” : mais c’est bien des fins de l’Etat qu’il s’agit, non de celles d’un quelconque tyran. La politique est définie dans Le Prince comme l’institution de l’Etat, ou l’art permanent de conquérir et conserver le pouvoir : « le point est de se maintenir dans son autorité ; les moyens, quels qu’il soient, paraîtront toujours honorables, et seront loués de chacun. »
L’Étatisme est l’idéologie qui énonce que l’Etat a toujours raison : d’où l’expression de “raison d’Etat”, qui autorise en fait bien des abus de pouvoir. Peut-être est-il dans la nature de l’Etat d’être tyrannique si on le considère en tant que pure légitimation (juridique, institutionnelle) du pouvoir, et sans lui ajouter ce « mode d’emploi » nécessaire qu’est la démocratie… Le maintien de l’ordre public est bien souvent le prétexte avancé par les Etats autoritaires (quand ils n’inventent pas des « complots », internes ou externes) pour exercer la terreur policière. Qui ne se rallierait à cette condamnation du despotisme par Rousseau : « On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile. (...) On vit tranquille aussi dans les cachots ; en est-ce assez pour s’y trouver bien ? »
Ce qui n’empêche pas le même Rousseau de promouvoir une conception intransigeante et plutôt « musclée » du pouvoir républicain, une sorte de despotisme révolutionnaire connu sous le nom de « Terreur » que le Révolutionnaire Robespierre justifie en ces termes : « La terreur n’est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible ; elle est donc une émanation de la vertu (...). Le gouvernement de la révolution est le despotisme de la liberté contre la tyrannie ». Et en effet Rousseau ne disait-il pas qu’on “forcerait” les citoyens à être libres, s’il le fallait ?
On compte encore parmi les perversions de l’Etat la tendance naturelle de celui-ci au “paternalisme”, qui revient au pire des despotismes. Kant : « Un gouvernement qui serait fondé sur le principe de la bienveillance envers le peuple, tel celui du père envers ses enfants, c’est-à-dire un gouvernement paternel (...) — un tel gouvernement, dis-je, est le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir ». Alexis de Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique (1840) renchérit : « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; (...) il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige, il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître, il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »
2) Les critiques de l’Etat
a) Le marxisme. La première vraie critique de l’Etat émane du marxisme. Pour Marx et Engels, l’Etat est l’enjeu de la classe au pouvoir, il en est l’instrument, il reflète les conflits de classes et l’ordre économique établi en l’occurrence par la bourgeoisie. Engels (19è) : « L’Etat est né du besoin de réfréner des oppositions de classes, mais comme il est né, en même temps, au milieu du conflit de ces classes, il est, dans la règle, l’Etat de la classe la plus puissante, de celle qui domine au point de vue économique et qui, grâce à lui, devient aussi la classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour mater et exploiter la classe opprimée. » Mais avec la disparition des classes disparaîtra définitivement l’Etat… selon Marx et Engels. Or comme on le sait, la révolution bolchevique n’a en rien fait disparaître l’Etat, pas même les classes, tout simplement parce que la phase dite de “dictature du prolétariat”, qui devait être transitoire, et qui consistait pour le Parti unique à se servir de l’Etat comme d’un outil pour instaurer un ordre nouveau, cette phase n’a en réalité jamais évolué vers le “communisme” intégral rêvé par Marx et Engels. Comme le remarque Paul Ricœur, « toujours le souverain tend à escroquer la souveraineté : c’est le mal politique essentiel. (...) Malheureusement Marx n’a pas vu le caractère autonome de cette contradiction. »
b) L’anarchisme. Abolir l’Etat, tel est le vœu des théoriciens anarchistes, comme Proudhon ou Bakounine. L’un et l’autre furent en conflit avec Marx. Ils envisagent, en effet, le rejet pur et simple de I’Etat et une reconstruction de la société de manière extra-étatique, alors que Marx parle de dépérissement progressif de l’Etat. L’organisation étatique met en péril la liberté humaine, selon Proudhon. Bakounine : « l’État, c’est l’autel de la religion politique sur lequel la société naturelle est toujours immolée : une universalité dévorante, vivant de sacrifices humains (...) Nous n’admettons pas, même comme transition révolutionnaire, ni les Conventions nationales, ni les Assemblées constituantes, ni les gouvernements provisoires, ni les dictatures soi-disant révolutionnaires; parce que nous sommes convaincus que la révolution n’est sincère, honnête et réelle que dans les masses, et que, lorsqu’elle se trouve concentrée entre les mains de quelques individus gouvernants, elle devient inévitablement et immédiatement la réaction. »
3) Des contradictions internes
Sans prétendre que la réponse qu’il apporte soit la bonne, il est clair que la question soulevée par l’anarchisme est pertinente : c’est celle - essentielle car elle conduit à penser non seulement le pouvoir mais la démocratie - de la validité de toute “représentation” politique. Quiconque, fût-ce l’Etat, est-il est fondé à représenter le peuple sans trahir celui-ci ? N’y a -t-il pas une contradiction inhérente à la politique elle-même ? L’essence de tout pouvoir n’est-elle pas la tyrannie ? Tout gouvernant usant du pouvoir ne tend-il pas naturellement à en abuser ? Tout gouverné ne tend-il pas, dans la mesure où il courbe l’échine, à la courber toujours plus ? Etienne de La Boétie (16è), dans son célèbre Discours de la servitude volontaire, écrit : « Chose vraiment surprenante (et pourtant si commune, qu’il faut plutôt en gémir que s’en étonner)! c’est de voir des millions de millions d’hommes, misérablement asservis, et soumis tête baissée, à un joug déplorable, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et, pour ainsi dire, ensorcelés par le seul nom d’un , qu’ils ne devraient redouter, puisqu’il est seul , ni chérir, puisqu’il est, envers eux tous, inhumain et cruel. Telle est pourtant la faiblesse des hommes ! »
Les hommes aiment être dominés parce qu’ils s’identifient à leur chef, soutient à son tour Freud. Mais qui est le tyran ? Ce n’est pas un chef particulier, c’est le pouvoir lui-même. Si l’homme n’avait pas la faiblesse d’aimer le pouvoir, il n’admirerait pas tant le pouvoir chez ceux-là même qui le dominent.
On ne sort pas d’une contradiction fondamentale tant que l’on considère l’Etat en lui-même, car on y découvre alors la présence sous-jacente d’une volonté de puissance illimitée. Mais si c’est la tendance (narcissique, au fond) de l’homme de se soumettre à un tel Léviathan (monstre marin à plusieurs têtes, dans la Bible, image que reprend Hobbes), à un tel maître, ce désir ne peut-il pas être analysé et changé en véritable engagement politique fait de participation réelle ? Il faut alors contrebalancer l’Etat par ce sujet sans lequel il n’est rien, n’a aucune existence ni justification : le Citoyen lui-même. Le concept d’Etat n’est pas séparable de celui de citoyen : c’est le problème de la démocratie.
dm
